Le texte suivant sur la nature de l’économie chinoise fait partie d’une analyse plus large de la situation économique, sociale et politique en Chine que La Riposte et le site britannique Left Horizons publieront conjointement au cours des prochaines semaines. Il doit être considéré comme une contribution à une discussion générale des caractéristiques de la Chine, compte tenu de la position importante de la Chine dans le monde et des tensions accrues entre la Chine et les États-Unis.
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Le poids relatif et la relation entre les secteurs public et privé dans l’économie chinoise ne sont pas faciles à déterminer. En raison de la complexité et de la diversité de la structure des entreprises publiques, il n’est pas toujours possible de les considérer comme appartenant à une catégorie bien définie. Au cours des dernières décennies, par exemple, il y a eu une augmentation exponentielle du nombre d’entreprises privées, mais « liées à l’État », ce qui revient à des « joint ventures » à capitaux publics et privés, brouillant ainsi les frontières entre les entreprises publiques et le secteur privé.
L’Annuaire statistique de la Chine publié par le Bureau national des statistiques définit huit formes différentes de propriété. Les degrés de contrôle direct de l’État varient, tout comme la proportion de capitaux privés qu’ils incorporent. Les entreprises privées peuvent avoir une partie de leurs actions détenues par des entités publiques. Néanmoins, des évaluations générales provenant de diverses sources s’accordent pour dire que les entreprises privées représentent environ 60 % du PIB de la Chine et plus de 80 % de l’emploi.
Gao Yunlong, président de la Fédération chinoise de l’industrie et du commerce, a abondé dans le même sens dans un discours prononcé en 2018 [i], ajoutant que 60 % des immobilisations et des investissements à l’étranger étaient réalisés par des investisseurs privés, et que 70 % de l’innovation technologique et des « nouveaux produits » dans le pays et 90 % des nouveaux emplois. L’investissement privé total s’est élevé à 38 200 milliards de yuans (soit environ 6.000 milliards de dollars). Ces statistiques, fournies par des sources officielles chinoises, ne laissent aucun doute sur le rôle prépondérant du capital privé dans la vie économique de la deuxième superpuissance mondiale. Gao a également fourni des informations sur l’ampleur du secteur privé en Chine, estimant le nombre d’entreprises privées, en 2017, à plus de 27 millions et celui des entreprises individuelles à près de 66 millions, le tout employant quelque 640 millions de travailleurs.
Afin de comprendre la nature de l’économie chinoise, nous devons d’abord examiner de plus près ce que l’on entend exactement par des termes tels que « secteur d’État » et « entreprises publiques ». Une erreur courante dans les écrits analytiques des milieux marxistes est de faire des présomptions sur le contenu de ces termes en s’appuyant sur des définitions historiques – certains pourraient dire « classiques » – des théoriciens marxistes du XXe siècle.
Ainsi, « classiquement », on pourrait supposer que les entreprises d’État en Chine sont entièrement financées par l’État et que la plus-value créée dans le cadre de leur activité appartiendrait également à l’État, qui pourrait alors utiliser ces ressources pour financer d’autres investissements ou pour répondre aux besoins de la société. Mais ce n’est pas le cas en Chine. Au-delà de la question de la « propriété », nous devons être clairs sur ce qu’est exactement la nature des entreprises en question.
En Chine, les entreprises d’État sont gérées à des fins lucratives. Leurs profits sont générés, comme dans toute entreprise capitaliste, quel que soit le statut de leurs propriétaires, par l’extraction de la plus grande plus-value possible à partir de l’exploitation du travail salarié – souvent aux dépens de la santé mentale et physique des travailleurs – et par la vente des produits et services créés par ce travail sur les marchés intérieur et extérieur. Dans le secteur de l’informatique et dans de nombreuses autres branches de l’industrie, les travailleurs sont soumis aux horaires de « 996 », c’est-à-dire une journée de travail allant de 9 heures à 21 heures, six jours par semaine. Les niveaux d’investissement de l’État et les objectifs auxquels cet investissement est destiné sont déterminés par des critères capitalistes de rentabilité, à travers l’intensification du taux d’exploitation et l’augmentation de la productivité du travail.
Les entreprises d’État en Chine fonctionnent selon des critères et avec des objectifs capitalistes. La valeur de leurs actions monte et descend sur les marchés boursiers et elles paient des dividendes à leurs actionnaires, comme n’importe quelle grande entité capitaliste. Les bénéfices qu’elles réalisent ne sont pas versés au trésor public. Elles sont conservées au sein de l’entreprise et servent à financer des investissements, mais aussi à payer des salaires exorbitants aux dirigeants.
En effet, étonnement, jusqu’à il y a quelques années, les bénéfices des grandes entreprises publiques ne contribuaient en rien au financement de l’État. Ce n’est que récemment qu’un certain nombre de réformes ont commencé à changer cette situation, dans le but de glaner de 10 % à 25 % des bénéfices des entreprises d’État au profit des finances publiques, notamment pour alimenter des fonds de pension et à d’autres formes de dépense sociale.
La relation entre l’État et les entreprises dites « publiques » ne peut pas être assimilée à une « économie planifiée » au sens où les marxistes comprendraient ce terme habituellement. Il s’agit au mieux d’une forme particulière de « capitalisme d’État » où les représentants du gouvernement contrôlent et dirigent les activités des entreprises en question, en tenant compte, le cas échéant, des objectifs stratégiques du régime, mais où le fonctionnement interne des entreprises en question s’opère selon des méthodes et des critères capitalistes.
La question de la « propriété » ou du « contrôle » ne suffit pas, en soi, pour trancher celle de la nature de l’économie. Les entreprises publiques, bien que formellement supervisées et gérées par l’État, n’en sont pas moins de nature capitaliste. D’une part, on attend des administrateurs nommés par l’État qu’ils répondent aux exigences du régime, mais d’autre part qu’ils satisfassent également des actionnaires avides de profits, dont dépendent dans une certaine mesure pratiquement toutes les entreprises publiques. Il ne s’agit pas seulement de savoir qui décide, mais aussi la nature des critères impératifs qui commandent les décisions prises.
Malgré l’importance de leur rôle dans l’économie, les entreprises privées ont été désavantagées par rapport aux entreprises d’État dans la lutte pour obtenir des financements, que ce soit par le biais de prêts bancaires ou par d’autres sources. Cela s’explique essentiellement par le fait qu’elles sont perçues comme étant un projet d’investissement plus risqué que celles appartenant à l’État. Le gouvernement étant le propriétaire ultime des entreprises du secteur public, la probabilité qu’elles fassent défaut est supposée être relativement faible, en particulier parce qu’elles sont souvent impliquées dans la réalisation d’objectifs stratégiques du régime.
À noter également que les entreprises privées sont généralement plus dépendantes des exportations et donc plus exposées aux fluctuations du commerce mondial. Un autre facteur qui rend l’investissement dans une entreprise d’État moins risqué est que l’industrie manufacturière est dominée par des entreprises privées, tandis que les entreprises d’État dominent des secteurs tels que l’énergie et les services publics, qui ont tendance à avoir des flux de revenus plus stables.
La dépendance économique et financière du régime à l’égard du développement des entreprises privées se reflète dans les mesures prises par le gouvernement au cours des dernières années, dans le but d’améliorer leur capacité à attirer les investissements. Ces mesures comprennent, par exemple, l’injection de fonds supplémentaires provenant de dispositifs bancaires existants et la création de nouveaux fonds d’investissement à la disposition des entreprises privées. Les grandes banques commerciales ont reçu l’ordre d’accorder au moins 40 % des nouveaux prêts aux entreprises au secteur privé, les délais de remboursement des prêts ont été prolongés, d’importantes réductions d’impôt ont été introduites et certaines restrictions sur les pratiques de financières dans le secteur privé ont été assouplies ou supprimées.
De telles mesures tendront à augmenter le volume des crédits accordés aux entreprises privées. Périodiquement, le régime s’est orienté vers des restrictions au développement du secteur privé, parce qu’il craint, à juste titre, que la croissance du poids économique et donc politique des capitalistes indépendants ne finisse par saper les fondements de la dictature. Cependant, la position des intérêts capitalistes dans la viabilité globale de l’économie chinoise est tellement importante, désormais, que l’imposition de restrictions entraînerait des répercussions graves pour le marché du travail et le niveau de vie, ce qui comporterait un risque majeur d’instabilité sociale et d’opposition massive au régime.
Napoléon Bonaparte a dit qu’il y a des situations, en politique, d’où on ne peut sortir que par la faute. C’est précisément dans une situation de ce genre que se trouve actuellement le régime « communiste » en Chine. La répression des intérêts capitalistes indépendants saperait la base sociale sur laquelle repose le régime, par le biais d’une augmentation du chômage et des revenus plus faibles. En revanche, permettre à ces intérêts de s’installer davantage préparerait également la chute du régime, à terme.
Dans la configuration économique actuelle de la Chine, les entreprises capitalistes d’État, que l’on pourrait considérer comme une forme particulière de « capitalisme d’État », coexistent et s’interpénètrent avec des entreprises capitalistes indépendantes. Les intérêts fondamentaux de la dictature, de la classe capitaliste et de tous ceux qui profitent d’une manière ou d’une autre de l’exploitation et de l’oppression des travailleurs en Chine, que ce soit dans le secteur privé ou public de l’économie, sont inextricablement liés et interdépendants.
L’un des principaux facteurs de l’émergence de la Chine en tant que superpuissance économique mondiale, derrière les États-Unis d’Amérique, est l’abondance d’une main-d’œuvre bon marché et hautement exploitable. Les travailleurs travaillant de longues heures pour de bas salaires. Ils sont privés des droits démocratiques les plus élémentaires par un régime dictatorial vicieux.
Pour les investisseurs étrangers comme pour les capitalistes chinois, l’absence de libertés démocratiques fondamentales est un avantage colossal en termes de rentabilité et de compétitivité. La direction du Parti Communiste chinois, craignant de perdre son emprise sur la société, ne peut tolérer la liberté d’expression, d’assemblée et d’organisation, avec des syndicats et des partis politiques qui fonctionnent librement.
Toute évolution vers une réforme démocratique signifierait exposer le régime au risque de luttes massives contre les conditions d’exploitation brutale que subit classe ouvrière et contre les nombreuses formes d’oppression et de discrimination qui existent en Chine, y compris l’oppression discriminatoire des femmes, des minorités nationales et des pauvres des zones rurales. Ce serait le début de la fin de la dictature.
[i] http://www.xinhuanet.com/english/2018-03/06/c_137020127.htm
La Riposte/Left Horizons