Les résultats du premier tour de l’élection présidentielle révèlent une modification importante des relations entre les classes sociales en France. L’un de ses aspects les plus marquants du premier tour est l’effondrement du Parti Socialiste. Pendant des décennies, à partir de la volte-face opérée par le gouvernement socialiste-communiste de 1981-84, la direction du Parti Socialiste a cyniquement trahi les aspirations qu’il prétendait incarner. Et pourtant, pendant longtemps il a pu apparaître comme la seule alternative réaliste à la droite. C’est en jouant cette carte qu’il a emporté la présidentielle de 2012. Mais François Hollande n’a fait que poursuivre l’œuvre de Sarkozy, menant une politique de régression sociale, dans l’intérêt exclusif de la classe capitaliste. Assurément, Anne Hidalgo pensait refaire la même manœuvre. Mais le jeu est terminé. Son score calamiteux confirme le déclin du Parti Socialiste en tant que force électorale de premier plan. C’est un événement salutaire qui, du point de vue de notre camp, constitue un énorme pas en avant. Le « réformisme de droite » du PS est totalement discrédité. Il a cédé la place au réformisme radical de la France Insoumise, qui devient incontestablement la force de gauche ayant la plus importante réserve sociale.
L’autre fait marquant du premier scrutin est l’échec cinglant de la formation de droite qui depuis des décennies et à travers ses changements de sigle successifs (RPR, UMP, LR) a été le bras politique principal de la classe capitaliste française. Elle a été laminée. C’est le Rassemblement National qui lui a ravi sa place, malgré le fait que ses orientations politiques risquent de nuire aux intérêts capitalistes, tout comme celles de Trump aux États unis ou Boris Johnson au Royaume-Uni. Les maîtres capitalistes doivent composer désormais avec de nouveaux chiens de garde, portés par la démagogie populiste, qui n’obéissent pas forcément à toutes leurs commandes.
Regardons donc le processus d’ensemble. La droite « classique » et le Parti Socialiste, qui en se relayant au pouvoir pendant toute une époque apportaient une certaine stabilité à l’ordre social et aux institutions étatiques du capitalisme, s’effondrent. La France Insoumise, qui quoique de façon inadéquate (avec un programme « anti-capitaliste » qui ne touche pourtant pas aux fondements du système) émerge vigoureusement sur la gauche, alors qu’un parti capitaliste incontrôlé, franc-tireur, nationaliste émerge sur la droite. Entre les deux se trouve une construction politique instable autour de Macron. Déjà affaibli et discrédité, le « Macronisme » ne survivrait sans doute pas à l’épreuve d’un nouveau mandat. Il risque de s’effondrer à son tour, lui aussi.
Le score de Marine Le Pen témoigne de la radicalisation des opinions politiques. En intégrant dans son discours des thèmes de prédilection de la gauche, elle exploite l’aspiration à une transformation de la société. Comme Macron qui fait mine de revoir quelques aspects de sa plateforme réactionnaire, elle voit dans quel sens va le vent. Mais si jamais Le Pen emporte l’élection, sa présidence serait une présidence de crise dès le premier jour. Sa victoire pourrait bien provoquer une révolte populaire aux proportions révolutionnaires. Si le MEDEF préfère Macron, c’est aussi pour cette raison-là.
L’histoire du Rassemblement National le relie aux mouvements fascistes des années 30 et aux groupes d’extrême droite qui se sont formés après la seconde guerre mondiale. Mais ses dirigeants, et en particulier sa dirigeante actuelle, ont dû donner des gages de « bonne gouvernance » à la classe dirigeante. Elle a par exemple modifié son programme sur certains points comme sur la sortie de l’Union Européenne. Le parallèle avec les partis fascistes, en particulier le parti nazi, revient invariablement dans les discussions sur l’attitude à adopter au second tour. La montée en puissance du fascisme en Allemagne a eu lieu dans un contexte bien différent de celle qui existe actuellement en France. Vaincue en 1918, l’économie allemande était en ruines. Le sentiment d’humiliation nationale et l’échec de deux soulèvements révolutionnaires (1918 et 1923) ont permis au Nazisme de développer une large base sociale et de constituer une force paramilitaire suffisamment puissante pour appliquer le programme du fascisme, qui n’était autre que la destruction totale des organisations du mouvement ouvrier (partis politiques, syndicats, presse, etc.). Le fascisme, c’est programme de la guerre civile. Le programme de Le Pen en est très loin.
Dans un contexte d’instabilité économique majeure, les représentants politiques de la classe dirigeante devront allier la répression à la division. Macron évoluera encore plus fortement dans ce sens que lors de son premier quinquennat. C’est son ministre de l’intérieur, qui jugeait Le Pen trop « molle ». C’est son gouvernement qui a porté la loi contre le séparatisme, alimentant la xénophobie contre les personnes de confession musulmane. C’est sous son mandat que nous avons vécu la répression policière la plus forte depuis des décennies, dirigée notamment contre les Gilets Jaunes. Dans la pratique, la politique de La République en Marche n’est pas très loin de celle du Rassemblement National.
La polarisation en cours sur le plan politique est le symptôme d’une crise sociale profonde et – sur la base du capitalisme – permanente et irrémédiable, tout comme l’abstention massive, qui dénote un manque de confiance, une hostilité, voire une haine de l’ordre établi de la part d’une fraction importante et grandissante de la population. Il ne s’agit pas de passivité, mais d’une prise de conscience que le système actuel tout entier opère à l’avantage des puissants et piétine le peuple, et qu’aucune solution ne ressortira des urnes. Cette idée est profondément juste. Cette masse « grise » ou « indifférente » se lèvera prochainement – avec ses propres méthodes et ses propres objectifs. Elle n’aura pas d’autre choix. Elle n’attend que son heure. Les représentants les plus avisés de l’ordre capitaliste le comprennent bien. Ce n’est pas pour rien que les moyens de renseignement, de surveillance, de contrôle et de répression sont en plein développement.
Le résultat du premier tour signifie que la gauche n’est plus dans la course. Mélenchon a perdu de peu, mais il a perdu tout de même. Au deuxième tour, deux partis ennemis se battront entre eux. Appeler à voter à Macron, c’est faire une concession à Macron. C’est nourrir l’illusion qu’il peut constituer un rempart à l’extrême droite. Nous devons expliquer inlassablement que nous ne pouvons jamais faire confiance à un représentant du capitalisme. Une participation faible fragiliserait le ou la gagnante. Mais au lieu de fixer notre attention sur le résultat de ce duel macabre, préparons d’ores et déjà la lutte extra-parlementaire – dans la rue, dans les entreprises et les quartiers populaires. Au demeurant, la situation sociale deviendra de plus en plus explosive au fur et à mesure que l’inflation ronge la valeur des maigres revenus des travailleurs, des retraités et des chômeurs. Les répercussions de la guerre russo-ukrainienne risquent de provoquer une récession dans pratiquement tous les pays européens, dont bien sûr la France. Que ce soit sous Le Pen ou Macron, le racisme et l’autoritarisme seront les points clés du pouvoir gouvernemental. Nous ne pouvons soutenir ni Le Pen, ni Macron. Tous les deux défendent une politique réactionnaire. Le gagnant passera immédiatement à l’offensive contre les travailleurs. Toute notre attention doit se tourner, désormais, vers la préparation d’une lutte de masse contre le nouvel exécutif, quel qu’il soit.
La Riposte