Le mouvement de contestation contre la loi du travail entre dans sa phase terminale. Il a regroupé la couche la plus consciente et la plus active de la classe ouvrière. Malheureusement en dépit de la profonde détermination en premier lieu des syndicalistes et militants politiques, la mobilisation n’a pas suffi à ébranler un gouvernement tout aussi déterminé à infliger aux salariés un retour en arrière au nom des intérêts – inavoués, mais connus de tous – de la classe capitaliste.
Malgré les différentes actions de blocage ou de grève, le mouvement n’a pas mobilisé suffisamment pour faire vaciller le gouvernement. Au plus fort de mouvement, en juin, un certain nombre de militants pensaient que le retrait du projet de loi ne serait qu’une question de temps, qu’il ne pourrait résister au blocage des raffineries, des dépôts d’essence ou encore des actions de coupures d’électricité des syndicalistes d’EDF. L’unique réponse du gouvernement fut la démonstration de force exercée avec zèle des représentants de l’ordre.
Toute lutte, qu’elle aboutisse à une victoire ou une défaite est riche d’enseignements et il convient de s’extirper de l’effet psychologique qui suit la défaite. Plusieurs paramètres fondamentaux ont caractérisé cette période de lutte : la composition du mouvement, ses moyens de lutte, le rôle de la réaction, la situation sociale et économique.
Nous ne développerons pas ici la situation sociale et économique actuelle. Le sujet a été traité dans de nombreux textes de La Riposte (1). La loi El Khomri succède à toute une série d’autres (Macron, Rebsamen etc…) inspirées par le MEDEF et qui tendent à détruire un à un les acquis de la classe ouvrière. L’orientation droitière du gouvernement « socialiste » démontre de façon flagrante que la classe capitaliste est aux commandes. La crise économique est la conséquence d’un système basé sur la propriété privée des moyens de production et d’échange. Tout gouvernement qui ne remet pas en cause ce fondement devient par la force des choses un instrument de la protection des intérêts de la classe possédante.
Nous entrons dans une période qui ramène la société française en arrière. Il s’agit d’un long processus de destruction, qui a commencé pendant les années 70. Le contexte historique de la période d’après-guerre, jumelé à une croissance économique exceptionnelle, a permis à la classe ouvrière d’arracher des concessions (35h, congés payés, sécurité sociale…), qui sont désormais totalement remises en cause. Du point de vue des capitalistes, elles sont devenues intolérables.
De nombreuses luttes ont jalonné la dernière période et se sont soldées dans bien des cas par des défaites. La dernière en date, contre la loi El Khomri, succède à celle contre la loi de casse des retraites en 2010.
Une forte détermination a animé les acteurs du mouvement, mais force est de constater qu’il n’avait pas un caractère suffisamment massif. La situation évoquée précédemment nécessite un mouvement de masse et des actions d’envergure, prenant un caractère potentiellement révolutionnaire susceptible d’effrayer la classe capitaliste et les gouvernements à ses ordres. Ces conditions n’ont pas été remplies.
Le mouvement de 2016 n’a pas mobilisé autant que celui de 2010. En 2010, au point culminant, la menace d’un blocage de l’économie était plus sérieuse qu’en 2016 et pourtant ce mouvement s’est également soldé par un échec. La différence des effectifs mobilisés s’explique en partie par l’absence de la CFDT qui s’est positionnée très clairement du côté du gouvernement, en affirmant par la voix de son secrétaire général Laurent Berger que « cette loi est un progrès pour les salariés ».
Le gros des forces était constitué des militants membres en premier lieu de la CGT, puis de FO, SUD, et l’UNEF etc., ainsi que de militants politiques se situant à la gauche du PS. Les cortèges étaient largement dominés par la CGT qui était en première ligne également de l’organisation des grèves et de blocages. Il ne peut y avoir de lutte nationale conséquente sans la CGT. Elle est la force motrice et organisatrice du mouvement, et les capitalistes en sont parfaitement conscients.
Mis en avant par les médias, mais n’ayant aucun encrage dans le mouvement ouvrier, les autonomes, Black Blocs, anarchistes et autres – reconnaissables à leurs cagoules et K-ways noirs – ont constitué une partie des cortèges peu significative. Ils se sont greffés au mouvement ouvrier sans lequel ils seraient inaudibles, adoptant des formes d’expression et des méthodes hors de tout contrôle collectif et dans lesquelles les travailleurs ne se reconnaissent pas. Ils sont, de manière générale, extérieurs au mouvement de masse indispensable à toute perspective révolutionnaire. Ils critiquent à tout va la CGT, la considérant complice du système. Pourtant, leur visibilité dans cette lutte ne reposait que sur la capacité mobilisatrice du syndicat. Néanmoins, ces groupes attirent un certain nombre de jeunes, lycéens et étudiants qui ne trouvent pas dans les organisations traditionnelles de la classe ouvrière de débouchés à leur recherche d’une voie révolutionnaire et au changement de système auquel ils aspirent.
Bien que 67% des Français se sont opposés à cette loi (2), le mouvement est resté cantonné aux militants actifs, essentiellement de la CGT. Les salariés ont soutenu la lutte « par délégation » et les militants syndicaux l’ont porté à bout de bras. Un gouffre s’est creusé entre la passivité des masses et la combativité et radicalité des militants. L’état d’esprit des militants est palpable sur les piquets de grève : « nous avons perdu en 2010, nous gagnerons cette fois-ci ».
La tendance à la radicalité n’est que l’expression de l’impasse de la situation. La base de la CGT en vient à la conclusion que non seulement la lutte des classes n’est pas un concept abstrait et obsolète – tous les salariés subissent la guerre de classe menée par les capitalistes – mais que l’idée de la lutte contre le capital et ses méthodes doit gagner en vigueur. Cet état d’esprit est la conséquence d’un contexte de crise économique dans lequel les capitalistes infligent des reculs sans discontinuer. Les syndicalistes de la « base » ont bien souvent pointé le capitalisme comme « l’ennemi » dans leurs différentes interventions au cours de la lutte. Le mot d’ordre de grève générale était souvent avancé comme la seule issue possible.
La base de la CGT sous l’impact de la politique de casse sociale, se radicalise. À la faveur de cette pression qui s’exerce clairement sur la direction confédérale, une frange active et visible de la CGT tend à prendre des positions quelque peu déconnectées du mouvement par des mots d’ordre inadaptés tels que celui de la grève générale. La grève générale ne peut être le produit de la volonté de quelques-uns. Le mouvement a clairement montré qu’il s’agissait de la frange la plus consciente de la classe ouvrière qui était mobilisée et que la vaste majorité des salariés reste encore inactive. Nous avons analysé à plusieurs reprises les raisons de cette passivité dans nos autres articles. Le manque de perspectives développées par les organisations de masse n’y est pas pour rien. La vision réformiste des dirigeants ne permet pas à la classe ouvrière d’entrevoir une alternative concrète au système capitaliste. Elle n’y voit que fatalité face à des luttes purement défensives. Un soulèvement de masse ne se décrète pas, il ne suffit pas de voter une résolution pour la grève générale pour que la masse des salariés se mette en ordre de bataille contre le capital. Il s’agit là d’un phénomène non maitrisable qui dépend de l’état d’esprit, du niveau de tolérance de la masse des salariés face à l’oppression capitaliste.
Les secteurs des ports et docks, notamment au Havre où la mobilisation fut exemplaire, des raffineries, de l’énergie, des transports et chemins de fer cheminots étaient massivement mobilisés, ce qui contrastait avec la passivité des autres pans de l’économie. La faiblesse de la mobilisation des salariés et la détermination des éléments actifs ont poussé le mouvement dans des actions de plus en plus radicales – mais non suivies. Dès le début, les éléments ultragauchistes à l’extérieur du mouvement syndical exhortaient la CGT d’appeler à la grève générale, frustrés de ne pas voir d’explosion sociale et voulant la créer artificiellement. Les invectives contre la CGT, les accusations de freiner le mouvement (et dans le pire des cas de complicité avec le système) ont démontré sans même qu’ils en aient conscience, le rôle incontournable des militants de la CGT dans toutes les mobilisations. La CGT est le lien organique avec la classe ouvrière, son action ne peut que se baser sur la participation active des travailleurs. Philippe Martinez, le secrétaire général de la CGT l’a bien exprimé lors de son intervention à Nuit Debout, place de la République à Paris le 28 avril: «(…) ici on peut crier grève générale, mais c’est dans les entreprises que les salariés doivent crier grève générale, et surtout se mettre en grève. Et ça, c’est plus compliqué (…) Allez dans les entreprises pour convaincre les salariés (pour que) la grève générale et sa reconduction ne deviennent plus un slogan, mais une réalité (…)». Par cette intervention Philippe Martinez envoie une gifle cinglante aux « excités de la barricade » qui crient à tout va à la grève générale, mais qui n’ont aucun moyen de contribuer au développement de sa force motrice : le salariat.
Le rôle d’une direction syndicale n’est pas d’attendre le développement spontané d’une grève générale de masse, tout en donnant des leçons sur le rôle incontournable d’un syndicaliste dans une entreprise, mais de préparer le terrain et l’élaboration de vraies perspectives de « transformations sociales ». Il ne suffit pas de rester sur une stratégie défensive face aux attaques implacables des capitalistes, et défendre « la loi sur l’égalité sociale professionnelle ou la réduction du temps de travail ». Il faut pointer du doigt l’obstacle qu’est le système capitaliste au progrès social tant défendu par la CGT. Les secteurs en lutte cités plus haut se sont mis tour à tour en grève avec un certain décalage. De manière générale, l’émergence des luttes dans des entreprises, la mise en mouvement des travailleurs n’est pas ce qu’il y a de plus prévisible, une multitude de facteurs entre en jeu (politique, économique, sociale, psychologique…), mais la nécessité d’une véritable coordination est cruciale pour qu’un mouvement national puisse avoir l’envergure de ses objectifs. L’enjeu n’est pas tant le nombre de manifestants présent dans les cortèges – même si c’est un indicateur – que l’impact de la mobilisation sur l’économie, de sa capacité à neutraliser le pouvoir économique des capitalistes. Un blocage de l’économie par les militants syndicaux organisé et coordonné par la direction confédérale aurait un impact beaucoup plus significatif que des grèves sporadiques et des manifestations ponctuelles.
Les grandes mobilisations sont le fruit de l’exaspération de classe ouvrière. Tout est mis en œuvre par les capitalistes et les gouvernements pour freiner le mouvement, le marginaliser, le rendre inoffensif et enfin l’éradiquer. C’est le rôle premier de l’appareil de l’état, avec sa police et sa gendarmerie. Sous couvert d’assurer sa sécurité, il assure en fait la sécurité du capital sur les ordres du gouvernement. Il ne faut rien attendre d’autre d’un système fondé sur des classes sociales aux intérêts antagoniques. De nombreux policiers sont proches du Front National et d’autres formations d’extrême droite, qui voient dans les manifestations un regroupement de « gauchistes »(3). Un nombre non négligeable d’éléments de la police ont exercé une répression violente contre des manifestants. En attestent les réseaux sociaux qui ont massivement diffusé des images de violences policières ainsi que les 48 enquêtes judiciaires ouvertes par l’IGPN pour violence contre manifestants. Et ce n’est que la partie émergée de l’iceberg.
Les médias, dont la quasi-totalité appartient aux capitalistes, se sont efforcés de discréditer le mouvement, stigmatisant la CGT comme un syndicat rétrograde, opposé à l’image d’une CFDT responsable. Ceci est dans l’ordre des choses. L’attitude et les méthodes des « autonomes », se comportant à chaque grève comme s’il s’agissait du dernier dénouement, ont servi de justification au rôle répressif des forces de l’ordre. Les médias ont présenté les manifestations comme étant largement infiltré de casseurs. Le caillassage des forces de l’ordre par les « K-Way noirs » a occupé une place médiatique de premier plan, alors même que les consignes du Ministre de l’Intérieur étaient de faciliter l’action des casseurs pour donner de quoi alimenter les journaux télévisés en images chocs. Plusieurs policiers ont témoigné de ce fait et l’observation sur le terrain l’a attesté. Malgré eux, les autonomes sont devenus des agents au service de la réaction, justifiant la répression des syndicalistes.
Le Havre a joué un rôle de première importance dans cette lutte. La forte concentration de dockers et portuaires et une longue tradition de lutte ont fait de cette ville un haut lieu du mouvement ouvrier, un épouvantail pour le patronat et le gouvernement. Lors de la venue de Philippe Martinez dans la ville pour une assemblée générale CGT de la Seine-Maritime, la police est venue interpeler deux dockers havrais au petit matin en raison de soi-disant violences contre la police lors de la manifestation du 14 juin à Paris. Plus tard, c’était au tour du secrétaire de l’UL CGT du Havre d’être convoqué au commissariat. Pourtant, lors de cette manifestation, c’est la police qui a usé d’une force injustifiée contre les dockers pacifiques qui n’ont fait que se défendre (4).
Puis lors de la dernière fête de l’humanité en septembre, la commission de sécurité qui dépendait de la préfecture de Paris a menacé le stand du PCF du Havre de fermeture pour raisons de sécurité fallacieuses. Il s’agit là d’un énième signal que le gouvernement a adressé au mouvement ouvrier parmi lesquels les Goodyear, les Air France et les innombrables discriminations envers les syndicalistes.
La crise du système capitaliste et ses conséquences économiques, politiques et sociales agissent de manière souterraine dans la conscience de la masse de la population. Leurs effets se font déjà ressentir. L’entrée en action de la couche la plus active de la classe précède celle de la vaste majorité des salariés. Les sentiments de replis nationalistes sont aussi une expression du mécontentement général. Nous devons nous efforcer de donner un vecteur commun aux luttes, celui de la nécessité d’en finir avec le capitalisme qui n’offre plus aucune perspective d’amélioration pour l’immense majorité de la population. Les revendications immédiates doivent être associées à un programme de rupture avec le capitalisme.
La défense et l’extension des conquêtes sociales sont indissociables de la lutte contre le capitalisme. Chaque lutte pour la défense d’un acquis est un appui à l’élévation du niveau de conscience de classe. Un changement de système ne peut être le fruit d’une succession linéaire de réformes sociales. Ce qui est gagné aujourd’hui sera tout ou tard perdu demain si le pouvoir économique et politique reste dans les mains de la classe capitaliste. L’histoire a démenti tous ceux qui ont rejeté la possibilité et la nécessité d’une révolution. Le réformisme, qui prétend pouvoir éradiquer les conséquences du capitalisme sans remettre en cause le système lui-même, est discrédité. C’est une idéologie caduque, face à un système en crise permanente depuis les années 70. C’est par des phrases vides de sens que ses défenseurs tentent de sauver la face, du genre « il faut reprendre le pouvoir sur la finance », comme si la classe ouvrière avait ce pouvoir dans le passé.
Le salariat d’aujourd’hui assure toutes les fonctions vitales de la société. Si les organisations de masse abandonnaient le réformisme pour s’engager dans la défense d’un programme révolutionnaire, elles redonneraient confiance aux travailleurs et leur doteraient de la combativité nécessaire pour vaincre les capitalistes. La période actuelle regorge de potentiel révolutionnaire, mais le danger nationaliste monte en puissance. Le mouvement ouvrier porte la responsabilité de l’écarter. Le capitalisme ne peut être renversé que par l’acquisition d’une conscience de classe et l’intervention collective des salariés pour en finir avec le capitalisme.
Gauthier Hordel, PCF Rouen et CGT 76.
Notes
- https://www.lariposte.org/2016/04/loi-el-khomri/ et https://www.lariposte.org/2016/05/lutte-contre-loi-el-khomri/
- Selon un sondage Harris Interactive pour LCP-Assemblée nationale (publié le 19/06/2016)
- 57% d’intention de vote pour Marine Le Pen dans la police et la gendarmerie pour le 1er tour de l’élection présidentielle de 2017, sondage mené par le Cevipof, le centre de recherches politiques de Science Po (publié par l’Express le 13/10/2016) http://www.lexpress.fr/actualite/politique/fn/ces-policiers-qui-votent-le-pen_1839779.html
- https://www.lariposte.org/2016/06/manifestation-contre-loi-travail/