Invité par des instances du PCF et de la CGT, ainsi que par La Riposte, le militant syndicaliste et travailliste John Pickard a réalisé une tournée très réussie en France, s’exprimant à l’occasion de réunions publiques à Paris, Alès, Tulle, Versailles, Chartres et Rouen. Dirigeant syndical dans l’Essex, où il est président d’un Trades Council (une instance élue par tous les syndicats dans une ville ou une région), il a adhéré au Parti Travailliste en 1965, alors qu’il était encore au lycée. Dans les années 90, il a été exclu du parti pendant deux ans en raison de ses idées marxistes. Le camarade a expliqué la situation sociale et économique du Royaume-Uni, la crise gouvernementale liée au « brexit » et la transformation du mouvement ouvrier britannique au cours de ces dernières années, durant lesquelles l’aile droite du Parti Travailliste a été mise sur la défensive par la révolte des militants du parti et de sa base syndicale.
Le lundi 20 novembre, John a été accueilli par la section PCF Paris 10 dans le cadre des Rendez-vous du 57 qu’elle organise régulièrement dans ses locaux de la rue des Vinaigriers. Le 22, il a rencontré les camarades de l’UL de la CGT à Alès, avant de prendre la parole lors d’une réunion publique organisée par La Riposte dans les locaux du PCF. Le lendemain, à Tulle, il a été accueilli par l’UD de la CGT. Le 23 – après un départ très matinal – il s’est rendu chez les cheminots de Versailles dans la matinée et, le soir, a pris la parole dans une réunion organisée par la fédération du PCF 28, à Chartres. Et enfin, à la Fête de l’Humanité de la Seine-Maritime, au Petit-Quevilly (Rouen), John est intervenu aux côtés de Patrick Le Hyaric, député européen PCF et directeur de L’Humanité.
Partout, les interventions de John Pickard ont suscité beaucoup d’intérêt. John commençait son exposé en disant qu’en 50 ans d’activité militante, il n’a jamais connu une situation de crise économique, sociale et politique aussi critique que celle qui existe au Royaume-Uni actuellement, et particulièrement depuis le référendum sur l’appartenance du pays à l’Union Européenne. En même temps, disait-il, avec l’arrivée de Jeremy Corbyn, porté par un véritable mouvement de masse, à la tête du Parti Travailliste, il n’a jamais connu une période aussi favorable au développement des idées socialistes dans le mouvement ouvrier.
John nous expliquait qu’il existe une division profonde au sein du gouvernement britannique et du Parti Conservateur au sujet du brexit. Les ministres les plus proches des milieux d’affaires veulent un brexit « soft », où le Royaume uni, tout en étant à l’extérieur de l’UE, resterait dans une zone de libre-échange européenne. Mais l’autre aile du gouvernement et du parti, qui comprend le ministre responsable des négociations avec l’UE, David Davies, veut quitter l’UE « avec ou sans » un accord de remplacement, en claquant tout simplement la porte. Pour les milieux capitalistes, cette démarche est complètement insensée. « Ce n’est pas étonnant », disait John, « que les négociations avec l’UE s’enlisent, compte tenu du conflit qui sévit à leur sujet au sein même du parti au pouvoir. » Quand David Cameron a organisé le référendum sur l’Europe, il imaginait que le camp pro-européen l’emporterait facilement. Cela n’a pas été le cas. Parmi les facteurs dont Cameron n’a pas tenu compte, il y avait surtout l’impact de plusieurs décennies de régression sociale. John a donné de nombreux détails illustrant le délabrement du service de santé national, le manque de logements et la crise dans le secteur éducatif. La privatisation des services publics a fait des ravages. Les revenus des salariés britanniques sont en baisse. En 2020, ils seront inférieurs à leur niveau de 2008. « Des millions de familles vivent dans des conditions précaires. Les jeunes gagnent peu et n’ont souvent que des contrats d’emploi temporaires. Les jeunes diplômés commencent leur vie active avec 20 ou 30 000 euros de dettes sur le dos, ayant dû emprunter pour financer leurs études. Je suis originaire du nord-ouest du pays. Autrefois, il y avait des mines, une industrie métallurgique importante, des chantiers navals. Aujourd’hui, et depuis l’époque Thatcher, tout a disparu. On a l’habitude de dire que la destruction de l’appareil industriel britannique sous Thatcher était plus dévastatrice que les bombardements de la Luftwaffe pendant la guerre. Les régions anciennement industrielles ne se sont jamais remises de la casse thatchérienne. Par conséquent, lorsque les politiciens parlaient des bienfaits de l’UE, beaucoup de travailleurs se demandaient où en était leur part. »
À chacune des rencontres autour de John Pickard, les participants se disaient frappés par les similarités entre la situation sociale et politique d’outre-Manche et celle de la France, par exemple avec la montée de la droite nationaliste : « Le problème était que, pendant des décennies, aucun des partis traditionnels, de droite ou de gauche, n’a proposé autre chose que l’austérité. Par conséquent, de nouveaux mouvements ont émergé, prônant une politique xénophobe et nationaliste. Selon ces mouvements, s’il manque de places dans nos hôpitaux et nos écoles, c’est parce qu’il y a trop d’étrangers au Royaume Uni et parce que les frontières sont ouvertes. S’il manque de logements ou d’emplois, c’est parce qu’ils sont occupés par des étrangers. Au fur et à mesure que la campagne référendaire se développait, elle était de plus en plus dominée par ce discours nationaliste et raciste. »
Le référendum plaçait le mouvement ouvrier britannique devant un dilemme. Voter pour rester pouvait être considéré comme une approbation de l’UE, mais voter contre l’UE allait renforcer les nationalistes réactionnaires. Pour John Pickard, c’est Jeremy Corbyn qui a présenté la position la plus honnête pendant la campagne. « Nous savons que l’UE est une construction capitaliste, réalisée dans l’intérêt des grands groupes industriels et financiers du continent, au détriment des travailleurs. C’est quoi, au juste, l’Union Européenne ? Au fond, c’est un marché unique, une zone de libre commerce. Marx nous a expliqué que l’internationalisation du processus de production et du marché était une conséquence naturelle et inévitable du système capitaliste. Nous sommes contre ce système, contre l’économie de marché. Mais le découpage de ce marché européen capitaliste en vingt-sept marchés nationaux capitalistes n’est pas la bonne solution. » John a donné plusieurs exemples concrets des conséquences économiques et sociales désastreuses du départ du Royaume Uni sur cette base nationaliste et capitaliste, surtout dans le cas d’un brexit « dur » conforme aux objectifs des fanatiques anti-européens du Parti Conservateur et de l’UKIP. Ce sont les travailleurs qui subiront les conséquences des fermetures et des délocalisations massives qui se préparent.
Probablement, selon John, le gouvernement britannique cherchera à négocier des accords qui ressemblent largement aux anciens traités. Mais le camarade se demande en même temps comment ce gouvernement pourrait rester au pouvoir jusqu’en mars 2019, date à laquelle la rupture avec l’UE serait finalement acté. Le gouvernement de Theresa May est discrédité, divisé, et ne s’accroche au pouvoir que grâce à une alliance précaire avec le DUP, un parti de droite nord-irlandais qui s’est illustré dans le passé par ses liens avec les escadrons de mort du sectarisme « protestant ». Le brexit pose tellement de problèmes – par exemple la question des contrôles frontaliers entre l’Irlande du Nord et la République irlandaise – qu’on ne voit pas comment un gouvernement aussi fragile pourrait se maintenir. Mais quelle est l’alternative, du point de vue de la classe dirigeante ? « Dans d’autres circonstances, », dit John Pickard, « et si par exemple, comme à l’époque de Blair ou de Milliband, l’aile droite dominait encore le Parti Travailliste, la classe capitaliste accepterait volontiers de sacrifier le gouvernement du Parti Conservateur et accepterait l’arrivée au pouvoir du Parti Travailliste. Sa politique était la même, à l’époque, que celle de la droite. Or, même s’il est vrai que la politique actuelle de Jeremy Corbyn coïncide assez largement avec les intérêts de la classe capitaliste sur la question européenne, il n’en va pas de même sur le plan de la politique intérieure. Jeremy Corbyn s’engage à renationaliser les chemins de fer, l’électricité et l’eau, et de rompre avec la politique d’austérité, qu’il dit ne pas être une nécessité économique, mais un choix politique. »
Le mouvement ouvrier britannique est en pleine transformation. Deux élections internes ont donné une large majorité à Jeremy Corbyn, chef de file de l’aile gauche du Parti Travailliste. La pression de la base du parti, dont le nombre d’adhérents a pratiquement triplé en trois ans pour atteindre près de 700 000, ainsi que de la base des organisations syndicales, a abouti à la défaite des tous les candidats de l’aile droite. Aux dernières élections législatives, le Parti Travailliste est passé de 30% à 40% des suffrages exprimés. Depuis, il a encore progressé, au point que les sondages indiquent qu’il remporterait les prochaines élections. Cependant, au moins deux tiers des députés travaillistes sont hostiles à Jeremy Corbyn et à cette radicalisation du parti. En cas de victoire électorale, les capitalistes useront de leur pouvoir économique pour forcer le gouvernement travailliste à renoncer à son programme et adopter une politique conforme à leurs intérêts, et pourront sans doute compter sur le soutien d’un nombre important d’élus travaillistes. Dans ces conditions, une lutte s’engagera entre les éléments pro-capitalistes et l’aile gauche du Parti Travailliste. Les premiers pourraient bien se joindre aux députés conservateurs pour destituer le gouvernement travailliste et procéder, comme en 1931, à la mise en place d’un gouvernement « national ». D’où l’importance cruciale du renforcement des idées marxistes au sein du mouvement ouvrier britannique.
La tournée de John Pickard a fait clairement ressortir l’intérêt de partager l’expérience des luttes des deux côtés de la Manche, dans l’esprit de l’internationalisme qui, pour lui comme pour nous, fait partie intégrante du combat contre le capitalisme.