La Riposte publie ci-dessous une interview avec Mathieu Rougier, secrétaire des « Comités Syndicalistes Révolutionnaires » (CSR). Sans partager ses idées sur plusieurs points, nous pensons qu’il soulève des questions qui méritent discussion.
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Mathieu, peux-tu rapidement te présenter pour nos lecteurs ?
J’ai 31 ans, je suis ouvrier polyvalent de maintenance dans une patinoire olympique, salarié d’une entreprise privée. Étant de la « génération CPE », j’ai connu les grandes mobilisations jeunes et sociales de ces quinze dernières années (Fillon, CPE/CNE, LRU, retraites, etc.), engagé dans différentes luttes et différents mouvements depuis le lycée, notamment antifasciste. Je suis syndicaliste, militant à la CGT et mandaté sur mon Union Locale. Je suis également mandaté secrétaire national des Comités Syndicalistes Révolutionnaires. Je tiens à préciser que mes réponses à cette interview ont été contrôlées collectivement, comme tout mandat qui se respecte.
Peux-tu nous expliquer quand se sont reformés des CSR, et pour quelles raisons ?
Le noyau qui a décidé de refonder les CSR est issu d’une scission collective de jeunes militants de la CNT. Au milieu des années 1990, cette confédération a connu une vague de sympathies et d’adhésions. Elle a commencé à peser sur la situation sociale, entre autres sur la grève universitaire d’octobre-novembre 1995, dernière mobilisation offensive et victorieuse de la jeunesse. Mais très rapidement le secteur majoritaire dans cette confédération a choisi de construire ni plus ni moins qu’un nouvel appareil affinitaire. La mouvance syndicaliste révolutionnaire, pas encore organisée en tendance, voulait au contraire favoriser une stratégie de Front unique, comme première étape pour faire revivre la Charte d’Amiens. Les tensions internes, invivables, ont provoqué un départ groupé, principalement vers SUD, mais aussi la CGT.
Un premier choix aurait consisté à créer une tendance SR affinitaire, focalisée sur un discours. Cette option aurait été très bien accueillie, car tout le monde se revendique en France de la Charte d’Amiens. Mais qui se prépare réellement à construire, dans sa pratique quotidienne, une gestion syndicale de la société ? Il a donc été décidé au contraire, et à l’unanimité, de construire des comités coordonnant des pratiques militantes concrètes. Un gros travail a été fait d’étude des archives ouvrières, d’analyse des expériences passées, mais aussi des modes de gestion capitaliste. Cette élaboration comme « collectif intellectuel » a été mise au service d’une expérimentation immédiate sur le terrain.
Cette redécouverte d’une expérience ouvrière, souvent occultée, a permis à notre tendance d’intervenir rapidement sur des questions prioritaires et les outils adéquats : la sous-traitance et le syndicalisme d’industrie, la mobilisation des travailleurs immigrés et la MOI, l’embourgeoisement militant et les Bourses du Travail, la défense de la qualification ouvrière et les conventions collectives, le salaire socialisé et la Confédération de classe…
C’est ensuite sur la base de cette stratégie historique réappropriée, et déclinée à travers des tactiques de lutte que des syndicalistes et de jeunes prolétaires ont pu découvrir l’existence présente et passée des CSR et les ont rejoints.
Quelle est votre vision de l’action syndicale ?
Pour nous, le syndicalisme c’est politique. L’action syndicale doit se concevoir comme une action politique, c’est-à-dire avec une organisation, une stratégie, des tactiques, des projets, des objectifs et une finalité, le tout avec cohérence et clarté. Nous avons une vision révolutionnaire de l’action syndicale, car nous ne concevons pas le syndicalisme comme une démarche purement défensive ou simplement corporative, sans quoi nous sommes condamnés à n’agir que sur les terrains que l’adversaire capitaliste aura choisis et qu’il maîtrise. Au contraire, l’action syndicale doit être offensive et répondre aux défis de notre temps, répondre à la nécessité d’organiser autrement la société, pour le salut public et le bien commun. Se défendre c’est bien, mais détruire ce qui nous attaque c’est mieux. Il ne s’agit pas de s’épuiser dans des combats sans fins où nous alternons avancées et reculs. La lutte des classes doit mettre un terme à une guerre sociale qui n’a que trop duré. Voilà, selon nous, vers quelle finalité l’action syndicale doit tendre.
Vous êtes organisé dans la CGT, n’avez-vous pas peur qu’on vous reproche de faire du « fractionnisme » ou de « l’entrisme » ?
En général, les pratiques de fractions ou d’entrisme sont pilotées de l’extérieur et servent les intérêts de l’organisation affinitaire (le plus souvent politique) qui fractionne. Ce sont là des pratiques qui méprisent d’emblée la CGT et ses adhérents, son fonctionnement et ses idées, à savoir le fédéralisme, l’autonomie et la démocratie ouvrières. Au contraire, une tendance syndicale comme la nôtre fait office de barrière à la fraction, car elle permet de sauvegarder l’autonomie ouvrière face à l’avant-gardisme de la petite bourgeoisie intellectuelle et face au multi-classisme des partis politiques. Nous servons les intérêts de la CGT, nous ne la méprisons pas. Les CSR n’agissent pas de l’extérieur, mais bien à l’intérieur des syndicats, ce qui permet d’avoir une organisation composée exclusivement de militants prolétaires. Nous œuvrons ainsi au renforcement et au développement de la puissance de la confédération, dans l’intérêt du prolétariat. C’est un rôle qui, il me semble, est plutôt bien compris jusqu’à maintenant.
Souhaitez-vous prendre la direction de la CGT ?
Le but de notre tendance syndicale est de donner une direction à la confédération, un cap dans lequel l’organisation de masse et de classe s’engage. Mais avoir recours à des pratiques « putschistes », ou, seulement miser sur l’accaparement des postes dirigeants de la confédération, en l’orientant par le haut, n’aurai pas de sens et serait même contre-productif. La CGT (comme les autres organisations syndicales de lutte) est fragilisée par plus de vingt ans de défaites sociales. Ce n’est pas qu’une question de remplacement des équipes dirigeantes. Il faut avant tout revoir les fondations et les solidifier. Dans ces fondations il y a la formation syndicale, l’accueil des nouveaux adhérents, les structures et la vie syndicale. Nous comptons donc orienter la confédération de la base, par l’exemplarité des pratiques, le débat d’idées, l’adaptation stratégique aux situations et la viabilité des projets.
Quel est votre point de vue sur la CGT d’aujourd’hui, ses forces, ses faiblesses ?
L’une des forces de la CGT aujourd’hui lui vient surtout de son passé. La CGT est plus qu’une organisation syndicale, c’est un symbole avec toute une histoire, voire une mythologie, derrière. Sa puissance d’antan rayonnait sur chaque famille française au travers d’une multitude d’organismes satellites, d’œuvres sociales et même d’institutions qui ont créé notre fameux « modèle social ». Si les gens choisissent encore aujourd’hui d’aller voir la CGT, en priorité, lorsqu’ils ont un souci avec leur patron, ce n’est pas grâce aux mouvements de grèves interpro et aux mobilisations sociales lancées à tout va et que nous perdons depuis deux décennies. Ce n’est pas non plus grâce à notre structuration syndicale encore calquée, globalement, sur la réalité du monde du travail des années 50-60 (syndicalisme d’entreprise), ni grâce à la sociabilité quasi absente en dehors des derniers bastions corporatifs historiques. C’est parce que la CGT est le symbole d’un passé glorieux, où des luttes de conquêtes sociales ont pu bénéficier à tout le monde. Même si la CGT n’a plus vraiment la côte, elle reste une légende. C’est en partie ce qui permet, encore aujourd’hui, d’avoir un tissu d’implantation important et un « capital sympathie » relativement haut par rapport à la quantité d’échecs et de casseroles que nous traînons derrière nous. Mais la force de la CGT réside aussi dans la réputation combative et agitatrice qu’elle entretient et qui, combinée à des équipes militantes qui assurent le travail de terrain, permet des victoires locales et corporatives.
Comment analysez-vous la situation au sein de la CGT, les « oppositions » affichées, la bureaucratie ?
Il y aurait beaucoup à dire là-dessus, la situation est pour le moins tendue. La fonction d’une organisation est d’anticiper. Cette tension résulte, entre autres, du fait que nous n’anticipons plus, et que nous nous lançons dans des mouvements année après année sans tirer le bilan des précédents. Cette situation est aussi le fruit de la dépolitisation du syndicalisme, car nous avons sous-traité nos projets politiques aux partis et à leurs courants, ceux-là mêmes qui sont souvent derrière ces oppositions affichées au sein de la CGT. Aux CSR, nous ne nous considérons pas comme « oppositionnels » et restons éloignés, méfiants même, de ces « oppositions ». Nous revendiquons d’être le canal historique du courant fondateur de la CGT, il n’y aurait donc pas de sens à se dire « oppositionnel » dans l’organisation que notre courant a contribué à créer. Ensuite, la critique de la bureaucratie est facile, caricaturale même. Si on prend le dernier mouvement des retraites, nombre de responsables syndicaux ont fait leur boulot de pousser à la mobilisation et de développer le mouvement de grève. On a constaté que c’était au contraire cette fameuse « base » syndicale, qu’on oppose toujours à la bureaucratie, qui n’a pas suivi. Si on prend la situation récente du confinement, c’est pire, la confédération entière a cessé d’exister. Le problème est donc plus profond que de simplement dire « bureaucrates et permanents = méchants ; bases syndicales = gentils ». Oppositions, bureaucraties, bases, etc., tout le monde a une part de responsabilité dans la dégénérescence du syndicalisme de lutte, de classe et de masse. C’est à ce stade qu’on se rend compte de l’importance d’une tendance.
Quelle est votre attitude vis-à-vis des autres syndicats ? Peut-on être CSR en dehors de la CGT ?
Tout à fait, les CSR forment une tendance intersyndicale et ont vocation à se développer dans toutes les organisations syndicales de lutte et de classe. S’il est vrai que nos militants agissent principalement dans la CGT, car c’est l’organisation où nous considérons qu’il y a, encore aujourd’hui, le plus de potentiel (structures, réseau, statuts, capacités de mobilisations massives, implantation, etc.), nous avons des adhérents, sympathisants et contacts dans Sud-Solidaires, CNT, la FSU et FO. Quand on regarde historiquement, les autres organisations syndicales sont toutes issues de scissions politiques de la CGT (à l’exception du syndicalisme jaune et du syndicalisme chrétien). Aujourd’hui l’existence de plusieurs organisations syndicales n’est plus justifiable, et c’est clairement un frein aux mouvements de grève et aux mobilisations sociales. Nous menons campagne pour la réunification syndicale de CGT, FO, FSU, CNT, SUD, dans une grande confédération générale du travail unifiée.
Quelle attitude avez-vous vis-à-vis des partis politiques ?
Pour les relations entre partis et syndicats, nous défendons la position définie dans la Charte d’Amiens de 1906. Il n’y a pas de soucis à ce qu’un militant CSR soit également membre d’un parti ou d’une formation politique. Nous veillons simplement à ce que chaque outil soit utilisé correctement. Le syndicat est un outil, le parti est un outil, la tendance syndicale révolutionnaire en est un autre. Le problème, c’est que les outils ne sont plus utilisés comme il faut, depuis longtemps. C’est comme si on voulait visser avec un marteau, ou enfoncer un clou avec une clé Allen. Avec ou sans perspective révolutionnaire, transformer la société est une action sociale, qui doit entraîner et intégrer la majorité de la population dans le processus. Il faut donc une organisation sociale pour cela, une confédération syndicale, suffisamment implantée et large pour être capable de dépasser les détails idéologiques secondaires. Le parti politique, minoritaire et affinitaire de par sa condition d’adhésion, ne peut pas être cette organisation sociale. La Confédération syndicale est aujourd’hui la seule à en avoir les capacités et surtout le potentiel. Il faut donc revoir nos priorités. En France, cette vision a été celle, par exemple, du Parti ouvrier socialiste révolutionnaire de Jean Allemane (qui a fortement influencé le syndicalisme révolutionnaire) et du PCF dans ses quinze premières années (fortement influencé par le syndicalisme révolutionnaire). C’était également la position du POUM en Espagne, de l’Opposition ouvrière en Russie soviétique ou encore de l’Internationale syndicale rouge. Nous pensons que si les militants de partis renouent avec cette vision, nous redisposerons d’outils et de méthodes adéquats pour travailler correctement et sortir des produits militants de qualité.
Comment voyez-vous votre tâche au sein de la CGT, quelles visions du syndicalisme avez-vous ?
Notre tâche consiste principalement à former des militants et à les coordonner, dans une perspective révolutionnaire. Cette formation est bien sûr politique et historique, mais aussi pratique, concernant les outils syndicaux, car il s’agit de corriger les défaillances que nous pouvons constater ici ou là. Le syndicalisme aujourd’hui est malade, carencé à cause d’une culture de gauche, pourtant étrangère à celui-ci à l’origine, qui l’a dépossédé de ses moyens, de ses idées et de ses projets. Nous mettons un point d’honneur à déconstruire cette culture de gauche, et à la remplacer par la culture du mandat et par la culture ouvrière du travail bien fait. Dans le militantisme en général, il n’y a plus vraiment de contrôle des mandats, et les tensions internes bureaucraties/oppositions/bases dont on parlait précédemment découlent d’ailleurs de ça. La culture de gauche est une culture bourgeoise et libérale où les militants tendent à s’émanciper du collectif. Il faut donc renouer avec les fondamentaux. Marx ne s’est jamais revendiqué « de gauche », la CGT ne s’est jamais présentée comme étant « de gauche », tout comme le PCF ne se revendiquait pas « de gauche » avant le tournant social-démocrate du Front Populaire. « À travailler n’importe comment, on produit n’importe quoi », « à chaque outil son produit », appliquons à notre syndicalisme le bon sens d’un travail bien fait. Un syndicaliste dans ses pratiques militantes doit avoir la discipline et la rigueur d’un ouvrier formé et qualifié pour accomplir un travail de qualité. La CGT se relèvera lorsqu’elle aura rompu avec la culture de gauche et renoué avec la culture ouvrière du mandat et du travail.
Vous voulez renverser le capitalisme, par quel moyen ? Et pour mettre quoi à la place ?
Nous voulons le bien commun, c’est-à-dire le communisme. Pour les syndicalistes révolutionnaires, la confédération syndicale forme l’ossature de ce communisme, de sorte qu’il soit fédéraliste, inclusif et démocratique. Pour y arriver, nous ne voyons pas d’autres moyens sérieux que celui de la grève générale. Aujourd’hui elle est invoquée pour tout et pour rien, mais pour nous il s’agit d’un processus qui doit être construit sérieusement et méthodiquement. Toute notre stratégie de pratiques et d’adaptation des structures syndicales est basée sur l’objectif de construire cette grève générale. Tout comme la CGT à ses débuts, dont les structures avaient été créées dans l’objectif de se substituer aux différentes échelles du pouvoir bourgeois, nous avons trois axes principaux pour le processus révolutionnaire et la gestion communiste de la société. Tout d’abord, le syndicalisme interprofessionnel, par lequel la conscience de classe peut émerger en dépassant les corporatismes et en s’organisant sur le plan territorial (donc politique). Deuxièmement, le syndicalisme d’industrie qui permet le contrôle ouvrier de la branche d’activité (construction, commerce, métallurgie, etc.), limitant le patriotisme d’entreprise des syndicats de boîte, et permettant une pratique internationaliste de gestion d’une branche industrielle. Troisièmement, la sociabilité prolétarienne, car les travailleurs ne vivent pas que sur leur lieu de travail, le syndicat doit être présent en dehors de celui-ci et constituer la base d’une contre-société anticapitaliste.
Qui et comment peut-on rejoindre les CSR ?
En toute logique, nous privilégions l’adhésion de travailleurs et travailleuses employés et syndiqués (ou en projet de l’être), mais nous sommes ouverts à tous et à toutes, car il y a plusieurs moyens de nous aider dans nos projets et prendre part à la vie de notre organisation. On peut nous rejoindre en prenant contact par mail, sur notre site internet ou page de réseau social, ou directement par l’intermédiaire d’un militant ou comité local CSR.
Camarades,
L’interview de Mathieu Rougier soulève un certain nombre de questions importantes qui, loin d’être nouvelles, font partie de la vie du mouvement ouvrier dès ses origines et tout au long de son histoire.
Il dit qu’une stratégie syndicale conséquente doit être menée dans une perspective révolutionnaire, qu’elle ne doit pas se limiter à des actions défensives, mais viser à « détruire ce qui nous attaque », c’est-à-dire le système capitaliste. Ceci est, à mon avis, absolument correct. La Riposte a toujours combattu l’approche réformiste – à ne pas confondre avec l’indispensable lutte pour arracher des réformes ou des concessions face aux capitalistes – pour qui le champ d’action politique se limite à ce qu’il possible de faire dans le cadre du système capitaliste et n’envisage aucune rupture avec ce système.
Il est vrai, aussi, comme il précise dans son propos, que l’action syndicale est nécessairement politique. Les luttes pour la défense des retraites, pour la réduction du temps de travail, pour l’emploi ou l’augmentation des salaires sont toutes des luttes politiques, des luttes pour imposer un changement de politique au patronat et aux gouvernements. L’idée qu’il faut refuser la politisation du syndicalisme est une absurdité.
Cependant, quand Mathieu dit que « la culture de gauche est une culture bourgeoise et libérale », je trouve qu’il va un peu vite en besogne. Le terme « la gauche » est vague. Elle recouvre un large éventail de tendances, au point de ne plus signifier grand-chose. Ce que Mathieu dit est incontestablement vrai d’une partie de cet éventail, mais pas de sa totalité. Le problème de fond est que des partis qui ont été créés pour lutter contre le capitalisme subissent les pressions de ce système, au point parfois de se scinder en deux, comme lors de scission de la SFIO en 1920. Le PCF, issu de cette scission, a subi lui aussi des pressions au cours de son histoire. Tout le monde sait que sa direction a cautionné – et parfois directement organisé – des privatisations, par exemple. Peut-on pour autant dire qu’il a « une culture bourgeoise et libérale » ? Ici, je trouve que le propos de Mathieu manque de nuance et jette le bébé avec l’eau de bain.
Fraternellement,
Greg Oxley
Salut Greg, merci pour ton commentaire.
En effet, tu as raison de signifier que mon propos sur « la culture de gauche » va vite en besogne et manque de nuance. Une interview ne permettant pas de développer un point aussi spécifique et complexe que celui-ci (un commentaire non plus d’ailleurs…) je vais cependant tenter d’ajouter quelques élément afin d’étayer mon propos.
Tout d’abord, comprenons-nous bien, la critique ne porte pas sur les valeurs de la gauche, si par « valeurs » nous nous accordons sur, globalement, tout ce qui touche au domaine de la justice et du progrès social, notamment pour le camp des travailleurs. J’ai grandi dans une famille syndicaliste et communiste, je n’ai aucun problème avec l’éducation « de gauche » que j’ai eu, les valeurs que ça comprend, bien au contraire. Le problème vient plutôt, comme tu le dis toi-même, du fait que la gauche soit « un éventail de tendances, au point de ne plus signifier grand chose ». Dans les faits, la gauche est un ensemble hétérogène, abstrait, où chaque composante « de gauche » exclue l’autre jugée soit « trop à gauche » ou « pas assez à gauche », soit « trop à droite ». Il y aurai alors une « vraie gauche » et une « fausse gauche »… L’identité « de gauche » varie en fonction des époques et en fonction de quelle composante est majoritaire à tel moment. Tout ça est très flou pour la majorité des gens et n’est pas très sérieux d’un point de vue communiste.
Nous pensons au CSR que la priorité n’est pas d’être d’une vraie ou d’une fausse gauche. Car au final, qu’est-ce que « la gauche », à part une alliance où chaque composante s’accorde sur des valeurs communes, un programme commun. Tout cela relève de l’interprétation, des idées de chacun, et donc de l’idéalisme. Or, le marxisme est matérialiste et se base avant tout sur l’existence matérielle des classes sociales, les rapports concrets de dominations et de force, pas des idées. Comme on ne peut dissocier le mouvement de l’histoire du matérialisme, la « gauche » d’un point de vue historique (et ce n’est pas un scoop) provient de la bourgeoisie libérale à la fin du 17ème siècle (« libéral » au sens politique mais aussi économique), les sources sont aisément abordables et vérifiables sur ce sujet, il est d’ailleurs intéressant de se pencher sur Bernard Mandeville.
C’est pourquoi les mouvements de « gauche » et les mouvements « socialistes » sont nettement différents voir inconciliables pendant plus d’un siècle (principalement au 19ème). La gauche au sens où nous l’entendons encore aujourd’hui vient de l’affaire Dreyfus qui voit l’alliance de la bourgeoisie républicaine (la gauche) avec des mouvements socialistes et des organisations ouvrières. Cette alliance a perduré, notamment devant les périls venant de l’extrême droite réactionnaire durant toute la première moitié du 20ème siècle. Être socialiste, à l’origine, ce n’est pas être de gauche, et être de gauche ce n’est pas être socialiste. Pendant longtemps, la gauche pour le mouvement ouvrier et socialiste est un ennemi de classe. C’est en partie sur cette notion que nous formons les militants syndicalistes révolutionnaires.
Pourquoi est-ce important de le rappeler aujourd’hui et en quoi cela serait-il bénéfique de revenir à une dissociation, voir rupture, entre la gauche et le mouvement ouvrier ?
La gauche est une alliance, les mouvements et partis politiques sont multi-classes : on adhère sur des idées, un programme, et non sur l’existence matérielle des classes sociales ou l’appartenance de classe. Un patron et un ouvrier peuvent adhérer à la même organisation politique, voter pour les mêmes candidats et les mêmes programmes politiques, ce qui n’empêche pas le patron d’exploiter son ouvrier et de déclencher de graves conflits au travail. A côté de ça, le syndicat permet l’autonomie, l’indépendance de l’ouvrier face à son patron. Quiconque fait des permanences syndicales-juridiques, peut constater que les patrons de gauche et d’extrême gauche, et notamment dans le milieu associatif, sont bien souvent les pires dans l’exploitation et le non respect des droits des travailleurs.
Si on reprend les bases du marxisme, c’est pourtant bien de l’autonomie des travailleurs que tout commence. Le socialisme (puis le communisme) repose sur la capacité de la classe ouvrière, et plus largement du prolétariat, à cultiver sa propre conscience de classe pour prendre en main ses propres affaires et globalement les affaires publiques. Parce que tout ce qui existe dans la société est le fruit du travail, le capitaliste parasitant, contrôlant et profitant de ce travail, la classe ouvrière est la classe sociale qui a donc le plus intérêt à la disparition du capitalisme. Il faut donc cultiver la conscience anticapitaliste de cette dernière pour que le travail soit enfin libéré de la dictature capitaliste et puisse assurer enfin sa mission de service public, de bien commun. C’est en partant de la libération du travail que nous libérerons la société, pas l’inverse.
Il s’agit donc de passer de « classe en soi » à « classe pour soi » pour reprendre Marx. Mais pour ça, encore faut-il avoir des organisations puissantes qui ont comme rôle de forger la conscience de classe, d’abord en non-mixité sociale : les syndicats. C’est là où je reprends mon propos sur les différents outils, « à chaque outil son produit ». Tant qu’on affirmera que « gauche » et « socialisme » sont indissociables; tant qu’on dira que « gauche = camp des travailleurs = socialisme », on produit n’importe quoi, car il y a là une contradiction, un obstacle, a la prise de conscience de classe par la classe ouvrière elle-même. Tant que que la notion de « gauche » sera supérieure dans la volonté de transformer la société, l’émancipation des travailleurs ne pourra pas être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes. Car tant qu’il y a « gauche », il y a la croyance que tout s’arrangera dans cette alliance, en dehors de l’organisation de classe et autrement que par la révolution prolétarienne. La gauche est donc l’obstacle au communisme. Tant qu’il y a gauche, il y a illusion, idéalisme, il ne peut pas y avoir d’autonomie ouvrière forte, donc pas de conscience de classe homogène, et par conséquent pas de socialisme possible (si on reprend le schémas marxiste).
Pour faire un travail de qualité on a besoin de plusieurs outils. La gauche en est un, c’est un outil stratégique, utile pour certaines circonstances. Mais ce n’est assurément pas un outil pour construire la conscience des travailleurs, pour construire la révolution ou pour construire le communisme. Au CSR nous pensons que la priorité est dans la construction d’un front uni prolétarien, possible uniquement par l’organisation de classe. De là, des alliances et des rapports de forces pourront se faire avec « la gauche ». Or, nous sommes aujourd’hui dans le schémas inverse: nous partons de la gauche (donc le flou) pour aller vers les travailleurs… pas étonnant alors de rencontrer les problèmes et les échecs que nous connaissons aujourd’hui.
Désolé pour la longueur 🙂 Merci encore à La Riposte.
Sincères salutations,
Mathieu ROUGIER