Le vice-président américain, Michael Pence, s’adressant aux représentants des gouvernements latino-américains réunis à Bogotá – le soi-disant Groupe de Lima – a dénoncé le socialisme et a plus ou moins ouvertement menacé du lancement d’une guerre contre le Venezuela. Il a exhorté les chefs de l’armée vénézuélienne de renverser Maduro, faute de quoi, selon lui, ils « perdront tout » et ne trouveront « aucun refuge, aucune sortie possible ». Michael Pence a demandé aux gouvernements latino-américains de « transférer tous les avoirs vénézuéliens dans vos pays respectifs au gouvernement auto-proclamé de Juan Guaido ». Et bien sûr, comme pour l’Afghanistan, l’Irak, la Libye et la Syrie, l’argument « humanitaire » est une fois de plus utilisé pour dissimuler les objectifs réactionnaires des impérialistes. Donald Trump aurait envisagé l’option d’une guerre contre le Venezuela depuis un certain temps. Selon le livre récemment publié de l’ex-directeur par intérim du FBI, Andrew McCabe, Donald Trump lui aurait dit : « Voilà le pays contre lequel il faudrait qu’on fasse la guerre. Il a tout ce pétrole et il est tout près, dans notre arrière-cour. »
Il n’empêche que plusieurs semaines après la proclamation de Juan Guaido, et bien avant les menaces de Michael Pence, il est évident pour tous les protagonistes que la tentative de rallier une partie importante de l’armée vénézuélienne a lamentablement échoué. Le tapage médiatique autour des soldats qui ont fait défection ne change rien à cette réalité. Ces défections individuelles sont très loin du ralliement de la majeure partie des forces armées que voulait l’administration américaine.
Or, hormis la perspective d’une défection de l’armée, que signifierait, au juste, une « intervention militaire » au Venezuela ? On ne parle pas ici du Panama ou de la Grenade, mais d’une superficie d’un million de km², d’une population de 32 millions d’habitants et d’un effectif militaire de 467 000 soldats. Dans ces conditions, des frappes aériennes ne suffiraient pas pour prendre le contrôle du pays. Pour avoir ne serait-ce qu’une modeste chance de succès, il faudrait engager des forces terrestres à une échelle massive, c’est-à-dire d’environ 150 000 ou 250 000 soldats américains. Se lancer dans une telle aventure – qui mettrait le pays à feu et à sang, soulèverait une opposition massive en Amérique latine et pourrait bien se solder par une défaite – n’a aucun sens, d’autant plus que, si la situation sociale et économique se dégrade davantage, les marionnettes des États-Unis finiront tôt ou tard par prendre le pouvoir électoralement.
Ceci explique que, selon plusieurs sources anonymes citées dans la presse américaine, la CIA et le Pentagone considèrent qu’une intervention militaire serait une folie. Le vice-président du Brésil, Hamilton Mourao, a déclaré que pour son gouvernement, une intervention militaire au Venezuela de la part des États-Unis n’était pas une option, et en Espagne, le ministre des affaires étrangères dit avoir « clairement prévenu [les États-Unis] que nous ne soutiendrons pas et condamnerions fermement une intervention militaire au Venezuela. » Le Groupe de Lima a également appelé à la recherche d’une solution « sans recourir à la force ». Certes, il est toujours possible que Trump et Pence, intoxiqués par leur propre rhétorique, envisagent sérieusement une invasion du Venezuela, mais il est plus probable que leur posture belliqueuse ne serve plus qu’à sauver la face et à « chauffer » la base fanatisée du Parti Républicain.
Au cours de la première phase de la révolution vénézuélienne, de 1998 à 2003, le danger contre-révolutionnaire a relevé la tête à plusieurs reprises. Nous n’avons eu cesse, à cette époque, d’expliquer les conséquences d’une situation où la révolution, freinée par la bureaucratie militaire et civile du camp « bolivarien », n’irait pas jusqu’au bout et resterait dans le cadre du capitalisme. Par exemple, en octobre 2003, nous avons écrit : « Jusqu’à présent, le processus révolutionnaire, passant de paroxysme en paroxysme, a mis en échec les offensives successives de la réaction intérieure et de l’impérialisme étranger. Mais le capitalisme n’a pas été renversé. Certes, l’intervention massive des travailleurs et des jeunes a fait échouer le coup d’État militaire du 11 avril 2002. En décembre 2002, lorsque la classe dirigeante a voulu déstabiliser le gouvernement au moyen d’un sabotage économique et d’un lock-out (une fermeture délibérée des entreprises par les patrons), elle a essuyé un nouvel échec. Cependant, ces victoires n’ont pas et ne pouvaient pas définitivement écarter le danger contre-révolutionnaire. […] Une révolution qui s’arrête à mi-chemin est perdue. A défaut d’une conclusion révolutionnaire et socialiste, les ennemis de la révolution, appuyés par l’impérialisme américain et européen, finiront tôt ou tard par reprendre le dessus. Dès que la situation tournera à leur avantage, ils agiront de manière décisive pour mettre fin à la révolution – si nécessaire en la noyant dans le sang. »
Le dernier paragraphe de ce texte résumait la situation de la façon suivante : « Deux voies s’ouvrent devant le Venezuela : celle qui mène à l’aboutissement de la révolution et celle qui mène à sa défaite. Grâce à l’extraordinaire élan révolutionnaire dont ils ont fait preuve, les travailleurs et les jeunes du Venezuela ont créé une situation exceptionnellement favorable à la transformation socialiste de la société. Il faut frapper quand le fer est chaud. Il faut en finir avec le capitalisme au Venezuela et ouvrir ainsi la perspective de la réalisation du socialisme à travers toute l’Amérique Latine. » (Venezuela : l’heure décisive approche 11 octobre 2003).
Il est vrai qu’à l’époque nous nous attendions à un dénouement décisif – dans un sens ou dans un autre – à relativement courte échéance, c’est-à-dire dans l’espace de quelques mois ou de quelques années. Cette vision des choses s’est avérée éronnée et la cohabitation entre le pouvoir bolivarien et le capitalisme a duré bien plus longtemps. Il n’empêche que le fond de notre analyse était tout à fait juste. Pendant que les capitalistes s’efforçaient de saborder l’économie et de miner les acquis sociaux et économiques de la révolution, les aspirations révolutionnaires des masses ont été trahies par une caste bureaucratique soucieuse de conserver son pouvoir et ses privilèges. La corruption – détournement de fonds, de ressources et de marchandises, trafics d’influence, affairisme, marchés noirs – a gangrené l’ensemble de l’administration. C’était déjà le cas vers la fin des années Hugo Chavez, mais le phénomène s’est considérablement amplifié depuis, sous Nicolas Maduro, et ce sont les masses qui en paient les conséquences.
La crise économique mondiale de 2007-2009 a été un tournant dans la situation économique du pays. Le financement des réformes sociales de Chavez reposait essentiellement sur la rente pétrolière. La baisse de cette rente et l’hyperinflation ont créé une situation économique et sociale extrêmement grave. Actuellement, les signes d’une nouvelle récession – qui se produira peut-être en 2020 ou 2021 – se multiplient. Si les conditions de vie du peuple vénézuélien ne cesse de se dégrader avant l’avènement de cette récession, qu’en sera-t-il après ? Toute cette situation a été créée par la politique de la bureaucratie bolivarienne, qui, profitant elle-même de la manne de l’État et de l’affairisme, avait intérêt à garder la révolution dans les limites du capitalisme. Alors que la révolution a été progressivement étouffée et démantelée de l’intérieur par cette bureaucratie, ses ennemis dans le camp capitaliste et impérialiste cherchent l’occasion de l’achever d’un seul coup fatal.
Nicolas Maduro, empêtré dans les conséquences de sa propre politique, n’a aucune solution à la crise. Le recours à des manœuvres institutionnelles pour conserver le pouvoir témoigne de l’érosion de la base sociale du camp bolivarien. De ce point de vue, les menaces impérialistes sont pour lui du pain béni, puisqu’elles servent à mobiliser la population contre la possibilité – présentée comme imminente par Michael Pence – d’une invasion étrangère. Indépendamment de ce que les gens pensent du gouvernement actuel, peu de Vénézuéliens seraient favorables à une intervention militaire étrangère. De dissident et d’oppositionnel vénézuélien, Juan Guaido devient un traître en collusion avec une puissance étrangère.
Ici en Europe, plusieurs groupes d’extrême-gauche ont lancé le mot d’ordre « Ni Maduro, ni Guaido ! » D’autres forces politiques de gauche tombent dans le piège du « campisme », allant jusqu’à chanter les louanges de Poutine pour son soutien à Maduro. Ces positionnements différents n’ont pas d’impact notable sur le terrain, mais soulèvent tout de même une question importante. Poutine dirige un régime réactionnaire dont la politique domestique et étrangère n’a rien de progressiste. La Russie est un pays tout aussi impérialiste que les États-Unis. Son soutien à Maduro découle exclusivement de considérations stratégiques dans la poursuite des intérêts impérialistes russes. Quant au mot d’ordre « Ni Maduro, ni Guaido ! », dès lors que l’on passe du domaine des phrases vides à celui des réalités concrètes, on se rend facilement compte qu‘il n’a rien de « révolutionnaire », bien au contraire. Rien ne doit nous réduire au silence concernant la nature du régime bolivarien, la politique qu’il défend et les conséquences qui en résultent. C’est cette politique qui a ouvert la voie à la contre-révolution. Donc, dans l’abstrait, on peut dire que le gouvernement Maduro et Guaido poursuivent tous les deux une politique néfaste. Mais cela n’épuise pas la question. Sommes-nous neutres ou indifférents quant au conflit qui oppose Maduro et Guaido, c’est à dire face au risque d’une prise de contrôle du Venezuela par l’impérialisme américain ? La réponse est non. Ou c’est en tout cas notre réponse. Il faut riposter et anéantir la menace la plus imminente et mortelle qui pèse sur la révolution vénézuélienne. L’empoisonnement lent de la révolution aux mains de la bureaucratie bolivarienne est un danger réel mais moins pressant, moins immédiatement mortel que la menace d’une prise de pouvoir par les agents directs de l’impérialisme américain, qui ne s’intéressent au Venezuela que pour ses ressources naturelles, dont notamment le pétrole.
Que cette dernière tentative de contre-révolution servent de leçon. Dans un avenir relativement proche, avec la perspective d’une nouvelle récession économique mondiale, le sort du Venezuela sera tranché de façon radicale, dans un sens ou dans l’autre. Le compromis avec le capitalisme a échoué. Elle ne peut pas résoudre la crise en faveur des masses et prépare le terrain pour une victoire de la contre-révolution. A défaut d’un sursaut révolutionnaire qui brise l’emprise capitaliste sur l’économie et impose une démocratisation radicale de l’État, les puissantes forces impérialistes qui veulent se venger du « chavisme » et détruire tout espoir d’un changement en Amérique Latine reprendront le dessus. Dans la lutte contre ce danger, les travailleurs du Venezuela peuvent compter sur notre soutien indéfectible.
Greg Oxley, PCF Paris 10.