Depuis plusieurs mois, la France est entrée dans une crise politique. En 2022, Macron a été réélu non par adhésion à sa politique, mais par peur de voir Marine Le Pen au pouvoir. Il a joué la carte de la mascarade du « front républicain », du « moi ou les extrêmes et le chaos ». Les élections législatives qui ont suivi quelques semaines plus tard n’ont pas permis à Macron d’obtenir la majorité dont il avait besoin pour gouverner. Le gouvernement d’Élisabeth Borne a dû se servir non moins de 19 fois du 49.3, notamment pour la très contestée réforme des retraites. Pour sortir de cette situation, Macron a opté pour la dissolution de l’Assemblée nationale.
Lors de la campagne des législatives, Macron a rejoué la même carte en tentant d’instiller la peur. Mais il n’a réussi qu’à affaiblir davantage sa position. Le « centre » s’érode au profit de l’extrême droite et de la gauche – et particulièrement de LFI. Macron ayant nommé les perdants à la tête de son gouvernement, Barnier et son équipe étaient contraints de démissionner. Bayrou, un autre perdant des législatives a été nommé Premier ministre, mais il va se retrouver à son tour avec les mêmes difficultés que Barnier. C’est en cela que réside ce qu’on appelle la crise politique, qui se traduit par une paralysie des institutions de la république capitaliste. Macron est dans une impasse parlementaire. C’est un énorme problème pour lui et pour son camp et donc, par la force des choses, un avantage considérable non seulement pour ses adversaires politiques à l’Assemblée nationale, mais aussi, du moins potentiellement, pour tous ceux qui luttent contre sa politique de régression sociale. C’est une vérité qui n’est pas comprise par tout le monde. Lorsqu’on entend Fabien Roussel et André Chassaigne, par exemple, s’alarmer du « blocage des institutions » et se déclarer « disponibles » pour aider Macron à sortir de l’impasse dans laquelle il se trouve, ils nous montrent à quel point ils sont empêtrés dans une vision réformiste et institutionnelle de la politique. Soyons clairs : toute tentative de résoudre l’impasse parlementaire, de la part des dirigeants de la gauche et au moyen de leur « disponibilité », ne pourra se solder que par un échec et, pire encore, par une trahison des intérêts fondamentaux de la cause qu’ils prétendent incarner.
Les conséquences économiques possibles de l’instabilité politique
L’impasse institutionnelle a des conséquences sur le plan économique. Depuis quelques semaines, les banques ont augmenté leur taux d’intérêt auprès de l’État français, à plus de 2% et variant selon les échéances de prêt. C’est un taux supérieur à celui de la Grèce, un pays pourtant considéré comme étant nettement moins solide, financièrement, que la France. Le jour même de la nomination de François Bayrou à la tête du gouvernement, l’agence de notation Moody’s a dégradé la note de la France, ce qui risque de faire monter encore plus les taux d’emprunt. L’instabilité politique et budgétaire de l’État français va certainement impacter négativement les perspectives économiques du pays. Les capitalistes français freineront encore plus les investissements. Il en va de même pour les investisseurs étrangers. Les capitalistes cherchent à optimiser leurs profits. L’instabilité sociale et gouvernementale menace la rentabilité du capital. Une contraction de la production ferait augmenter le chômage et accentuer la régression sociale. La croissance économique plongerait davantage et aggraverait les finances de l’État.
Mais avant de jeter la faute de ces perspectives économiques sur la crise politique et les députés qui ont voté la motion de censure, il faut rappeler quelle était la situation économique de la France d’avant. Depuis des décennies, à travers des fluctuations inévitables, le taux de rentabilité du capital est en baisse. C’est un phénomène qui ne concerne pas que la France. Il est mondial. Les crises économiques successives depuis 50 ans sont liées à la diminution de la rentabilité du capital. La croissance mondiale a une tendance à la baisse et peut se traduire par une augmentation de l’endettement public. En France, la hausse de la dette publique a atteint 3159,7 milliards d’euros au premier trimestre de 2024, soit 110,7% du PIB. Ce sont des phénomènes inhérents au fonctionnement de l’économie capitaliste.
La rapacité capitaliste
Le marasme économique mine le niveau de vie des travailleurs. Mais la France se trouve en première place parmi les pays de l’Union européenne en matière en ce qui concerne les dividendes versés aux actionnaires. En 2023, le montant total versé aux actionnaires du CAC40 s’élevait à 63,2 milliards d’euros, soit une hausse de 8,7% depuis 2022. Sur la période 2017-2023, la hausse était de 31% ! Parmi les entreprises qui ont versé le plus, on retrouve Engie qui représente un quart de l’augmentation totale, L’Oréal, Hermès, Vinci Safran ou encore Thales (voir notre article sur le juteux business de l’armement). Selon le gestionnaire d’actif Janus Henderson, l’augmentation du montant des dividendes sera de l’ordre de 3,9% pour 2024.
Cette contradiction entre la situation économique générale et la bonne portance des actionnaires du CAC40 s’explique par le fait qu’une minorité capitaliste concentre toujours plus de capital entre ses mains. Ceux qui n’arrivent pas à les concurrencer sont absorbés. Les grands donneurs d’ordre soumettent et écrasent leurs sous-traitants pour augmenter leurs profits et reverser une part importante de leur profit aux actionnaires, au détriment de leurs salariés et des investissements. Chez les grandes entreprises multinationales, on peut observer de manière flagrante les intérêts antagoniques entre le capital et le travail. Alors que certaines d’entre elles réalisent des profits records, les salaires stagnent. Les augmentations salariales sont inférieures à l’inflation. En 2017, lors de la première élection de Macron, il prétendait pouvoir relancer l’économie en s’appuyant sur la « théorie du ruissellement », c’est-à-dire qu’il fallait assouplir les prélèvements sur les entreprises pour que les salariés bénéficient de cette situation. Or, on constate dans ces multinationales qu’il n’y a aucune corrélation entre le niveau des profits et l’augmentation des salaires.
2020 | 2021 | 2022 | 2023 | T1 2024 | |
Dividendes CAC40 | 28,6 | 45,6 | 56,5 | 63,2 | |
Croissance économique | -7,4 | 6,9 (relance post Covid19) | 2,6 | 0,9 | |
Endettement de l’État | 114,8 | 112,7 | 111,2 | 109,9 | 110,7 |
Source : www.francetransactions.com, databank
La collaboration de classe et le rôle des organisations des travailleurs
Face à ces chiffres, on peut aisément tirer la conclusion que le problème principal n’est pas l’instabilité politique, mais le fonctionnement même du système capitaliste, fondé sur la propriété privée des moyens de production et la concurrence. L’accumulation du capital et la recherche de profits engendrent un système pétri de contradictions, avec d’un côté une minorité capitaliste toujours plus puissante et, de l’autre, une économie en stagnation. Les travailleurs, les étudiants et les retraités ne font plus confiance aux organisations politiques qui ont monopolisé le pouvoir politique jusqu’à présent, et qui prétendaient pouvoir concilier l’inconciliable : les intérêts des travailleurs et ceux du capital.
On serait en droit de s’attendre de la part de l’ensemble des organisations des travailleurs, politiques et syndicales qu’elles soient en mesure d’expliquer l’impossibilité de résoudre les contradictions du capitalisme, tout en restant dans le cadre du capitalisme. On a vu que les directions de certaines organisations politiques s’inquiètent de l’instabilité des institutions (voir notre article « Débloquer les institutions n’est pas notre combat ». Pas de compromis avec Macron et Bayrou !). Mais voilà maintenant que la CFDT, FO, CFE-CGC et CFTC signe un communiqué commun avec le MEDEF et la CPME dans lequel ils appellent le retour à la stabilité politique sous prétexte que « l’instabilité dans laquelle a basculé notre pays fait peser sur nous le risque d’une crise économique aux conséquences sociales dramatiques ». En d’autres termes, il faut retourner à la situation d’avant, où les capitalistes pouvaient compter sur des institutions stables, fonctionnant dans leurs propres intérêts. Ce qui pèse le plus lourd, actuellement, c’est la menace de sabotage économique de la part du patronat, si jamais un futur gouvernement agira contre leurs intérêts. Les directions syndicales signataires de ce communiqué, qui sont censées représenter les travailleurs, pratiquent la collaboration de classe. Elles s’unissent avec les capitalistes dans un moment où il faudrait au contraire exploiter la faiblesse du régime pour mieux défendre les travailleurs, et ouvrir les yeux de la population sur la nature rapace du capitalisme et la nécessité de le renverser. Non, hélas. Elles préfèrent défendre l’ordre établi et étouffer au passage toute perspective de changement. Elles ajoutent de la confusion à la confusion. Décidément, la trahison est inhérente au réformisme.
Gauthier HORDEL