Dans les événements tumultueux de la révolution allemande, au cours desquels se posaient de nombreuses questions politiques, stratégiques et organisationnelles, l’activité des révolutionnaires était entravée par l’absence d’une structure cohérente avec une politique bien définie, dotée d’une certaine discipline interne et capable, en conséquence, de défendre efficacement ses positions et se faire entendre auprès de la masse des travailleurs. L’esprit d’initiative et l’enthousiasme militant, seuls, ne pouvaient pas surmonter les obstacles politiques et militaires auxquels la révolution faisait face. Que les révolutionnaires exceptionnels qu’étaient Rosa Luxemburg, Karl Liebknecht, Leo Jogiches, Paul Frölich, Franz Mehring ou Eugen Leviné se sentent soutenus par une masse grandissante de travailleurs, de soldats et de marins, c’est une chose. Qu’ils puissent forger, à partir de cette matière humaine en ébullition, une force capable de porter un coup décisif – c’est-à-dire mortel – à l’ordre capitaliste allemand et mettre en place les fondements d’une société socialiste, en est une autre. Un propagandiste remarquable comme Liebknecht pouvait avoir l’impression, pendant les grandes journées de novembre et décembre 1918, de maîtriser « la rue » qui l’acclamait, mais en réalité, il ne maîtrisait même pas sa propre organisation, pas plus que Rosa Luxemburg et ses autres camarades. Depuis sa création à partir du groupe Internationale, la Ligue Spartakiste n’a jamais fait preuve d’une grande cohésion politique et organisationnelle, ce qui entravait sérieusement son développement. Selon Paul Frölich, même après les événements du 9 novembre, elle n’avait guère que 3 000 ou 4000 véritables adhérents, éparpillés en un grand nombre de groupes locaux à travers le pays, chacun agissant de façon plus ou moins autonome.
Rosa Luxemburg a finalement opté pour la création d’un nouveau parti après le refus de convoquer une conférence extraordinaire de la part de l’USPD. La croissance relativement importante des effectifs des Spartakistes à partir de la mi-décembre et l’approche imminente d’une nouvelle confrontation majeure avec le pouvoir n’ont fait qu’augmenter l’urgence d’un resserrement politique et organisationnel. Quatre jours après le conflit armé au Palais Impérial, 112 délégués, Spartakistes pour la plupart, mais aussi d’autres groupements révolutionnaires, comme celui de Bremen autour de Johann Knief, sont venus des quatre coins du pays et se sont réunis pour fonder le KPD. Karl Radek représentait les Bolcheviks. Cependant, le congrès ne pouvait que mettre en évidence les positions divergentes qui existaient entre les Spartakistes et les autres groupes, d’une part, et parmi les Spartakistes eux-mêmes. Luxemburg, Jogiches, Levi et Radek soutenaient fermement qu’il ne fallait pas se laisser emporter par la faiblesse apparente du pouvoir au point de croire qu’une prise de pouvoir par le nouveau parti se présentait comme un objectif immédiat. Pour qu’une prise de pouvoir se fasse dans de bonnes conditions, il faudrait bien plus que l’adhésion d’une masse des travailleurs plus ou moins organisés à certains mots d’ordre. Rosa Luxemburg met en garde les congressistes contre toute action prématurée. Certes, les Ebert, Scheidemann et Noske sont affaiblis et discrédités, dit-elle, mais les masses sont encore loin d’avoir compris le programme des Spartakistes et plus loin encore de vouloir lutter activement pour sa réalisation. Toute tentative de profiter prématurément des difficultés du gouvernement pour le remplacer sans l’appui d’un mouvement massif et consciemment révolutionnaire finirait en catastrophe. Jogiches, Levi et Radek sont intervenus dans le même sens. Un bouleversement « politique » au sommet, sans l’appui actif d’une lutte révolutionnaire consciente engagée par les travailleurs et les soldats dans chaque usine par l’organisation de grèves, dans chaque quartier, dans chaque caserne, serait inévitablement voué à l’échec, avec des conséquences catastrophiques pour la révolution. Il ne faut pas tellement tourner les yeux vers le haut, vers la sphère gouvernementale. Il faut plutôt fixer l’attention de tous les camarades sur ce qu’il se passe à la base du mouvement, pour la convaincre du programme et des objectifs des révolutionnaires et les doter des formes organisationnelles adéquates, afin de mettre la prise de pouvoir – une fois que toutes les conditions sont réunies – sur des bases solides.
Le discours de Rosa Luxemburg, en particulier, déclenche un tonnerre d’applaudissements, et une résolution qui résume sa position est largement adoptée par le congrès. Il n’empêche que, pour la plupart, les délégués ne comprennent pas ou n’acceptent pas la signification de son point de vue, comme en témoigne la teneur de la discussion sur la question de la participation aux élections à l’Assemblée Nationale. Tous les congressistes, y compris Rosa Luxemburg, comprennent le complot réactionnaire que sous-tendent les élections. L’Assemblée Nationale sera utilisée comme un contrepoids aux Conseils de travailleurs et de soldats et servira de point de ralliement « légitime » aux forces contre-révolutionnaires. Aucun spartakiste n’accepte l’illusion réformiste selon laquelle il sera possible de construire le socialisme par la voie parlementaire. Mais des divergences apparaissent sur l’attitude à adopter à l’égard des élections et de la participation à l’Assemblée. Pour Rosa Luxemburg, les élections doivent être utilisées comme un moyen de propagande pour convaincre les travailleurs des idées du communisme et renforcer le mouvement révolutionnaire. Dans un texte qu’elle a présenté au congrès, elle écrit : « Nous devons utiliser les élections et la plate-forme de l’Assemblée […] dans le but d’exposer et de dénoncer la duperie et les machinations de l’Assemblée elle-même, pour faire comprendre ses activités contre-révolutionnaires de la part des masses, et enfin leur demander d’entrer en action pour s’imposer. » L’intervention de Paul Levi appuie les arguments de Rosa Luxemburg. On ne peut refuser de participer à l’Assemblée Nationale que si nous sommes en mesure de la renverser, précise-t-il, ce qui loin d’être le cas dans l’ensemble du pays : « Réfléchissez un instant. L’Assemblée sera mise en place. Vous ne pouvez pas l’empêcher. Pendant des mois, elle va dominer la vie politique du pays. Vous ne pouvez pas empêcher les gens de s’intéresser à ce qu’il s’y passe. Elle aura sa place dans la conscience des travailleurs allemands et pourtant vous voulez rester en dehors de l’Assemblée et n’agir que de l’extérieur. »
Les délégués, pour la plupart, ne sont pas convaincus. Ils sont encore sous l’impression des événements de la semaine précédente, marquée par la défaite humiliante du gouvernement Ebert et ont du mal à croire que la convocation de l’Assemblée Nationale puisse renforcer sa position. Les élections vont avoir lieu dans deux semaines, et certains délégués vont jusqu’à penser que le gouvernement pourrait être renversé avant cette date. Pour d’autres, bien plus nombreux, l’Assemblée ne sera qu’une diversion, un nouveau « cadavre politique » pour reprendre l’expression de Franz Mehring. Tous les débats et l’ambiance générale du congrès sont empreints d’impatience révolutionnaire et de l’ultra-gauchisme qui en découle. Ainsi, de nombreux délégués cautionnent l’idée de quitter les organisations syndicales, considérant qu’elles sont intrinsèquement réformistes. Cet ultra-gauchisme et la crainte de comportements « putschistes » forment l’arrière-plan du départ des délégués syndicaux révolutionnaires, qui avaient initialement envisagé de rejoindre le nouveau parti. Ce retournement signifie que le KPD doit engager son activité sans la collaboration directe des meilleurs éléments de la classe ouvrière berlinoise.
1. La Social-Démocratie avant 1914