Les révolutions russes de 1917 ouvrent un cycle de contestation sociale, une vague révolutionnaire dans toute l’Europe : « la révolution est la fille de la guerre du XXe siècle » selon les mots justes d’Eric J. Hobsbawm. A la suite de la Révolution d’Octobre 1917, puis avec la naissance de l’Internationale communiste sous l’égide de Lénine en 1919, il est utile de saisir comment en Europe on accueille ces événements. Avant d’en mesurer les effets induits, on assiste à une course de vitesse au sein du mouvement ouvrier pour s’assurer un certain « leadership » sur l’ensemble du prolétariat réveillant les aspirations révolutionnaires ; d’aucuns réactivent la deuxième internationale, alors que d’autres la quittent et surtout certains regardent du côté de la nouvelle Russie où Lénine prône la « Révolution mondiale » en fondant son « parti mondial de la révolution ».
Les pays européens qui ont connu l’horreur de la Première Guerre mondiale avec une mobilisation accrue des sociétés pour les efforts de guerre, sans oublier les nombreuses victimes ou gueules cassées, subissent un profond traumatisme. En quoi cette guerre totale avec révèle-t-elle au grand jour l’urgence de la question sociale ? Le « spectre » du « grand soir » semble une réponse à toutes les souffrances de la Grande Guerre ; événement « fondateur » d’un nouvel ordre européen (« la lueur qui s’est levée à l’Est ») qui permet d’envisager pour un court moment des aspirations de changement, de rupture avec l’ancien.
En 1918, dans l’Allemagne vaincue, la jeune république de Weimar, aux mains des sociaux-démocrates, à la suite d’une première phase révolutionnaire au cours de laquelle le Kaiser a abdiqué, la contestation persiste sous l’impulsion des « spartakistes ». Partout dans le pays, et principalement dans les villes, ils organisent l’agitation révolutionnaire et dénoncent avec vigueur la « trahison » des dirigeants. En Hongrie, devenue République au lendemain de la guerre, le gouvernement de coalition entre socialistes et démocrates est remis en cause. Bela Kun proclame le 21 mars 1919, la République des conseils.
On assiste également en Europe à des mouvements sociaux radicaux (des grèves importantes comme en France celle des cheminots qui sont révoqués massivement). En Italie du Nord, en particulier dans la région de Milan, les usines sont occupées par les ouvriers. Ces derniers organisés en conseils d’ouvriers défendent ces usines par des milices armées. Cette situation quasi révolutionnaire, le « biennio rosso » touche aussi les campagnes ; au-delà des frustrations nationalistes, la question sociale liée à la crise économique marque durement le pays. Alors qu’on avait promis pendant la guerre une réponse à la question fondamentale de la distribution des terres, le gouvernement n’agit pas. Ne voyant rien venir, les paysans occupent des terres non cultivées et des grands domaines : le mouvement débute dans la région de Rome, s’étend au Mezzogiorno et dans la vallée du Pô. Là aussi, une course de vitesse s’engage entre socialistes et catholiques pour savoir qui tiendra ce mouvement d’occupation des terres. Des coopératives paysannes naissent sous l’égide des deux courants de pensée et imposent aux agrariens des taux de salaires meilleurs pour les ouvriers agricoles et des contrats de métayages ou de fermages plus avantageux. Très vite, cette agitation paysanne rencontre l’opposition fasciste, « bras armé de la contre-révolution au service des grands propriétaires ».
Les révoltes en Espagne caractérisent un « triennat bolchevique de 1917 à 1920 ». L’année 1917, qui a vu la mise en place de « juntes de défense » par les militaires, ouvre un cycle d’agitation révolutionnaire avec la grève générale du 13 août 1917. La répression qui s’ensuit ne fait que renforcer la conviction des révolutionnaires. On a même pu comparer un moment l’Espagne à la Russie : « Pour cela, justement, Lénine voyait dans l’Espagne le pays désigné pour la seconde révolution. Et le parallèle Espagne-Russie, de 1917 à 1923, fut à la mode de tous les camps, soit pour annoncer, soit pour dénoncer l’imminence d’une dislocation sociale. Au surplus, le mouvement révolutionnaire espagnol avait derrière lui une tradition » [Pierre Vilar, Histoire de l’Espagne, Paris, PUF, 1965, p. 73.]. Ces révoltes s’inscrivent dans un contexte multiple de crise, où l’écho « messianique » des événements russes lus au prisme des préoccupations espagnoles, comme partout ailleurs, ouvre le champ des possibles.
Cette onde de choc de la révolution arrive même en France, pays victorieux. Certes, le mouvement ouvrier est à la pointe des revendications, mais il existe aussi des ruraux en lutte.
Partout, la révolution échoue. En Europe, la reprise en mains est rapide. En Allemagne, le pouvoir social-démocrate s’appuie sur les corps francs et mate en janvier 1919 la révolution spartakiste de Berlin (« semaine sanglante » 6-13 janvier). Liebknecht et Luxembourg sont assassinés. En mai 1919, l’éphémère « république des conseils » de Bavière est écrasée. En Hongrie, l’intervention de l’armée roumaine met fin au régime de Bela Kun ; le régime autoritaire de l’amiral Horthy se met en place et déclenche la répression.
Les puissances européennes, en associant les Etats vaincus, mettent en place un « cordon sanitaire » afin de se protéger contre toute extension révolutionnaire. Face à ces échecs, Lénine appelle à la création de partis authentiquement révolutionnaires partout — on assiste à la bolchevisation des PC « les véritables soldats de la révolution » — et souhaite « venir à bout de l’Occident par l’Orient » en provoquant la révolte des peuples colonisés. Malgré tout cette séquence historique particulière réveille un vieux débat au sein des organisations du mouvement ouvrier « réforme ou révolution » afin de fonder de nouveaux partis, dont les divisions marquent durablement le XXe siècle.
Jean Vigreux