La rivalité impérialiste menace de plonger l’humanité dans l’horreur indicible de la guerre, cette fois-ci en Europe orientale. La mise en place, à proximité de la frontière ukrainienne, de 150 000 à 200 000 soldats russes, appuyés par des dispositifs indiquant la préparation d’une opération militaire de grande envergure (lignes d’approvisionnement, dépôts de carburants, hôpitaux militaires, etc.), fait planer la possibilité d’une guerre entre les deux pays. En plus de la souffrance humaine et la destruction qu’entraînerait une guerre, ses répercussions économiques, sociales et politiques seraient très importantes, dans la région et au-delà.
Depuis quelques années, sous Obama et Trump comme sous Biden, l’administration américaine s’efforce de changer d’orientation stratégique. Se désengageant du Moyen-Orient, du golfe d’Arabie et de l’Asie centrale, elle a également réduit son implication dans la défense européenne, et veut désormais concentrer les ressources des États-Unis sur la nécessité de contenir l’expansion de la Chine. Cependant, l’évolution récente du conflit russo-ukrainien montre que la Russie est toujours une force majeure dans les affaires du monde. La position mondiale de l’impérialisme américain ne lui laisse alors d’autre choix que de maintenir son rôle de « gendarme international ».
En 2014, la Fédération de Russie a pris le contrôle de la péninsule de Crimée. Cette invasion a fait suite à la destitution du président ukrainien pro-russe Victor Ianoukovytch, qui, fin 2013, a effectivement suspendu la signature d’un accord d’association avec l’Union Européenne. Ceci a dressé une partie importante de la population contre lui, et les manifestations connues sous le nom d’Euromaidan – appuyées et encouragées par les puissances occidentales – ont abouti au renversement d’Ianoukovytch. Ce changement a porté un coup aux intérêts stratégiques de l’impérialisme russe.
Peu de temps après l’invasion de la Crimée, Poutine a annoncé le rattachement de la Crimée et de la ville de Sébastopol à la Fédération de Russie. Simultanément, des milices séparatistes pro-russes, armées et financées par la Fédération, ont entamé des opérations dans les provinces ukrainiennes de Donetsk et de Louhansk, proclamées républiques indépendantes en avril et mai 2014. Le gouvernement ukrainien s’est avéré totalement incapable de résister à la perte de la Crimée, et a retiré ses propres troupes de la péninsule. Il n’a pas non plus réussi à reprendre le contrôle de Donetsk et de Louhansk. Sans être formellement annexées, ces républiques sont de facto des territoires sous contrôle russe. Les sanctions contre la Russie de la part des États-Unis et des puissances européennes, plus symboliques que réellement nuisibles, n’ont entraîné pratiquement aucune conséquence punitive tangible.
Le changement des priorités stratégiques des États-Unis, et, accessoirement, le processus d’affaiblissement économique et de dislocation politique de l’Union Européenne augmentent les marges de manœuvre de Poutine. Les intérêts stratégiques du régime russe dans cette région font qu’il lui est absolument indispensable de ramener l’Ukraine dans sa zone d’influence, et d’empêcher son rapprochement avec l’UE et l’OTAN. Cet objectif passe nécessairement par la consolidation, et si possible, l’extension des territoires ukrainiens sous contrôle russe. Du point de vue de l’impérialisme américain et de ses alliés européens, un tel renversement de situation serait une défaite stratégique majeure qu’ils veulent éviter à tout prix – y compris au prix de la guerre.
La résolution définitive de ce conflit par la diplomatie – avec les concessions de part et d’autre que cela implique – paraît impossible. Le dispositif militaire mis en place par le Kremlin constitue une force d’invasion redoutable. Cela n’a pas été fait pour plaisanter, ou pour faire de l’effet. Maintenant, Poutine ne pourrait pas ordonner une retraite sans obtenir des concessions significatives. Faire autrement serait perdre la face, d’autant plus que pour justifier les préparatifs militaires, il a accusé le gouvernement ukrainien de perpétrer un « génocide » contre la population russophone de l’Ukraine. Biden, pour sa part, même s’il exclut d’avance et publiquement – à la stupéfaction de plusieurs généraux à la retraite comme le Lieutenant-Général Ben Hodges – l’engagement direct de forces armées américaines, envoie tout de même des armes et d’importants moyens de surveillance et de renseignement, et déploie aussi des navires de guerre dans la mer Noire. Le danger d’une guerre est donc réel, même s’il n’est pas certain qu’elle se produise immédiatement ou dans quelques semaines.
À court terme, trois scénarios sont possibles. Le premier, qui nous paraît peu probable, est que Poutine désiste sans avoir obtenu ce qu’il pourrait présenter comme de solides garanties concernant l’OTAN et le soutien militaire accordé à Kiev. La menace de sanctions économiques ne sera pas suffisante pour que le Kremlin retire ses armées. La Russie dispose, elle aussi, de moyens de pressions économiques, notamment en termes de ressources énergétiques. Le gazoduc Nord Stream 2, reliant la Russie à l’Allemagne, et donc l’Union Européenne, réduit la nécessité de passer par l’Ukraine, affaiblissant les moyens de rétorsion de cette dernière, et renforçant la dépendance énergétique de l’Europe occidentale à la Russie.
Le deuxième scénario serait celui de concessions diplomatiques de la part des puissances occidentales. Biden ne pourrait pas exclure l’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN, même si, en vérité, celle-ci n’est qu’une perspective incertaine et lointaine. Cela vaut aussi pour l’adhésion de l’Ukraine à l’UE. En revanche, il est théoriquement possible qu’il y ait des concessions sur des points d’importance secondaire, permettant de désamorcer ne serait-ce que temporairement le risque d’une guerre, dont les répercussions déstabilisantes nuiraient aux intérêts non seulement du Kremlin, mais de toutes les grandes puissances.
Enfin, il y a la possibilité que Poutine lance une invasion du territoire ukrainien. Actuellement, tout est en place pour un passage à l’acte. L’attaque pourrait se donner des objectifs relativement limités. Sans viser Kiev, il suffirait d’effectuer une incursion aboutissant à l’occupation d’une partie de l’Ukraine orientale, obligeant l’armée ukrainienne à faire mouvement vers les forces russes. Dans ce cas, la défaite probable de l’armée ukrainienne pourrait obliger le gouvernement de Kiev à repenser sa position à l’égard d’un rapprochement avec les États-Unis, l’OTAN et l’UE. Il est vrai que les forces armées ukrainiennes sont plus fortes aujourd’hui qu’en 2014. Mais l’armée russe, elle aussi, a gagné considérablement en puissance de feu. L’OTAN n’interviendrait pas pour sauver Kiev. Les « menaces » censées dissuader Poutine de passer à l’attaque, que ce soit de la part des États-Unis ou de l’Union Européenne, se limitent à des sanctions économiques d’une efficacité discutable.
Les semaines à venir nous diront lequel de ces scénarios se réalise sur le terrain. Quoiqu’il arrive, retenons pour le moment qu’une fois de plus, le « grand jeu » stratégique entre les puissances impérialistes comme les États-Unis, les puissances européennes et la Russie, se préparent à plonger les peuples dans une guerre fratricide. Dans leur recherche de ressources à piller, de marchés à exploiter, et de sources de profit, ils sont prêts à verser du sang et à semer la destruction à grande échelle. Les travailleurs de la Russie et de l’Ukraine n’ont rien à gagner d’un carnage organisé au bénéfice de leurs exploiteurs et oppresseurs, de part et d’autre de la frontière russo-ukrainienne.
Greg Oxley