Au début du 20e siècle, l’Allemagne impériale a décidé d’écraser la révolte des Héréros dans le Sud-Ouest Africain (aujourd’hui Namibie). La campagne de répression coloniale allait rapidement se transformer en une guerre d’extermination. Les justifications prétendument scientifiques de l’anéantissement des « sous-hommes » africains présagent des doctrines racistes du nazisme et des génocides du futur Troisième Reich.
La révolte des Héréros commence le 12 janvier 1904, le long du chemin de fer qui reliait le port de Swakopmund à Windhoek. Une centaine de colons ont été tués. Le gouverneur impérial, Theodor von Leutwein, ne s’y attendait pas. Au moment du soulèvement, il est dans le sud afin de mener une expédition pour mettre fin à la révolte d’une tribu du peuple Nama, les Bondelswarts, et ne sera de retour qu’en février. Les troupes allemandes restées sur place peinent à contenir la révolte. Le Kaiser Wilhelm II envoie des renforts. Au Reichstag, on annonce que 500 fusiliers marins volontaires débarqueront le 8 février. D’ici là, le seul renfort possible viendra des 85 marins du Habicht, qui patrouillait sur la côte. Les députés – sociaux-démocrates compris – ont approuvé les crédits nécessaires. Pas question de laisser les colons et les soldats du Deuxième Reich se faire égorger.
Lorsque le Kaiser allemand s’empare de cette partie du continent africain en 1884, le plateau central était depuis longtemps l’arène de guerres tribales entre les Héréros qui l’occupaient et les Namas qui peuplaient la steppe aride vers le sud. Héréros et Namas sont des peuples pasteurs semi-nomades. Les émissaires du Kaiser veulent mettre un terme au conflit pour favoriser l’implantation des colons. Ils font signer un traité de « protection » des Héréros. Mais le gouverneur de l’époque, Ernst Göring (père de Hermann Göring, futur Reichsmarschall d’Hitler) ne va pas protéger grand monde avec la vingtaine de soldats à sa disposition. Le traité accorde à l’administration allemande la liberté de développer des activités commerciales et la direction de la « politique étrangère ». Les Héréros peuvent garder le stock de fusils achetés aux marchands d’armes et aux missionnaires chrétiens, continuer leur mode de vie pastoral et continuer, aussi, leurs guerres contre les Namas. Les autorités allemandes promettent de respecter leurs coutumes et de réprimer toute action criminelle perpétrée à leur encontre. Sans hésiter, le chef des Héréros, Samuel Mahéréro (le père du chef du même nom qui les dirigeait au moment du soulèvement) signe le traité.
Sous le régime existant, un blanc qui voulait des terres ou du bétail devait les acheter aux propriétaires noirs. Convaincus de leur « supériorité raciale », les colons trouvaient cette situation insupportable. Ils faisaient pression pour une politique agressive de désarmement et d’expropriation des Héréros. Hendrick Witbooi, le chef des Witbooi Nama, comprit que l’expansion de la colonie ne pouvait que détruire le mode de vie des Namas comme des Héréros. Au début des années 1890, il appelle à une résistance commune des deux peuples. Mais Samuel Mahéréro fils ne veut rien entendre. Après la mort de son père, il a besoin du soutien des autorités allemandes et de l’Église – il était un fervent chrétien – pour s’imposer face à des rivaux qui étaient mieux placés que lui selon l’ordre de succession coutumier. Samuel Mahéréro demandait aux autorités coloniales de faire un exemple de ceux qui contestaient sa position. Ils sont morts devant un peloton d’exécution, et une partie de leurs possessions a été accordée à Samuel Mahéréro.
En 1897, la peste bovine qui avait fait des ravages en Afrique centrale depuis des années est arrivée dans la colonie, emportant des dizaines de milliers de bêtes. Appauvris, affamés et désespérés, les Héréros n’avaient d’autre choix que de vendre leurs terres et leur bétail aux colons. Après le virus Rinderpest, la colonie a été frappée par la malaria, le typhus et une invasion massive de locustes. Cette succession de désastres a renforcé la position des colons. Héréros et Namas, réduits à la misère, se faisaient embaucher par les fermiers blancs ou par l’administration pour la construction des chemins de fer. Le nombre de Blancs augmentait rapidement. De 2000 en 1896, ils étaient 4500 en 1904, dont 2 600 Allemands, 1 400 Afrikaners et 450 Britanniques, pour près de 200 000 Africains, dont 80 000 Héréros, 60 000 Ovambos et 20 000 Namas. Mais au-delà de ces proportions numériques, c’est surtout sur les plans social et économique que le rapport de force entre les colons et les Africains avait radicalement changé au détriment des derniers.
Pendant que Samuel Mahéréro se pavoisait en costume occidental, flamboyant et souvent ivre, sous la flatterie des chefs militaires et hauts fonctionnaires, les colons infligeaient impunément des traitements inhumains – coups de fouet, tortures, assassinats – à son peuple. Dans une condition proche de l’esclavage, les « nègres » vivaient dans une humiliation permanente. Leurs maîtres les appelaient « babouins » et « macaques ». Dans une pétition hostile aux Héréros et adressée aux autorités coloniales, on peut lire qu’il était : « presque impossible de les considérer comme des êtres humains ». Le viol des femmes noires se pratiquait à une si vaste échelle que peu de jeunes femmes travaillant pour les colons y échappaient. Cette situation était tellement « normale » qu’elle fournissait la matière première de nombreux pamphlétaires, caricaturistes et blagueurs professionnels en Allemagne. Manifestement, ils y voyaient quelque chose de cocasse et d’hilare. Dans la colonie, pratiquement aucun viol n’a été puni par les tribunaux et de nombreux meurtres ont été classés sans suite.
Le gouverneur Theodor von Leutwein passe pour un « modéré » aux yeux des colons. Il s’est dissocié à plusieurs reprises, en effet, des penchants « barbares » et violents des colons. Mais en même temps, il pensait que leur mentalité était dans l’ordre des choses. Ils ne sont pas venus en Afrique, disait-il, à des fins altruistes, mais pour s’enrichir. La colonisation était « nécessairement inhumaine ». Mais malgré l’oppression, Leutwein n’envisageait pas de révolte. Les traités des années 1880 tenaient compte de la fragilité de la colonie à l’époque. Maintenant, l’assise de l’Allemagne était beaucoup plus solide. En plus, elle s’était assurée de la collaboration de Mahéréro. Mais sous la pression de son peuple, Mahéréro est entré en rébellion. Les Héréros voulaient venger les supplices, les viols et autres humiliations. Le Kaiser et l’État-major allemand expliquaient l’insurrection de janvier 1904 par la mollesse de Leutwein. Il a été maintenu à son poste de gouverneur, mais le commandement de l’armée était désormais confié au Général Lothar von Trotha.
Le nouveau chef militaire n’allait arriver dans la colonie qu’au mois de juin. En attendant, sur le terrain, militaires et colons se sont mobilisés pour généraliser le conflit et le transformer en une guerre raciale. Pour les colons, le soulèvement est une aubaine. Il fournit le prétexte idéal pour en finir avec une population qui fait obstacle au pillage colonial. Leur intention n’est pas tant de soumettre l’ennemi que de l’éradiquer complètement. Jusque là, l’insurrection était essentiellement limitée aux environs de la ville d’Okahanja. Pour parvenir à leurs fins, les militaires et les colons devaient pousser à l’ouverture d’autres fronts. Dans la petite agglomération d’Otjimbingwe, le 23 janvier, les habitants s’étaient réunis dans l’Église pour prier et chanter à la gloire de Dieu. Ils avaient déclaré leur fidélité à l’Allemagne et n’ont pas participé à la révolte. Quelques dizaines de soldats allemands ont encerclé l’Église, autour de laquelle ils ont également posé des barbelés. Armés de fusils et mitrailleuses, ils ont ouvert le feu sur l’Église. La congrégation a tenté de fuir. Hommes, femmes et enfants, tous ont été massacrés.
La révolte a pris la forme d’attaques contre des colons. Plus d’une centaine ont été tués. Mahéréro avait donné l’ordre de ne tuer ni femmes, ni enfants, ni colons anglais, ni missionnaires chrétiens. Quelques jours auparavant, il avait lancé un appel au chef des Witbooi Nama, pour que son peuple se joigne à l’insurrection. « Notre obédience et notre patience à l’égard des Allemands n’ont servi à rien. Tous les jours, ils tuent sans raison. Ainsi, j’en appelle à toi, mon frère, pour que tu ne restes pas à l’écart du soulèvement et que tu fasses entendre ta voix, afin que l’Afrique tout entière prenne des armes contre les Allemands… ». Il s’avère que cette lettre n’est jamais parvenue à HendrickWitbooi. Le chef d’une tribu voisine, qui devait la lui transmettre, a préféré la donner aux chefs militaires allemands. Hendrick n’aurait pas soutenu les Héréros, de toute façon. Il a fourni des hommes en armes pour aider les Allemands à les écraser.
La rivalité entre les tribus autochtones ne pouvait que faciliter la tâche des impérialistes. Le paradoxe, c’est que lorsque Henrik Witbooi avait tenté d’impliquer les Héréros dans une lutte commune contre les Allemands dix ans auparavant, Samuel Mahéréro avait aidé ces derniers contre les Namas. Et maintenant que les Héréros, exaspérés par la peste bovine et les exactions des colons, se sont soulevés, Witbooi a mis ses guerriers à la disposition de la puissance coloniale pour assurer leur défaite.
La contre-attaque montée par Leutwein contre les Héréros s’est soldée par un échec. À Oviumbo, le 13 avril, ses hommes se sont trouvés encerclés par une force de 3000 insurgés et ont dû battre en retraite. Leutwein pouvait tenir les places fortes, mais des sorties offensives n’étaient plus possibles. Il ne pouvait que rester sur la défensive en attendant l’arrivée des renforts. Le gouverneur n’avait plus de prise sur le comportement des colons, qui perpétraient des lynchages et des viols, massacrant de nombreux Africains qui n’avaient aucun rapport avec l’insurrection.
Le gouverneur misait sur l’arrivée du général von Trotha pour vaincre l’armée des Héréros, conclure un traité de paix avec Mahéréro et rétablir l’ordre dans la colonie. Mais dès son arrivée à Swakopmund, le 11 juin, il était évident que le général von Trotha avait d’autres idées en tête. Sa réputation – notamment acquise dans la répression impitoyable de la « révolte des Boxers » en Chine (1899-1901) – était celle d’un chef militaire qui ne faisait pas dans la demi-mesure.
Au mois d’août, l’armée des Héréros était dans une impasse stratégique, concentrée sur le haut plateau de Waterberg, derrière lequel s’étendait le désert d’Omaheke (Kalahari). Ils espéraient pouvoir négocier avec les Allemands. Le général von Trotha, par contre, ne voulait rien négocier. Il a attaqué les guerriers sur trois côtés. Mais il a laissé une voie de sortie qui menait vers le désert où ils ne trouveraient ni eau ni nourriture. Les combattants héréros ne pouvaient pas résister à l’artillerie allemande. Dans la nuit du 11-12 août 1904, comprenant que la défaite était inévitable, quelque 8000 hommes et environ 16 000 femmes et enfants se sont donc repliés vers le désert. Les Allemands avaient pris soin, la veille de la bataille, d’empoisonner les puits d’eau qui se trouvaient sur leur chemin. Pendant cette bataille et dans la chasse aux rescapés qui l’a suivi, tous les Africains à la portée des troupes allemandes étaient tués sans pitié. Le général von Trotha avait dressé des postes de garde à intervalles réguliers pour les enfermer dans le désert, avec ordre de massacrer tous les hommes, femmes et enfants qui tenteraient de franchir la ligne. La majorité de ceux qui n’étaient pas tués sur le champ de bataille allait mourir de soif dans le désert.
Le major Stuhlmann a rédigé une note dans son carnet mentionnant en passant un petit enfant africain : « Le petit ver entourait de ses bras la roue d’un canon, le même qui avait peut-être tué les autres membres de sa famille […] On nous a dit explicitement que toute l’opération avait pour but l’extermination de toute la tribu et qu’aucune vie ne devait être épargnée. »
La traque dans le désert durera plusieurs semaines. Voici le témoignage de Johannes Kruger, nommé par Leutwein commandant des unités de Namas (appelés Hottentots) se battant au côté des Allemands : « Je suis parti avec les troupes allemandes à l’assaut de la rébellion des Héréros. Des Hottentots afrikaners étaient avec moi. Nous avons refusé de tuer les femmes et les enfants héréros, mais les Allemands n’en ont épargné aucun. Ils en ont tué des milliers et des milliers. J’en ai été le témoin. J’ai été le témoin de cette boucherie pendant des jours et des jours. Souvent, et spécialement au Waterberg, les jeunes femmes et filles héréros étaient violées avant d’être tuées. Deux de mes Hottentots, Jan Wint et David Swartbooi, ont été invités par les soldats allemands à participer à ces viols. Les deux ont refusé. »
Les carnets des officiers et de simples soldats allemands sont remplis de témoignages de la brutalité des opérations contre les Héréros pendant ces premiers mois de guerre. Il est très souvent question d’exécutions sommaires : « On amène un homme blessé avec une jambe terriblement abîmée. […] Il est interrogé, puis abattu. Von Arnim l’exécute, ni plus ni moins. Le pauvre homme est abattu d’une balle dans le dos, sans se rendre compte de ce qui lui arrive. » Victor Franke, capitaine, le 27 février 1904.
« Des cinq Héréros capturés, quatre ont été pendus. On a gardé le cinquième pour le faire travailler ». […] Notre prisonnier a une corde au cou, attachée à la selle d’un cheval. Le Witbooi veille à ce que les choses ne soient pas trop confortables pour lui ». Lieutenant Knoke, le 8 et 9 juillet 1904.
« Une femme héréro capturée a été libérée. Pourtant, grande est l’amertume du peuple. La femme avait à peine quitté le campement que deux coups de feu ont retenti. Signe qu’elle y avait aussi perdu la vie » Lieutenant Knoke, le 7 octobre 1904.
« Les prisonniers de guerre héréros [capturés le 26 septembre 1904, au puits d’Owisombo-Owidimbo] récemment pris ont été pendus. Depuis ce jour, il m’est souvent arrivé de voir un Héréro se balancer aux branches d’un arbre. » Emil Malzahn, septembre 1904.
Le gouverneur Leutwein n’approuvait pas les méthodes de von Trotha. Il écrit : « Je ne partage pas le point de vue de ces fanatiques qui veulent la destruction totale du peuple héréro. Sans parler du fait qu’il n’est pas facile d’anéantir un peuple de 60 à 70 000 âmes, je considère cette politique comme totalement absurde d’un point de vue économique. Nous avons besoin des Héréros comme vachers, certes en nombre réduit, et comme agriculteurs. Il serait plus que suffisant de les anéantir politiquement… ». Mais le gouverneur n’est plus écouté à Berlin. Dans peu de temps, en décembre 1904, désavoué par le Kaiser, il quittera la colonie. La guerre d’extermination, approuvée par le Kaiser, va se poursuivre. Dans un communiqué du 11 octobre 1904 envoyé au chef d’état-major de l’armée impériale, Alfred von Schlieffen, le général von Trotha a écrit : « La nation Héréro devait être soit exterminée, soit, dans l’hypothèse d’une impossibilité militaire, expulsée du territoire […]. J’ai donné l’ordre d’exécuter les prisonniers, de renvoyer les femmes et les enfants dans le désert […] Le soulèvement est et reste le début d’une guerre raciale. »
Ici, le général fait allusion à « l’ordre d’extermination » (Vernichtungsbefehl) qu’il a pompeusement signé « Le grand général du puissant Kaiser », le 1er octobre : « Moi, le général des troupes allemandes, adresse cette lettre au peuple héréro. Les Héréros ne sont plus dorénavant des sujets allemands. Ils ont tué, volé, coupé des nez, des oreilles, et d’autres parties de soldats blessés et maintenant, du fait de leur lâcheté, ils ne se battent plus. Je dis au peuple : quiconque nous livre un Héréro recevra 1000 marks. Celui qui me livrera Samuel Maharero recevra 5 000 marks. Tous les Héréros doivent quitter le pays. S’ils ne le font pas, je les y forcerai avec mes grands canons. Tout Héréro découvert dans les limites du territoire allemand, armé comme désarmé, avec ou sans bétail, sera abattu. Je n’accepte aucune femme ou enfant. Ils doivent partir ou mourir. Telle est ma décision pour le peuple Héréro. »
Sachant que le Kaiser appuyait sa politique raciale et génocidaire, le général von Trotha l’évoque sans ambages dans de nombreux communiqués et dans son propre journal de campagne. « Maintenant, je dois me demander comment arrêter la guerre avec les Héréros. Le point de vue du gouverneur et de quelques vieux coloniaux diffère complètement du mien. Ceux-ci poussent depuis le début à la négociation et considèrent les Héréros comme un matériel productif nécessaire pour le développement futur de la colonie. Je considère que la nation des Héréros comme telle doit être annihilée ou, si ce n’est tactiquement pas faisable, expulsée hors du territoire par tous les moyens possibles. […] J’estime le plus approprié que la nation périsse […] Ma politique est d’exercer la violence par tous les moyens possibles, y compris terroristes. Je détruis les tribus africaines par une coulée de sang et d’argent. Ce n’est qu’une fois ce nettoyage accompli que quelque chose de nouveau pourra émerger… »
Début 1905, il est évident que les Héréros ne sont plus capables de résister. Sur les 80 000 Héréros qu’il y avait au début de la guerre, il n’en reste plus que 5 000 dans le pays et environ 12 000 qui ont réussi à gagner les colonies britanniques voisines. Avec la défaite définitive des Héréros, le général von Trotha peut maintenant s’occuper des Namas. Alliés de l’Allemagne contre les Héréros, les Namas ont été écœurés par la violence démesurée et la cruauté de l’armée impériale. Après la bataille de Waterberg, plusieurs groupes de Namas ont refusé d’obéir aux ordres des officiers allemands et certains ont tourné leurs armes contre les soldats du Reich. Le 22 avril 1905, le général von Trotha a publié une déclaration menaçante à l’intention des Namas : « Tout Nama qui choisit de ne pas se rendre et qui sera vu dans la zone allemande sera abattu, jusqu’à ce que tous soient exterminés. Selon la loi, ceux qui, au début de la rébellion, ont commis des meurtres sur des Blancs ou ont donné l’ordre de tuer des Blancs l’ont payé de leur vie. Pour ceux qui n’ont pas encore été réduits, on fera avec eux comme on a fait avec les Héréros qui, dans leur aveuglement, ont cru eux aussi qu’ils pourraient gagner une guerre contre le puissant empereur allemand et le grand peuple allemand. Je vous le demande, où sont aujourd’hui les Héréros ? »
Avec la fin de la guerre, le Kaiser et ses ministres commençaient à voir la politique d’extermination des Héréros d’une autre manière. Quelle était l’utilité, après tout, de les traquer et de les tuer jusqu’au dernier ? Ne pourrait-on pas exploiter profitablement ceux qui étaient encore en vie ? L’opposition sociale-démocrate au Reichstag, plutôt discrète au début de la guerre, dénonçait désormais avec véhémence la violence impérialiste dans la colonie. Les missions chrétiennes et l’opposition bourgeoise libérale devenaient, elles aussi, hostiles à la politique du régime. Alfred von Schlieffen ne peut que constater que malgré la brutalité sans bornes de von Trotha, un « trop grand nombre » de Héréros était encore en vie et se trouvaient désormais, pour beaucoup d’entre eux, dans des colonies britanniques à partir desquelles ils pouvaient se regrouper et mener des raids contre des positions allemandes. Il n’était pas impossible non plus que les Britanniques se mettent à les armer afin de renforcer leur propre position dans la région. À ces considérations militaires s’ajoutaient des impératifs d’ordre économique. Les fermes et entreprises allemandes manquaient de main-d’œuvre. Un courrier que von Schlieffen a envoyé au Chancelier von Bülow, le 23 novembre, donne une idée assez claire du raisonnement de ce représentant endurci du militarisme allemand : « Les chances de voir Blancs et Noirs vivre en paix après ce qui s’est passé sont très faibles, à moins de réduire les Noirs au travail forcé, c’est-à-dire à une sorte d’esclavage. Une guerre raciale de telle intensité ne saurait se terminer que par la destruction ou la soumission totale d’une des parties […] Il ne semble toutefois plus possible d’arriver à la première solution. »
Ainsi, von Schlieffen décide qu’il vaut mieux terminer la guerre et permettre aux survivants de revenir dans la colonie. Le 9 décembre, von Trotha reçoit l’ordre d’accepter la reddition des Héréros. Cependant, ce n’était pas pour mettre fin à leur extermination. Seule la méthode change. La nouvelle méthode sera celle de l’esclavage. Dorénavant, tout Héréro qui se rend aux autorités ne sera plus abattu sur-le-champ, mais marqué des lettres GH pour « Héréro capturé » et astreint aux travaux forcés dans des camps de concentration ou dans les entreprises des colons. Les patrouilles allemandes parviennent à rassembler environ 13 000 Héréros. Ils travailleront comme esclaves (ils ne sont pas payés, puisque « prisonniers ») jusqu’à ce qu’ils meurent d’épuisement. À partir de leur sixième année, même les enfants sont astreints aux travaux forcés. En 1905, 10 632 femmes et enfants et 4 137 hommes, en majorité des Héréros, sont mis au travail par autorités coloniales allemandes. Les conditions inhumaines dans les camps ont fait que 7 862 d’entre eux sont morts en l’espace d’un an. 4000 ont péri dans le camp de Windhoek.
Les entreprises allemandes, aussi, profitent de cette main-d’œuvre gratuite. Certaines grandes entreprises, dont la compagnie maritime Woermann, sont même autorisées à organiser leurs propres camps de concentration. Les prisonniers-esclaves héréros ont construit la ligne de chemin de fer entre Luderitz et Keetmanshoop, sous-alimentés, fouettés, violés et abattus le long du chemin. La compagnie Lenz s’est vue attribuer 2014 prisonniers en 1906-7. À la fin de 1907, 1359 étaient déjà morts. Plusieurs centaines de prisonniers-esclaves sont morts dans la reconstruction de la ville portuaire de Luderitz.
Le témoignage sous serment de Hendrick Fraser est terrifiant : « Lorsque je suis entré à Swakopmund, j’ai vu beaucoup de prisonniers de guerre héréros. […] Il devait y avoir quelque 600 hommes, femmes et enfants. Ils étaient dans un enclos sur la plage, ceint de fils barbelés. Les femmes devaient travailler comme les hommes. Le travail était harassant […] Elles devaient pousser des chariots, chargés à ras bord, sur une distance de plus de dix kilomètres […] Elles mourraient littéralement de faim. Celles qui ne travaillaient pas étaient sauvagement fouettées. J’ai même vu des femmes assommées à l’aide de pioches. Les Allemands faisaient cela. J’ai vu personnellement six jeunes femmes assassinées par des soldats allemands. Elles furent tuées à la baïonnette. J’ai vu leurs corps. Je suis resté là six mois. Les Héréros mourraient quotidiennement sous l’effet de la fatigue, des mauvais traitements et des conditions de détention. Ils étaient très mal nourris et n’arrêtaient pas de me demander, comme aux autres gens originaires du Cap, de la nourriture. Les soldats allemands abusèrent de jeunes Héréros pour assouvir leurs besoins sexuels. »
Un jeune d’origine hollandaise, Johann Noothout, raconte son expérience : « Je suis arrivé à Luderizbucht et, après quelques minutes, j’ai aperçu 500 femmes indigènes couchées le long de la plage. Elles étaient manifestement vouées à mourir d’inanition. Tous les matins et tous les soirs, il leur fallait creuser de quatre à cinq tombes […] En d’autres endroits, j’ai vu des cadavres de femmes […] mangés par des oiseaux de proie. Certaines d’entre elles avaient été manifestement battues à mort. […] Tout prisonnier qui tentait de s’échapper était amené devant le lieutenant qui lui administrait 50 coups de fouet. La punition était donnée de la manière la plus cruelle possible ; des morceaux de chair volaient dans les airs […] J’ai conclu de mon séjour […] que les crimes atroces et les assassinats à froid n’avaient qu’un seul objectif, l’extinction de la population aborigène ».
Plusieurs milliers de prisonniers ont été transférés à Swakopmund, le port principal de la colonie et un centre d’industrie et de commerce. Les capitalistes de la ville profiteraient bien de la main-d’œuvre gratuite. Deux camps de concentration ont été établis par l’armée aux abords de la ville, pour 3000 esclaves, majoritairement des femmes et des enfants. Ces esclaves travaillaient dans la construction ou dans la zone portuaire. C’est ici que la compagnie Woermann avait son camp de concentration à elle. Il fait très froid à Swakopmund. Mal nourris, frappés, violés, les esclaves manquaient de tout.
L’un des deux camps à Luderitz a été établi sur une île. Ici, sur l’île des Requins, il ne s’agissait pas de travaux forcés. Tous ceux qui étaient envoyés dans ce camp allaient mourir. Ils étaient majoritairement des Namas. Les autorités coloniales considéraient que les Namas n’étaient d’aucune utilité. Il fallait donc les éradiquer. En 1906, 1732 Namas ont été envoyés à l’île des Requins. Sept mois plus tard, 1032 étaient déjà morts. Parmi les survivants, 90% étaient trop malades pour travailler. Ils mouraient les uns après les autres. Le camp de l’île des Requins était un véritable « camp de la mort », dont les gardiens allemands vendaient les crânes des victimes aux scientifiques, aux institutions académiques ou à de simples curieux. Cette activité macabre était tellement « banale » que des photographies de soldats mettant des crânes dans des caisses pour exportation figuraient sur des cartes postales.
Les camps d’extermination par le travail ont été démantelés en 1908. Un recensement réalisé par les autorités coloniales en 1911 fait état de 15 130 Héréros, qui n’avaient plus d’existence en tant que tribu. Selon un rapport de l’ONU (le rapport Whitaker, 1985), environ 65 000 Héréros et 10 000 Namas ont été exterminés entre 1904 et 1907. Les survivants avaient interdiction de regagner leur territoire d’origine et étaient obligés de porter au cou un disque métallique indiquant un numéro de matricule. Les mariages entre colons et autochtones furent interdits. Les mariages déjà enregistrés furent annulés et les colons concernés déchus de leurs droits civiques.
La politique d’extermination dirigée contre les Héréros et les Namas préfigure celle qui a été mise en œuvre – à une échelle industrielle et internationale, et avec des conséquences beaucoup plus massives – sous le régime fasciste d’Adolphe Hitler. Aussi, il y a filiation directe entre l’idéologie raciste et ses justifications pseudo-scientifiques développées par rapport au Sud-Ouest Africain et celles qui sous-tendaient la politique d’extermination du Troisième Reich. L’anthropologue Theodor Mollisson (1874-1952) est arrivé dans la colonie en 1904, suivi en 1908 par Eugen Fischer (1874-1967). Ils peuvent être considérés comme les fondateurs de l’anthropologie raciste allemande. Ils conduisaient des expérimentations « scientifiques » sur des prisonniers africains dans le but de fournir une base objective à la politique d’oppression coloniale.
Eugen Fischer a rejoint le parti hitlérien peu de temps après sa création. Ses « recherches » dans la colonie aboutissent à la conclusion – qui confirment son opinion a priori – que des relations sexuelles entre Blancs et Noirs mènent à un appauvrissement des capacités intellectuelles de la progéniture. Il effectue des recherches génétiques sur les corps de Héréros pendus. Pour hâter l’extinction de la race des « sous-hommes » noirs, il prend en charge la stérilisation forcée des femmes. De larges collections de crânes de prisonniers morts d’épuisement ou abattus ont été nettoyées par d’autres prisonniers et acheminées aux universités de Berlin et de Breslau. De nombreux corps de prisonniers pendus ont également été envoyés en Allemagne pour dissection. Au sujet des personnes nées de parents « mixtes », Fischer résume ainsi ses recommandations au régime impérial : « Qu’on leur garantisse le degré précis de protection qui leur est nécessaire en tant que race inférieure à la nôtre, rien de plus, et uniquement tant qu’ils nous sont utiles. Autrement, que joue la libre concurrence, c’est-à-dire, selon moi, qu’ils disparaissent. »
C’est Eugen Fischer qui a formé Josef Mengele, l’« ange de la mort » du camp d’extermination d’Auschwitz. Ses théories sur les principes de l’hérédité humaine et « l’hygiène de la race » ont contribué à l’idéologie raciale du fascisme allemand. Hitler les aurait étudiées en prison, avant de rédiger Mein Kampf. Après la prise de pouvoir des nazis, Fischer a été nommé recteur de l’université de Berlin. Il donnait des cours aux médecins SS, avec Josef Mengele comme assistant, et organisait la stérilisation obligatoire de dizaines de milliers de personnes considérées comme racialement déficientes. Lors d’une conférence internationale académique à laquelle il a participé à Paris, il déclare que « la morale et l’activité des Juifs bolcheviques témoignent d’une mentalité si monstrueuse que l’on ne peut plus parler d’êtres inférieurs à leur sujet, mais plutôt d’une autre espèce que la nôtre. » Après la défaite de l’Allemagne, 23 anthropologues eugénistes et nazis ont été traduits en justice au procès de Nuremberg. Mais Fischer n’a jamais été inquiété.
Les liens entre le génocide colonial et l’avènement du nazisme ne se limitent pas aux théories raciales d’Eugen Fischer et de ses acolytes. Lorsque le Deuxième Reich et son empire s’effondrent, dans la foulée de la défaite de l’Allemagne en 1918, des milices contre-révolutionnaires sont créées pour s’opposer au mouvement révolutionnaire allemand. Ces Freikorps sont utilisés par les sociaux-démocrates de droite comme Noske pour écraser la révolution de 1918-1919 et pour arrêter les ennemis implacables du militarisme et du colonialisme qu’étaient Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, assassinés peu de temps après. Or, les Freikorps comptent bon nombre d’officiers et de soldats qui ont participé au génocide dans le Sud-Ouest Africain. C’est notamment le cas de Franz Xaver Ritter von Epp, qui a joué un rôle majeur – et peut-être même décisif – dans l’ascension politique d’Adolphe Hitler.
Dans ses écrits au sujet de la montée du nazisme en Allemagne, le révolutionnaire russe Léon Trotsky a décrit le fascisme comme étant « l’essence distillée de l’impérialisme ». Le fil conducteur qui relie l’oppression coloniale sous le Deuxième Reich et le régime hitlérien montre bien la vérité de cette idée. Le Kaiser et ses ministres, réactionnaires et pénétrés d’idéologie raciste, devaient tout de même tenir compte, dans une certaine mesure, de l’existence du mouvement ouvrier et de l’« opinion publique » bourgeoise. Mais avec la destruction totale du mouvement ouvrier, ainsi que de tous les agencements de la démocratie parlementaire, la dictature du capital pouvait désormais s’exercer dans toute sa violence et toute sa brutalité, sans entrave ni résistance.
Avant 1914, la « mission civilisatrice » du colonialisme était une notion tellement ancrée dans la société qu’on en trouvait des traces – et par moments bien plus que des traces – même chez des champions de la pensée et de l’action socialistes comme Bebel et Jaurès. Or, la réalité du colonialisme occidental n’avait rien de civilisateur. L’histoire de l’impérialisme est une histoire de pillages, d’exploitation, de massacres et de discrimination raciste. L’indépendance nominale des anciennes colonies n’a pas mis fin au pillage de bien des pays concernés. À certains égards, il est même plus intense et plus destructeur aujourd’hui que dans le passé. Quand ses intérêts le commandent, l’impérialisme est toujours capable d’infliger des atrocités terribles aux populations qui se trouvent sur son chemin.
Et pourtant, en Allemagne, en France et dans toutes les grandes puissances européennes, pléthore de politiciens, d’intellectuels et d’historiens s’efforcent de nier ou de nuancer les conséquences désastreuses de la colonisation pour les peuples concernés. En Allemagne, par exemple, le génocide namibien a été largement effacé des livres scolaires. En Namibie elle-même, il n’y aucun monument aux victimes de ce génocide. Par contre, une immense statue dédiée au courage des soldats de l’Allemagne colonialiste se trouve sur le site même du camp de concentration de Windhoek. Le site du camp d’extermination de l’île des Requins est aujourd’hui un camping municipal pour touristes. Juste à côté, des centaines de petites « dunes » recouvrent les restes des esclaves suppliciés. Les amateurs de beach-buggy de la jet set touristique, par inconscience ou indifférence, s’en servent comme d’une course d’obstacles pour se faire des frissons.
Greg Oxley, PCF Paris 10.
[Le contenu factuel de cet article provient de plusieurs sources, mais tout particulièrement de The Scramble for Africa, de Thomas Pakenham (1992) et du texte remarquable de Joël Kotek, Le génocide des Héréros, symptôme d’un Sonderweg allemand ? (2008). D’autres sources sont le film documentaire de la BBC Namibia genocide and the Second Reich, puis Science nazie, science de mort. L’extermination des Juifs, des Tziganes et des malades mentaux, Paris, Odile Jacob, 1989, et enfin Histoire de la médecine SS ou le mythe du racisme biologique, Yves Ternon et Socrate Helman Casterman, 1969.]
Greg Oxley, PCF Paris 10.
[Le contenu factuel de cet article provient de plusieurs sources, mais tout particulièrement de The Scramble for Africa, de Thomas Pakenham (1992) et du texte remarquable de Joël Kotek, Le génocide des Héréros, symptôme d’un Sonderweg allemand ? (2008). D’autres sources sont le film documentaire de la BBC Namibia genocide and the Second Reich, puis Science nazie, science de mort. L’extermination des Juifs, des Tziganes et des malades mentaux, Paris, Odile Jacob, 1989, et enfin Histoire de la médecine SS ou le mythe du racisme biologique, Yves Ternon et Socrate Helman Casterman, 1969.]