La victoire électorale de la coalition du « centre-droit » marque un nouveau pas dans l’ascension des tendances nationalistes, autoritaires et fascisantes en Europe. La composante principale de la coalition est Fratelli d’Italia dont la dirigeante, Giorgia Meloni, est une admiratrice de Benito Mussolini. Les deux autres partis de la coalition sont Forza Italia (Berlusconi) et La Liga (Salvini). La progression en nombre de voix pour les partis de ce bloc est relativement modeste. Le changement réside plutôt dans la distribution des voix entre eux. Alors que Forza Italia et La Liga ont perdu plus de la moitié de leurs électeurs respectifs depuis 2018, ceux de Fratelli d’Italia sont cinq fois plus nombreux. Ce transfert des voix au sein de la droite s’explique essentiellement par l’opposition radicale de Fratelli d’Italia à ce que l’on appelle « l’agenda Draghi », une liste de 63 réformes rétrogrades qui conditionnent l’aide financière européenne dans le cadre du « plan national de redressement », qui ne va pas sans rappeler la politique d’austérité imposée à la Grèce.
Le Mouvement des Cinq Étoiles a soutenu l’agenda Draghi, qui est rejeté par la vaste majorité de la population. Il en va de même pour le Parti Démocrate, prétendument « de gauche », mais dont la politique n’est qu’une version italienne du « macronisme ». Globalement, le taux de participation était de seulement 64%. Dans les régions du sud, les taux de participation étaient inférieurs à 60%. Le Mouvement des Cinq Étoiles, sous la direction de l’ancien président du Conseil Giuseppe Conte, n’a obtenu que 4 333 748 voix, contre 10 732 066 voix en 2018, soit une perte de six millions d’électeurs. Les élections en Italie se sont déroulées dans une ambiance d’indifférence fataliste. L’abstention massive a profité à la coalition dite de « centre-droit », et surtout à Fratelli d’Italia, qui s’est présenté sous les couleurs d’un parti « anti-establishment ».
Les statistiques électorales suffisent à démentir le « raz-de-marée » électoral de l’extrême droite. Cependant, les caractéristiques de cette élection n’en sont pas moins alarmantes. Dans un pays qui a vécu pendant plus de 20 ans sous la férule du fascisme mussolinien, l’absence de mobilisation – non pas seulement dans les urnes, mais surtout dans la rue – pour contrer la perspective d’une cheffe d’État « mussolinienne » — en dit long sur l’humeur des masses. Les dirigeants du Parti Démocrate, en coalition avec le Mouvement des Cinq Étoiles, ont appliqué une politique de régression sociale et de répression des migrants. Dans la pratique, rien ne le distinguait de la droite, à l’instar du Parti Socialiste en France. La situation politique en Europe est différente selon les pays, mais s’il faut identifier une caractéristique qui existe dans pratiquement tous les pays du continent, ce serait une résurgence des tendances nationalistes et xénophobes. Les réflexes « identitaires » sous-tendant l’ascension politique de Giorgia Meloni n’ont rien d’exclusivement italiens. Partout, la faillite de la gauche « modérée » a favorisé la montée de l’extrême droite. Ce qui s’est passé en Italie s’est déjà produit dans d’autres pays européens et peut également se produire en France.
Les ressorts historiques du nationalisme en Europe remontent loin dans l’histoire. C’est un danger qu’on aurait tort de sous-estimer. Depuis 2014, La Riposte a publié plusieurs textes sur ce thème. En 2016, nous écrivions : « De tous les continents du monde, aucun n’est plus fragmenté que l’Europe. Si nous y incluons l’Ukraine, la Turquie et les pays du Caucase, il contient non moins d’une cinquantaine d’États nationaux. Souvent, à l’intérieur de ces États, plusieurs langues et cultures coexistent. Le coût humain des guerres entre les États européens au XXe siècle dépasse l’imagination. Au cours des 31 ans qui séparent le début de la Première Guerre Mondiale de la fin de la Seconde, près de 100 millions d’Européens ont péri dans la folie destructrice, les famines et le déplacement forcé des populations par lesquels le capitalisme a tenté de « résoudre » à sa manière la question nationale. Mais la mort n’est pas le seul héritage de ce passé sanglant. Il a laissé aux peuples de terribles souvenirs. Avec le temps, les souffrances du passé se sont atténuées dans la conscience collective. Depuis 70 ans, le cœur de l’Europe a connu la paix. Et pourtant, plusieurs guerres ont éclaté dans ses régions périphériques, comme en Géorgie, dans les Balkans et en Ukraine. Ces guerres indiquent que, dans des conditions de crise économique et sociale, les vieilles rivalités et haines nationales peuvent resurgir avec violence. » [La crise de l’Union Européenne et le danger nationaliste, août 2016][i]
Aujourd’hui, ce danger est bien plus palpable qu’en 2016. À terme, il pourrait devenir une menace extrêmement grave – pour ne pas dire mortelle – pour les organisations des travailleurs, pour la démocratie et pour la lutte contre le capitalisme. L’histoire sanglante du continent nous rappelle que le rejet des « élites » ne prend pas nécessairement une forme « anti-capitaliste » et progressiste. Les forces réactionnaires peuvent en tirer profit. Si le mouvement ouvrier ne présente pas une alternative au capitalisme, le besoin de changement peut couler dans les canaux du nationalisme et même du fascisme.
Cependant, pour l’heure en Italie et malgré le caractère alarmant des résultats électoraux, nous n’en sommes pas encore là. La formation d’un gouvernement dirigé par Giorgia Meloni ne signifie pas l’avènement d’un régime fasciste. En toute probabilité, la politique du prochain gouvernement italien ressemblera à ceux qui l’ont précédé. Son arrivée au pouvoir ne changera pas les contours de la crise du capitalisme italien. La crise énergétique, les répercussions de la guerre en Ukraine, l’inflation, la hausse des taux d’intérêt, la dette publique (156% du PIB), l’extrême faiblesse des investissements productifs sont des problèmes que le programme de Giorgia Meloni ne résoudra pas. Pour la jeunesse italienne, les perspectives sont particulièrement sombres. Non moins de 2,1 millions de jeunes entre 15 et 29 ans (23%) ne sont ni dans le système éducatif, ni en formation professionnelle, ni en activité. Que propose la coalition majoritaire pour la jeunesse ? Rien. Meloni a beau mener campagne contre l’agenda Draghi, elle sera tout de même contrainte d’accepter certaines réalités. Sans le soutien financier de l’Union Européenne, l’État italien ferait faillite. Si elle dénonce l’accord, il y aura une aggravation considérable de l’endettement public. Or, pendant sa campagne, elle a promis de réduire les impôts. Fratelli d’Italia est pris au piège de sa propre démagogie. En toute probabilité, le nouveau gouvernement finira par accepter l’essentiel de l’agenda Draghi.
Quoiqu’il en soit, la progression des forces réactionnaires en Italie a été grandement facilitée par la faillite de la gauche « modérée », qui n’envisage aucune alternative au capitalisme. La coalition dirigée par Giorgia Meloni n’apportera aucune solution aux problèmes des bas salaires et de la précarité de l’emploi. L’inflation continuera de ronger le niveau de vie de la population. La production stagnera. Le nouveau gouvernement tentera de détourner la colère populaire contre les migrants, mais cela ne résoudra pas la crise. Les travailleurs italiens sont politiquement désarmés, mais la solution doit venir d’eux. La persistance de la crise les poussera à la révolte contre l’austérité, contre toutes les injustices du système. Leur but ultime doit être la prise du pouvoir des travailleurs et l’abolition de la domination capitaliste. Car si aucune perspective d’en sortir ne s’ouvre, le peuple va devoir « faire avec » le capitalisme et chercher une issue sur la base de la concurrence, non seulement entre les capitalistes, mais aussi entre les travailleurs. Voilà ce qui donne traction à la revendication de la « priorité nationale » et à la xénophobie, en Italie, en France, et partout en Europe.
[i] https://www.lariposte.org/2016/08/crise-de-lunion-europeenne-danger-nationaliste/
La Riposte.ali