La Commune de 1871 fut l’un des plus grands épisodes de l’histoire de la classe ouvrière française. Au cours d’un mouvement révolutionnaire d’une portée jusqu’alors inconnue, les structures étatiques à Paris ont été mises à l’écart et remplacées par les organes de gouvernement des travailleurs. Pendant dix semaines, entre le soulèvement du 18 mars et la défaite sanglante de la dernière semaine de mai, les travailleurs et travailleuses étaient au pouvoir. Dans des circonstances extrêmement difficiles, ils se sont efforcés de mettre un terme à l’exploitation, à l’oppression, et de réorganiser la société sur des bases entièrement nouvelles. Les leçons de ces événements sont d’une importance fondamentale pour le mouvement ouvrier contemporain et pour tous ceux qui, en France ou ailleurs, aspirent à changer la société.
Vingt ans avant la Commune, le coup d’État militaire du 2 décembre 1851 avait amené Napoléon III au pouvoir, après l’échec du soulèvement de juin 1848. Au début, le nouveau régime bonapartiste semblait inébranlable. Les travailleurs ont été battus et leurs organisations mises hors la loi. Pourtant, vers la fin des années 1860, l’épuisement de la croissance économique, les répercussions des guerres (en Italie, en Crimée, au Mexique) et la résurgence du mouvement ouvrier ont sérieusement affaibli le régime impérial. Il était devenu clair que seule une nouvelle guerre – et une victoire rapide – pourrait retarder son effondrement. En juillet 1870, Napoléon III déclare la guerre à la Prusse, alors dirigée par Bismarck. L’Empereur prétendait que la guerre apporterait à la France des gains territoriaux, affaiblirait ses rivaux et mettrait fin à la crise de la finance et de l’industrie.
Il arrive souvent que la guerre mène à la révolution. Ce n’est pas accidentel. La guerre arrache subitement les peuples à la routine de leur existence quotidienne et les jette violemment dans l’arène des grandes actions historiques. La vaste majorité de la population examine beaucoup plus attentivement qu’en période de paix le comportement des chefs d’État, des généraux et des politiciens. C’est particulièrement vrai en cas de défaite. Or, la tentative d’invasion de l’Allemagne par Napoléon III s’est soldée par un échec rapide et déshonorant. Le 2 septembre, près de Sedan, l’Empereur a été arrêté par l’armée de Bismarck, en même temps que 75 000 soldats. À Paris, des manifestations massives remplissaient les boulevards de la capitale, réclamant le renversement de l’Empire et la proclamation d’une république démocratique.
L’opposition républicaine « modérée » était terrifiée par ce mouvement, mais fut néanmoins forcée, le 4 septembre, de proclamer la république. Un « Gouvernement de Défense nationale » fut installé, dans lequel le personnage clé était le général Trochu. Jules Favre, un représentant typique du républicanisme capitaliste, et qui faisait également partie du gouvernement, déclarait pompeusement que « pas un pouce de terrain et pas une pierre de nos forteresses » ne seraient cédés aux Prussiens. Les troupes allemandes encerclèrent rapidement Paris et placèrent la ville en état de siège. Dans un premier temps, la classe ouvrière parisienne accorda son soutien au nouveau gouvernement, au nom de « l’unité » contre l’ennemi étranger. Mais le cours ultérieur des événements brisa rapidement cette unité et fit apparaître au grand jour les intérêts de classe contradictoires qu’elle recouvrait.
Malgré ses déclarations publiques, le Gouvernement de Défense nationale ne croyait pas qu’il était possible, ni même désirable, de défendre Paris. En dehors de l’armée régulière, une milice forte de 200 000 hommes, la Garde nationale, se déclara prête à défendre la ville. Mais ces travailleurs armés à l’intérieur de Paris constituaient une menace bien plus grande pour les intérêts des capitalistes français que l’armée étrangère aux portes de la cité. Le gouvernement décida qu’il était préférable de capituler dès que possible devant Bismarck. Cependant, étant donné l’esprit combatif des travailleurs parisiens organisés dans la Garde nationale, il était impossible pour le gouvernement de déclarer ses intentions publiquement. Trochu comptait sur les effets économiques et sociaux du siège pour refroidir la résistance des travailleurs parisiens. Il devait gagner du temps. Tout en se déclarant favorable à la défense de Paris, le gouvernement engagea des négociations secrètes avec Bismarck.
Le temps passant, la méfiance et l’hostilité des travailleurs envers le gouvernement augmentaient. Des rumeurs persistantes se répandirent au sujet des négociations avec Bismarck. Le 8 octobre, la chute de Metz provoqua une nouvelle manifestation de masse. Le 31 octobre, plusieurs contingents de la Garde nationale, conduits par Flourens, le courageux commandant du bataillon de Belleville, attaquèrent et occupèrent temporairement l’Hôtel de Ville. À ce stade, cependant, la majorité des travailleurs n’était pas encore prête à agir de manière décisive contre le gouvernement. Isolée, l’insurrection s’est rapidement essoufflée. Blanqui s’est enfui et Flourens a été emprisonné.
Dans Paris, la famine et la pauvreté provoquées par le siège avaient des conséquences désastreuses, et l’urgence de briser ce siège se faisait sentir toujours plus vivement. Après l’échec de la sortie en direction du village de Buzenval, le 19 janvier 1871, Trochu, complètement discrédité, n’eut d’autre choix que de démissionner. Il fut remplacé par Vinoy, qui déclara immédiatement que les Parisiens ne devaient se faire « aucune illusion » sur la possibilité de vaincre les Prussiens. Il était devenu clair que le gouvernement comptait capituler. Les clubs politiques et les comités de vigilance appelèrent les gardes nationaux à s’armer et à marcher sur l’Hôtel de Ville. D’autres détachements se rendirent aux prisons pour chercher et libérer Flourens. Sous la pression croissante de la population, la classe moyenne démocrate de l’Alliance républicaine réclama un « gouvernement populaire » pour organiser une résistance effective contre les Prussiens. Mais lorsque les gardes nationaux arrivèrent devant l’Hôtel de Ville, le 22 janvier, un dénommé Chaudry, représentant le gouvernement, a violemment crié sa colère contre les délégués de l’Alliance. Il n’en fallait pas plus pour convaincre les républicains de se disperser immédiatement. Les gardes bretons chargés de défendre le gouvernement ont ouvert le feu sur les gardes nationaux et sur les manifestants qui tentaient de s’opposer à la trahison des républicains. Les gardes nationaux ont tiré quelques salves à leur tour, mais ont dû finalement se replier.
À la suite de ce premier conflit armé avec le gouvernement, le mouvement populaire s’est temporairement affaibli. Le républicanisme petit-bourgeois, représenté par l’Alliance républicaine, s’était montré complètement incapable de faire face à la résistance de la classe dominante. Il ne pouvait plus, par conséquent, prétendre à un quelconque rôle dirigeant. L’accalmie apparente a renforcé la confiance du Gouvernement de Défense nationale. Le 27 janvier 1871, il procéda à la capitulation qu’il avait secrètement préparée depuis le début du siège.
Dans la France rurale, l’immense majorité de la paysannerie était en faveur de la paix. Aux élections de l’Assemblée nationale, en février, les votes de la paysannerie donnèrent une majorité écrasante aux candidats monarchistes et conservateurs. La nouvelle Assemblée a nommé Adolphe Thiers – un réactionnaire endurci – à la tête du gouvernement. Un conflit entre Paris et l’Assemblée « rurale » était désormais inévitable. Le danger contre-révolutionnaire, en relevant la tête, a donné une nouvelle et puissante impulsion à la révolution parisienne. Les soldats prussiens devaient bientôt entrer dans la capitale. L’accalmie du mouvement fit place à une nouvelle et bien plus puissante vague de protestation. Des manifestations armées de la Garde nationale se multipliaient, massivement soutenues par les travailleurs et par les couches les plus pauvres et affamées de la population parisienne. Les travailleurs en armes dénoncèrent Thiers et les monarchistes comme des traîtres et en appelèrent à la « guerre à outrance » pour la défense de la république. Les journées du 31 octobre et du 22 janvier avaient été une anticipation de cette nouvelle flambée révolutionnaire. Mais cette fois-ci, les éléments les plus révolutionnaires n’étaient plus isolés. L’ensemble de la classe ouvrière parisienne était en pleine révolte.
L’Assemblée nationale réactionnaire provoquait constamment les Parisiens, les décrivant comme des égorgeurs et des criminels. Le siège avait mis de nombreux travailleurs au chômage, et les indemnités versées aux gardes nationaux étaient tout ce qui les séparait de la famine. Le gouvernement a supprimé les indemnités payées à chaque garde qui ne pouvait prouver qu’il était incapable de travailler. Il décréta également que les arriérés de loyer et toutes les créances devaient être réglés dans les 48 heures. Ceci menaçait tous les petits entrepreneurs de banqueroute immédiate. Paris a été privé de son statut de capitale de France en faveur de Versailles. Ces mesures, et bien d’autres encore, frappèrent de plein fouet les sections les plus pauvres de la société, mais aboutirent aussi à une radicalisation des classes moyennes parisiennes, dont le seul espoir de salut résidait désormais dans le renversement révolutionnaire de Thiers et de l’Assemblée nationale.
La capitulation du gouvernement et la menace d’une restauration monarchiste menèrent à une transformation de la Garde nationale. Un « Comité central de la Fédération de la Garde nationale » fut élu, représentant 215 bataillons, équipés de quelque 2000 canons et des centaines de milliers de fusils. De nouveaux statuts furent adoptés, stipulant « le droit absolu des Gardes nationaux d’élire leurs dirigeants et de les révoquer aussitôt qu’ils perdraient la confiance de leurs électeurs ». Dans leur essence, le Comité central et les structures correspondantes au niveau des bataillons préfiguraient les soviets de travailleurs et de soldats qui firent leur apparition, en Russie, au cours des révolutions de 1905 et de 1917.
La nouvelle direction de la Garde nationale eut rapidement l’occasion de tester son autorité. Alors que l’armée prussienne s’apprêtait à entrer dans Paris, des dizaines de milliers de Parisiens armés se rassemblèrent avec l’intention d’attaquer les envahisseurs. Le Comité central intervint pour empêcher un combat inéquitable pour lequel il n’était pas encore préparé. En imposant sa volonté sur cette question, le Comité central démontrait que son autorité était reconnue par la majorité de la Garde nationale et des Parisiens. Clément Thomas, le commandant nommé par le gouvernement, dut démissionner. Les forces prussiennes occupèrent une partie de la ville pendant deux jours, puis s’en retirèrent.
Aux « ruraux » de l’Assemblée, Thiers avait promis de restaurer la monarchie. Mais sa tâche immédiate était de mettre un terme à la situation de « double pouvoir » qui existait à Paris. Les canons sous le contrôle de la Garde nationale – et en particulier ceux des hauteurs de Montmartre, surplombant la cité – symbolisaient la menace contre « l’ordre » capitaliste. Le 18 mars, à 3 heures du matin, 20 000 soldats et gendarmes furent envoyés, sous le commandement du général Lecomte, pour prendre possession de ces canons. Cela se fit sans trop de difficultés. Cependant, les commandants de l’expédition n’avaient pas pensé aux attelages nécessaires pour déplacer les canons. À 7 heures, les attelages n’étaient toujours pas arrivés. Dans son Histoire de la Commune, Lepelletier décrit ce qui se passa par la suite : « Bientôt, le tocsin se mit à sonner et l’on entendait, dans la chaussée Clignancourt, les tambours battre la générale. Rapidement, ce fut comme un changement de décor dans un théâtre : toutes les rues menant à la Butte s’emplirent d’une foule frémissante. Les femmes formaient la majorité ; il y avait aussi des enfants. Des gardes nationaux isolés sortaient en armes et se dirigeaient vers le Château-Rouge. »
Les troupes se trouvaient encerclées par une foule sans cesse croissante. Les habitants du quartier, les gardes nationaux et les hommes de Lecomte étaient pressés les uns contre les autres dans ce rassemblement compact. Certains soldats fraternisaient ouvertement avec les gardes. Dans une tentative désespérée de réaffirmer son autorité, Lecomte ordonna à ses hommes de tirer sur la foule. Personne ne tira. Les soldats et les gardes nationaux poussèrent alors des acclamations et s’étreignirent mutuellement. En dehors d’un bref échange de feu du côté de Pigalle, l’armée n’offrait aucune résistance aux gardes. Lecomte et Clément Thomas furent arrêtés. Des soldats en colère les exécutèrent peu après. Clément Thomas était connu pour avoir donné l’ordre de tirer sur les travailleurs pendant la révolution de 1848.
Thiers n’avait pas prévu la défection des troupes. Pris de panique, il s’enfuit de Paris et ordonna à l’armée et aux administrations d’évacuer complètement la ville et les forts environnants. Thiers voulait sauver de l’armée ce qu’il pouvait l’être en l’éloignant de la « contagion » révolutionnaire. Les restes de ses forces – certaines ouvertement insubordonnées, chantant et scandant des slogans révolutionnaires – se retirèrent dans le désordre vers Versailles.
Avec l’effondrement du vieil appareil d’État, la Garde nationale prit tous les points stratégiques de la cité sans rencontrer de résistance significative. Le Comité central n’avait joué aucun rôle dans ces événements. Et pourtant, le soir du 18 mars, il découvrit que, malgré lui, il était devenu le gouvernement de facto d’un nouveau régime révolutionnaire basé sur le pouvoir armé de la Garde nationale. Dans son livre La Commune de 1871, Talès écrit : « Le 18 mars 1871 n’a pas d’équivalent dans notre histoire révolutionnaire. C’est une étrange journée où l’on voit une foule, en général passive, provoquer l’écroulement, local sans doute, mais total, des institutions bourgeoises. »
La première tâche que la majorité des membres du Comité central se fixèrent fut de se débarrasser du pouvoir qui était entre leurs mains. Après tout, disaient-ils, nous n’avons pas de « mandat légal » pour gouverner ! Après de longues discussions, le Comité central accepta avec réticence de rester à l’Hôtel de Ville pour les « quelques jours » pendant lesquels des élections municipales (communales) pourraient être organisées. Sous le cri de « Vive la Commune ! », les membres du Comité central furent soulagés de savoir qu’ils n’auraient à exercer le pouvoir que pour quelque temps ! Le problème immédiat auquel ils faisaient face était Thiers et l’armée en route pour Versailles. Eudes et Duval proposèrent de faire immédiatement marcher la Garde nationale sur Versailles, de façon à briser ce qui restait de force à la disposition de Thiers. Leurs appels tombèrent dans des oreilles de sourds. La majorité du Comité central pensait qu’il était préférable de ne pas apparaître comme les agresseurs. Le Comité central était composé, dans sa majorité, d’hommes très modérés, dont ni le tempérament ni les idées ne correspondaient à la grande tâche historique qui se présentait à eux.
Le Comité central commença de longues négociations avec les anciens Maires et divers « conciliateurs » concernant la date et les modalités des élections. Ceci absorba toute son attention, jusqu’à ce que les élections soient finalement fixées au 26 mars. Thiers utilisa ce temps précieux à son avantage. Une campagne de mensonges et de propagande vicieuse contre Paris fut menée en province. Avec l’aide de Bismarck, l’armée regroupée à Versailles a été massivement renforcée en effectifs et en armes, dans le but de lancer une attaque contre Paris.
À la veille des élections, le Comité central de la Garde nationale a publié une déclaration remarquable qui résume l’esprit d’abnégation et de probité qui caractérisait le nouveau régime : « Notre mission est terminée. Nous allons céder la place dans notre Hôtel de Ville à vos nouveaux élus, à vos mandataires réguliers. » Le Comité central n’avait qu’une seule consigne à donner aux électeurs : « Ne perdez pas de vue que les hommes qui vous serviront le mieux sont ceux que vous choisirez parmi vous, vivant votre propre vie, souffrant des mêmes maux. Défiez-vous des ambitieux et des parvenus […] Défiez-vous des parleurs, incapables de passer à l’action […] »
La Commune nouvellement élue remplaça le commandement de la Garde nationale comme gouvernement officiel du Paris révolutionnaire. Elle était principalement composée d’individus associés d’une manière ou d’une autre avec le mouvement révolutionnaire. La majorité pourrait être décrite comme « républicaine de gauche », trempée dans une nostalgie idéalisée du régime jacobin du temps de la Révolution française. Sur ses 90 membres, 25 étaient des travailleurs, 13 des membres du Comité central de la Garde nationale, et une quinzaine d’autres des membres de l’Association Internationale des Travailleurs. Les Blanquistes – des hommes énergiques inspirés par la commune révolutionnaire de 1792 et toujours prêts à se lancer dans des actions spectaculaires, mais dont le programme politique était difficile à cerner – et les Internationalistes représentaient ensemble près d’un quart des élus de la Commune. Blanqui lui-même se trouvait dans une prison de province. Les quelques élus de droite démissionnèrent de leurs postes sur des prétextes divers. D’autres furent arrêtés lors de la découverte de leurs noms sur des fichiers de police les identifiant comme des espions agissant pour le compte du régime impérial.
Sous la Commune, tous les privilèges des hauts fonctionnaires de l’État furent abolis. On décréta notamment qu’ils ne devaient pas percevoir davantage, pour leur service, que le salaire d’un ouvrier qualifié. La Commune était le seul gouvernement honnête que la France n’ait jamais connu. Moreau, l’un des membres du Comité central, déclara que lorsque l’on occupe un poste dirigeant dans la société, « il est immoral de s’allouer un traitement quelconque. Nous avons jusqu’ici vécu avec nos trente sous. Ils nous suffiront encore. » Les loyers furent gelés, les fabriques abandonnées placées sous le contrôle des travailleurs. Des mesures furent prises pour limiter le travail de nuit et pour garantir la subsistance des pauvres et des malades. La Commune caractérisa ces mesures comme « mettant un terme à la concurrence anarchique et ruineuse entre les travailleurs au profit des capitalistes », et comme favorisant « la propagation des idéaux socialistes ». La Garde nationale fut ouverte à tous les hommes aptes au service militaire, et organisée, comme nous l’avons vu, sur des principes strictement démocratiques. Les armées permanentes « séparées du peuple » furent déclarées illégales. L’Église fut séparée de l’État et la religion déclarée « affaire privée ». Les logements et les bâtiments publics furent réquisitionnés pour les sans-logis, l’éducation publique ouverte à tous, de même que les théâtres et les lieux de culture et d’apprentissage. Les travailleurs étrangers étaient considérés comme des frères et des sœurs, comme des alliés dans la lutte pour la réalisation d’une « république universelle » des travailleurs de tous les pays. Des réunions avaient lieu nuit et jour, où des milliers d’hommes et de femmes ordinaires discutaient de la façon dont devaient être organisés les différents aspects de la vie sociale dans l’intérêt du « bien commun ».
Les caractéristiques de la société nouvelle qui prenait graduellement forme sous l’égide de la Garde nationale et de la Commune étaient indubitablement socialistes. Le manque de précédents historiques, l’absence d’une direction claire et organisée, d’un programme défini, combinés avec la dislocation économique d’une cité assiégée, signifiaient nécessairement que les travailleurs avançaient « à tâtons », en s’efforçant de trouver des solutions aux problèmes concrets que posait l’organisation de la société dont, pour la première fois de l’histoire, ils étaient les maîtres.
Beaucoup d’encre a coulé pour mettre en relief l’incohérence et les demi-mesures des travailleurs parisiens, ou encore le temps et l’énergie qu’ils ont perdus durant leurs dix semaines de pouvoir derrière les murs d’une cité assiégée. Il est vrai que les communards ont commis de nombreuses erreurs. Marx et Engels ont à juste titre critiqué le fait de ne pas avoir pris le contrôle de la Banque de France, qui continuait à verser des millions de francs à Thiers, lequel utilisait cet argent pour armer et réorganiser les forces qu’il comptait bientôt envoyer contre Paris. Cependant, fondamentalement, toutes les initiatives les plus importantes prises par les travailleurs parisiens tendaient vers la complète émancipation sociale et économique de la classe ouvrière. La tragédie de la Commune consistait dans son manque de temps. Le processus qui l’acheminait vers le socialisme fut brutalement interrompu par le retour de l’armée de Versailles et le terrible bain de sang qui mit fin à la Commune.
La menace des versaillais fut clairement sous-estimée par la Commune, qui non seulement ne tenta pas de les attaquer – du moins jusqu’à la première semaine d’avril – mais ne s’est même pas sérieusement préparée à se défendre. À partir du 27 mars, des échanges de feu occasionnels eurent lieu entre les positions avancées de l’armée de Versailles et les remparts de Paris. Le 2 avril, un détachement communard se dirigeant vers Courbevoie fut attaqué et repoussé vers Paris. Les prisonniers aux mains des forces de Thiers furent sommairement exécutés. Le jour suivant, sous la pression de la Garde nationale, la Commune lança finalement une attaque en trois mouvements simultanés contre Versailles. Cependant, en dépit de l’enthousiasme des bataillons communards, le manque de préparation militaire et politique sérieuse condamnait cette sortie tardive à l’échec. De toute évidence, les dirigeants de la Commune croyaient que, comme le 18 mars, l’armée de Versailles passerait dans le camp de la Commune à la simple vue de la Garde nationale. Il n’en fut rien.
Cette défaite ne provoqua pas seulement un nombre considérable de morts et de blessés – parmi lesquels Flourens et Duval, exécutés immédiatement après leur arrestation par l’armée de Versailles – mais aussi une vague de défaitisme qui déferla sur Paris. L’optimisme résolu des premières semaines fit place au pressentiment d’une défaite inéluctable et imminente, ce qui accentua les divisions et les rivalités à tous les niveaux de la structure – déjà désordonnée – du commandement militaire.
Finalement, l’armée de Versailles entra dans Paris le 21 mai 1871. À l’Hôtel de Ville, la Commune était dépourvue, au moment décisif, d’une stratégie militaire sérieuse, et cessa tout simplement d’exister, abdiquant toutes ses responsabilités au profit d’un « Comité de Salut Public » totalement inefficace. Les Gardes nationaux furent postés au combat « dans leurs quartiers ». En l’absence d’un commandement centralisé, cette décision empêcha toute concentration sérieuse de forces communardes capables de résister à la poussée des troupes versaillaises. Les communards combattirent avec un immense courage, mais furent graduellement repoussés vers l’est de la cité – et finalement vaincus le 28 mai. Les derniers communards qui résistaient furent fusillés dans le 20e arrondissement, devant le « Mur des Fédérés », que l’on peut encore voir dans le secteur nord-est du cimetière du Père-Lachaise. Au cours de la « semaine sanglante », les forces de Thiers massacrèrent peut-être 30 000 hommes, femmes et enfants, et firent probablement 20 000 victimes de plus dans les semaines suivantes. Les escadrons de la mort travaillaient sans relâche pendant le mois de juin, tuant toute personne suspectée d’avoir d’une façon ou d’une autre soutenu la Commune.
Marx et Engels suivirent la Commune attentivement et tirèrent de nombreuses leçons de cette première tentative de construire une société socialiste. Leurs conclusions se trouvent dans les écrits de Marx publiés sous le titre La Guerre civile en France, avec une introduction particulièrement remarquable d’Engels. Marx expliquait que l’une des principales leçons à tirer de l’expérience de la Commune consiste dans le fait que les travailleurs « ne peuvent pas, comme l’ont fait les classes dominantes et leurs diverses fractions rivales, aux époques successives de leur triomphe, se contenter de prendre l’appareil d’État existant et de faire fonctionner cet instrument pour son propre compte. La première condition pour conserver le pouvoir politique, c’est de transformer l’appareil existant et de détruire cet instrument de domination de classe ». Marx décrit l’État capitaliste comme étant un « immense appareil gouvernemental, qui enserre comme un boa constrictor le véritable corps social dans les mailles d’une armée permanente, d’une bureaucratie hiérarchisée, d’une police, d’un clergé docile et d’une magistrature servile ». Cet « instrument politique de son asservissement », dit Marx au sujet du salariat, « ne peut servir d’instrument politique de son émancipation. »
Marx et Engels ont soutenu sans réserve la lutte révolutionnaire des travailleurs parisiens. Mais ils étaient conscients du piège qui allait se refermer autour de l’insurrection, en raison de la faiblesse du mouvement révolutionnaire dans les villes de province et du conservatisme réactionnaire de la paysannerie. En septembre 1870, Marx avait écrit que, compte tenu des circonstances défavorables, toute tentative de prendre le pouvoir serait « une folie désespérée ». Cependant, avec la fuite du gouvernement et l’effondrement de l’armée, le cours même des événements plaça le pouvoir entre les mains des travailleurs. À partir de ce moment, ils s’efforcèrent, dans des circonstances extrêmement difficiles, d’organiser une société sur des bases nouvelles. Les travailleurs parisiens se battirent pour faire naître ce qu’ils appelaient une « république sociale universelle », débarrassée de l’exploitation, des divisions de classe, du militarisme réactionnaire et des antagonismes nationaux.
Dans un message adressé aux travailleurs français, en 1892, pour marquer l’anniversaire de la prise du pouvoir par la Garde nationale, Friedrich Engels écrivait : « Il y a 21 ans aujourd’hui que le peuple de Paris arborait le drapeau rouge, en défi à la fois au drapeau tricolore français qui flottait à Versailles et au drapeau tricolore allemand qui flottait sur les forts occupés par les Prussiens. […] Ce qui fait la grandeur historique de la Commune, c’est son caractère éminemment international. C’est ce défi hardiment jeté à tout sentiment de chauvinisme bourgeois. La classe ouvrière de tous les pays ne s’y est pas trompée. Que les bourgeois célèbrent leur 14 juillet ou leur 22 septembre. La fête de la classe ouvrière, partout et toujours, sera le 18 mars ! »
Aujourd’hui, en France et dans tous les pays industrialisés du monde, le salariat occupe dans la société une place bien plus prépondérante qu’au XIXe siècle. Les conditions économiques pour la réalisation du socialisme sont actuellement incomparablement plus favorables qu’elles ne l’étaient en 1871. Souvenons-nous donc de la Commune. Apprenons de ses accomplissements comme de ses erreurs. Mais surtout, poursuivons notre lutte pour mettre fin au capitalisme et pour faire advenir la société socialiste, libre et démocratique, pour laquelle les communards se battirent et moururent.
Greg Oxley. PCF/La Riposte
Salut camarades,
Merci pour cet article pertinent du camarade Greg Oxley…
” C’est ainsi que l’histoire fait bouillir son chaudron de sorcière ” – Lettre de Marx à Kugelmann, le 3 mars 1869…
Dans “La Guerre civile en France”, parlant de la Commune de Paris, Marx écrivait : «Le vieux monde se tordit dans des convulsions de rage à la vue du drapeau rouge, symbole de la République du travail, flottant sur l’Hôtel de Ville»… C’est ce qui gêne la droite et la gauche à Paris, c’est la socialisation des moyens de production ? Une société sans bourgeois, sans parasites, un monde pour les travailleurs aux bras nus ?
Enfin, la Commune célébrait une autre société, par des communards passés “à l’assaut du ciel”… Et cette phrase prophétique si fameuse de Marx : «Le Paris ouvrier, avec sa Commune, sera célébré à jamais comme le glorieux fourrier d’une société nouvelle. Le souvenir de ses martyrs est conservé pieusement dans le grand cœur de la classe ouvrière. Ses exterminateurs, l’histoire les a déjà cloués à un pilori éternel, et toutes les prières de leurs prêtres n’arriveront pas à les en libérer.»
Fraternellement,
Laurent Gutierrez, du PCF 21/La Riposte en Côte d’Or