À la veille de l’invasion de l’Irak par les États-Unis, le général David Petraeus avait dit aux planificateurs stratégiques : « Dites-moi comment cela se termine. » Dans le livre qu’il a co-écrit avec Lord Andrew Roberts, Conflict : The Evolution of Warfare From 1945 to Ukraine, il raconte son appel à ses supérieurs après la chute de Najaf, une ville d’environ 450 000 habitants.
« J’ai appelé mon patron et je lui ai dit : « Hé, patron, j’ai une bonne et une mauvaise nouvelle. La bonne nouvelle, c’est que nous sommes maîtres de Najaf.
Il a demandé : « Quelle est la mauvaise nouvelle ?
J’ai répondu : “Que veux-tu qu’on en fasse ?”
Si personne ne peut dire exactement comment l’invasion israélienne de Gaza se déroulera dans les semaines et les mois à venir, une chose est claire : le Hamas ne peut pas vaincre une superpuissance régionale telle qu’Israël. Combien de temps il faudra aux envahisseurs pour atteindre leur objectif déclaré, à savoir l’éradication du Hamas à Gaza, et jusqu’à quel point cela peut se réaliser dans les faits, restent des questions ouvertes. Quoi qu’il en soit, la réponse à la question posée par le général Petraeus sera parmi les facteurs principaux façonnant la situation régionale dans les années à venir.
Selon un article du Financial Times du 23 octobre 2023, Yoav Gallant, ministre israélien de la Défense, a déclaré devant la Knesset qu’Israël n’acceptera plus aucune responsabilité « pour la vie dans la bande de Gaza » après la guerre. Cela signifie probablement que Netanyahu envisage un blocus total et définitif de Gaza, empêchant les habitants d’aller travailler en Israël et n’autorisant plus d’approvisionnement en électricité, en carburants et en d’autres produits de première nécessité. Israël envisagerait de renforcer son emprise sur l’enclave, après l’avoir réduit, par les méthodes employées dans l’invasion actuelle, à un amas de ruines.
Et après ? Qui dirigera Gaza après la guerre ? Qui y vivra et comment pourront-ils survivre ? Et comment empêcher le Hamas (ou une organisation similaire sous un autre nom), de resurgir des décombres ? Lors des discussions entre l’administration Biden et le gouvernement Netanyahu, de nombreux participants et commentateurs ont rapporté que ce dernier n’a guère réfléchi à une « fin de partie » au-delà d’un blocus total du territoire. L’absence totale d’un projet d’après-guerre soulève une question plus large au sujet du conflit actuel : existe-t-il réellement, que ce soit du côté palestinien ou du côté israélien, une solution militaire à la question palestinienne ?
La société israélienne est hautement militarisée et équipée des armes de guerre les plus sophistiquées et les plus meurtrières au monde. La milice aux ordres du Hamas n’a aucune chance de vaincre Israël. L’attaque lancée le 7 octobre n’a été un « succès » que dans le sens où elle a pénétré le territoire israélien, prenant par surprise les renseignements israéliens et mettant en évidence la lenteur et l’inefficacité de la réponse israélienne initiale. Si nous supposons que le Hamas voulait faire le plus grand nombre possible de victimes que possible, pour semer la terreur et entraîner Israël dans une guerre ouverte, alors l’opération a effectivement été un succès. Cependant, des « objectifs de guerre » de ce genre ne sont en réalité qu’un coup d’épée dans l’eau, aussi désespéré que futile. Ils portent la marque du fanatisme fondamentaliste et ne contribueront en rien à la résolution de la question palestinienne. Au contraire, en réponse cette incursion meurtrière Israël est en train d’infliger des souffrances inimaginables à la population de Gaza. En même temps, l’invasion actuelle mettra fin à la viabilité militaire et politique du Hamas, du moins dans les limites de l’enclave.
Du côté israélien, Netanyahu se déclare capable d’éradiquer le terrorisme « une fois pour toutes » et semble penser que la meilleure façon d’y parvenir est de mener une « guerre totale » tuant des milliers de civils, dont à peu près 40% d’enfants et de bébés, en bombardant sciemment des camps de réfugiés, des hôpitaux, des écoles, et des immeubles, en imposant une famine et en réduisant Gaza à un champ de ruines. Les choses ne seront pas si simples. Le problème des otages a imposé une trêve que Netanyahu avait précédemment exclue. Par ailleurs, malgré le déséquilibre colossal en puissance de feu en faveur d’Israël, la guerre dans un environnement urbain implique un combat bâtiment par bâtiment, étage par étage, pièce par pièce, dans les sous-sols, les tunnels, laissant à chaque fois sur place une force suffisante pour éviter d’être délogé par l’ennemi. Prendre Gaza et la garder de façon sécurisée prendra des semaines, voire des mois, de guerre.
Si la guerre se prolonge, Israël pourrait bien se retrouver dans une position bien plus fragile qu’avant son déclenchement. La présence de navires de guerre américains en Méditerranée orientale est un avertissement adressé à l’Iran, qui s’est jusqu’à présent retenu de s’impliquer sérieusement. Pour l’heure, le Hezbollah libanais, qui représente une force combattante considérable, n’a mené que quelques attaques sporadiques. Mais cela pourrait changer.
Ce que font les Israéliens à Gaza a eu un impact énorme sur la conscience politique des masses dans tout le monde arabophone, en Turquie, en Iran et dans toute la région. Ce qui se passe actuellement est comparable au déplacement massif, à la dépossession et aux massacres des Palestiniens en 1948. Cette deuxième Nakba se déroule dans un monde où les technologies de l’information ont beaucoup évolué depuis l’époque de la première. Aujourd’hui, des centaines de millions de personnes sont reliées entre elles et la communication en mots et en images est infiniment plus graphique, immédiate et puissante qu’en 1948. La guerre contre Gaza pourrait embraser l’ensemble de la région. En Cisjordanie, les forces armées israéliennes et l’Autorité palestinienne ont pu contenir la situation jusqu’à présent, mais une révolte à grande échelle reste possible. Il en va de même pour les Palestiniens vivant en Israël. Les terribles souffrances infligées à la population de Gaza suscitent l’opposition d’une frange des travailleurs et des jeunes juifs, notamment à Haïfa. Ce phénomène pourrait gagner en ampleur dans les mois à venir. Dans les pays voisins comme la Jordanie et l’Égypte, la passivité des gouvernements provoque la colère des peuples.
SI, malgré tous les risques, les forces armées israéliennes parviennent à prendre le contrôle de Gaza dans un laps de temps relativement court et si l’instabilité régionale est finalement contenue dans certaines limites, le problème soulevé par le général Petraeus ne disparaîtra pas. Que faire de Gaza et de sa population ? Comme cela a été dit plus haut, le gouvernement israélien ne semble pas avoir sérieusement réfléchi à la question. Les fascistes et racistes autour de Netanyahu aimeraient sans doute anéantir les Palestiniens. Mais ce sera plus difficile à faire qu’à dire. Tôt ou tard, il faudra permettre la reconstruction les écoles, hôpitaux, logements et infrastructures indispensables. Cependant, en plus de cette tâche monumentale, il faudra résoudre la question du pouvoir politique à Gaza. Pour l’État d’Israël, il sera indispensable d’instaurer à la place du Hamas un régime à ses ordres, à l’instar de celui qui existe en Cisjordanie. Israël a quitté Gaza en 2005, et exclut – pour le moment, en tout cas – toute occupation militaire directe après la guerre. D’autres idées ont été avancées au niveau international, mais aucune ne semble viable. Parmi elles, il y a la suggestion que le régime actuellement en vigueur en Cisjordanie, où l’Autorité palestinienne, dont les forces de l’ordre sont armées et équipées par les États-Unis, collabore étroitement avec l’administration et les services secrets israéliens, puisse être étendu à Gaza. Or, pour une partie importante de la population de Gaza, Abbas et ses acolytes sont considérés comme des collaborateurs perfides de l’oppresseur israélien. De nombreux Palestiniens en Cisjordanie sont du même avis. La collaboration Abbas-Netanyahu se poursuit pendant le carnage actuel, malgré quelques timides protestations formelles. Dans ces conditions, l’Autorité palestinienne, arrivant dans les sillons des chars israéliens, serait une administration exécrée, contestée, et par conséquent répressive, dès le premier jour. D’aucuns ont proposé la mise en place d’une administration internationale, impliquant l’Égypte, le Maroc, l’Arabie saoudite et certains États du Golfe. Là encore, le peuple de Gaza dira que ces « amis » n’ont rien fait pendant qu’il se faisait bombarder et abattre. C’est une option qui serait considérée par les masses, à l’intérieur et à l’extérieur de Gaza, et à juste titre, comme une occupation étrangère pour le compte d’Israël.
De toute évidence, quelle que soit la composition de l’administration mise en place après la guerre, sa tâche ne se limitera pas à distribuer l’aide humanitaire et à reconstruire. Il devra également engager des « opérations spéciales » contre ce qui restera du Hamas et du Jihad islamique, ce qui implique d’importantes capacités militaires et policières et une collaboration étroite avec les services secrets israéliens. D’une manière ou d’une autre, Israël ne pourra jamais se contenter d’un blocus complet de Gaza. L’élimination du Hamas à Gaza créera au moins autant de problèmes qu’elle n’en résoudra. La prétention de Netanyahu de résoudre le problème de la sécurité israélienne « une fois pour toutes » n’est qu’une chimère.
Pour chaque combattant du Hamas tué dans cette guerre, le déplacement forcé de plus d’un million de civils et le massacre à grande échelle perpétré par Israël le remplaceront par dix autres. De nombreux habitants de Gaza détestent la dictature du Hamas. Néanmoins, le Hamas dispose d’une certaine base sociale. Le déplacement de la population vers le sud n’affaiblira pas cette base. C’est plutôt l’inverse qui se produira. Il est fort possible que le nombre de partisans du Hamas augmente actuellement dans la région. L’agressivité inouïe du gouvernement israélien poussera de nombreux jeunes dans les bras du Hamas.
Plusieurs précédents historiques montrent un processus similaire. En 1982, Israël a envahi le sud du Liban avec près de 80 000 soldats et 3 000 chars et véhicules blindés. L’objectif était de détruire les bases de l’OLP dans le pays. L’opération en elle-même a réussi, dans la mesure où l’OLP a été effectivement chassée du Liban. Cependant, l’invasion – et les massacres perpétrés par les milices fascistes « chrétiennes » dans les camps de de Sabra et de Chatila – a suscité une telle haine envers Israël et ses alliés que le Hezbollah a pu devenir la puissante force de combat qu’il est aujourd’hui. Le Hezbollah a pu repousser l’invasion israélienne du Liban en 2006. On peut aussi citer l’occupation israélienne de Gaza de 1990 à 2005. De nombreux partisans du Hamas ont été tués, mais la répression n’a fait qu’élargir la base sociale de l’organisation, lui permettant de gagner les élections au lendemain du retrait israélien.
La multiplication d’appels et de manifestations à travers le monde réclamant un cessez-le-feu définitif pour mettre fin au carnage montrent l’opposition grandissante à l’invasion de Gaza. Cependant, tant que l’oppression impérialiste du peuple palestinien continue, il ne peut y avoir de stabilité ou de paix durable dans la région. L’autodétermination démocratique des Palestiniens signifierait sa libération de l’oppression israélienne, mais aussi de la dictature fondamentaliste du Hamas et des collaborationnistes de l’OLP. Il ne sera pas possible de réaliser cet objectif par des moyens militaires. L’avènement d’une Palestine indépendante et démocratique ou alors de l’émancipation sociale et démocratique des Palestiniens dans le cadre d’une entité plus large ne deviendront des possibilités concrètes que sur la base d’un programme de réforme sociale et politique dirigé contre l’impérialisme israélien, d’une part, mais aussi contre les régimes réactionnaires dans les États arabes environnants.
Le nationalisme, qu’il soit israélien ou palestinien, est une impasse réactionnaire. Les travailleurs et les jeunes palestiniens ont besoin d’un programme capable de gagner « les cœurs et les esprits » de la classe ouvrière israélienne, et vice-versa. La coexistence et la coopération entre les peuples de cette région ensanglantée ne sont concevables que dans le cadre d’une lutte internationale pour l’abolition du capitalisme. Cela peut sembler une perspective lointaine à l’heure actuelle, au milieu des flammes et de la mort de cette guerre. Mais c’est néanmoins une nécessité incontournable du point de vue des intérêts des peuples du Moyen Orient. Les classes dirigeantes n’ont apporté que l’exploitation, la cruauté et la mort aux peuples du Moyen-Orient. Il faut les renverser. Le socialisme et l’internationalisme sont la seule voie à suivre.
G.O. / La Riposte