La Turquie signe des accords de coopération avec la Russie, contre laquelle elle fait la guerre en Syrie. Elle veut lutter contre Daesh, mais bombarde les milices kurdes qui le combattent. Grande alliée des États-Unis, elle accuse Washington d’aider le terrorisme. Elle demande l’adhésion à l’Union Européenne, mais l’accuse de complaisance à l’égard du coup d’État de juillet 2016. L’hostilité de la Turquie à tout ce qui pourrait favoriser l’autonomie ou l’indépendance des zones kurdes n’a pas empêché la Turquie d’importer du pétrole en provenance la région autonome des Kurdes irakiens. La politique extérieure de la Turquie est complexe et souvent contradictoire.
La Turquie moderne résulte de la chute et du démembrement de l’Empire Ottoman à l’issue de la Première Guerre Mondiale. À son apogée, l’empire recouvrait un territoire englobant pratiquement toute la côte nord-africaine, l’Égypte et le Sinaï, la côte orientale de la Mer Rouge et de la Méditerranée, les terres qui s’étendent de l’Anatolie jusqu’au Golfe d’Arabie, ainsi que les contours de la Mer Noire, les Balkans et toute la partie de l’Europe qui se situe entre la Mer Noire et l’Adriatique, bien au-delà de Budapest et jusqu’aux portes de Vienne et de Krakow. L’Empire ottoman a joué un rôle majeur dans le façonnement de l’Europe, à l’époque, tout comme l’Europe a exercé une influence profonde sur l’évolution interne de l’empire. Après sa chute, on voit l’émergence de l’État national turc, sous la direction de Kamal Atatürk, sur un territoire qui va d’Istanbul, à travers l’Anatolie et jusqu’aux montagnes de l’Est.
L’Europe, l’Asie et les pays arabo-musulmans se rencontrent sur les frontières orientales de la Turquie. C’est dans cette région, traversée par de nombreux conflits, tensions et guerres, que se trouvent les vastes zones kurdes, l’Arménie, l’Azerbaïdjan, l’Irak, et la Syrie. A l’ouest, Istanbul ouvre sur la péninsule européenne, mais plus immédiatement sur les pays les plus faibles et instables du continent. Les détroits du Bosphore sont le seul point de passage maritime entre la Mer Noir – et donc la Russie – et la Méditerranée.
La Turquie est donc une grande puissance régionale, bordée d’États instables et de zones de conflit, qui participe au « grand jeu » de rivalités impérialistes impliquant les États-Unis, la Russie, l’Union Européenne, l’Iran, Israël, l’Arabie Saoudite et l’Égypte. Son développement économique et son équilibre social interne – entre les classes et les nationalités, entre « laïques » et « islamistes » – dépendent de sa capacité à sécuriser et contrôler son environnement international. La politique étrangère de la Turquie est une extension de sa politique intérieure. Ses guerres, pour paraphraser Clausewitz, ne sont que la continuation de cette politique par d’autres moyens.
L’intervention militaire de la Turquie en Syrie a pour objectif principal de contenir et si possible de réduire le déploiement des milices kurdes engagées dans la guerre contre Daesh. Prévue depuis longtemps, cette intervention ne pouvait se faire sans des négociations préalables avec la Russie. La Russie appuie le régime syrien actuel, qui constitue une pièce maîtresse dans ses intérêts économiques, militaires et stratégiques dans la région. La chute du régime actuel signifierait non pas un simple « passage des pouvoirs » à un régime pro-occidental, comme les États-Unis et les puissances européennes l’avaient initialement imaginé, mais l’éclatement du territoire syrien en zones d’influence des différentes forces militaires en présence. La déstabilisation accrue de l’ensemble du Proche-Orient qui en résulterait n’est dans l’intérêt d’aucune des grandes puissances mondiales, mais porterait un coup particulièrement grave aux intérêts de la Russie. L’« État Islamique » perd du terrain et sera militairement vaincu tôt ou tard. Le problème est celui de savoir par quoi sera-t-il remplacé. Damas restera sous le contrôle d’un régime pro-russe, qui devra tenter, par la suite et avec l’appui de la Russie, de rétablir son autorité sur l’ensemble du territoire syrien. Ceci impliquerait non seulement le retrait des forces turques, mais aussi des milices kurdes. Cette considération constitue un élément essentiel de l’accord conclu entre la Russie et la Turquie.
La Russie et la Turquie ont beau se faire la guerre une quinzaine de fois dans l’histoire, comme elles se font la guerre en Syrie actuellement, mais sur le plan économique, elles ont tout intérêt à s’entendre. Après l’Allemagne, la Russie occupe la deuxième place dans le chiffre d’affaires des échanges commerciaux turcs. Les investissements russes sont lourdement présents dans la téléphonie, le secteur énergétique, dans la sidérurgie et la production de matériaux de construction. La Russie est le principal fournisseur d’énergie de la Turquie, à qui elle livre 55 % de ses besoins en gaz et 30 % en pétrole. Il y a aussi les projets majeurs que sont le gazoduc Turkstream (contournant l’Ukraine) et la construction d’une centrale nucléaire russe sur le site d’Akkuyu, dans la province de Mersin. Les investissements turcs dans l’économie russe sont très importants dans de nombreux secteurs, dont notamment l’agroalimentaire, la verrerie, l’électrotechnique, la transformation du bois, la construction, le tourisme et le secteur bancaire. D’ici 2020, les échanges commerciaux entre les deux pays atteindront 100 milliards de dollars. Frappée de sanctions économiques depuis l’invasion de la Crimée et son implication dans l’est de l’Ukraine, la Russie voit dans la Turquie un partenaire commercial de premier plan. D’où la réaction mesurée de la Russie à l’abattage d’un avion militaire russe par la Turquie en novembre 2015.
Cependant, les accords entre la Russie et la Turquie n’étaient pas limités aux questions économiques. Auparavant, les frappes aériennes russes en Syrie visaient, en plus des positions de Daesh, les milices soutenues par la Turquie. La Russie avait même menacé d’abattre tout avion militaire turc qui franchirait la frontière syrienne. Le changement dans la politique de Poutine à cet égard s’explique avant tout par la nécessité de défendre ses propres intérêts après la désintégration de l’« État Islamique ». Le principal obstacle au rétablissement de l’autorité de Damas – et par extension, aux intérêts russes – sur l’ensemble du territoire syrien, à ce moment-là, sera l’implantation et la puissance de feu des milices kurdes (YPG). Malgré le conflit entre la Turquie et la Russie en Syrie, elles ne pourront pas tolérer le maintien des positions kurdes après la défaite de Daesh. Pour la Turquie, la formation d’enclaves kurdes permanentes serait particulièrement dangereuse, car elle renforcerait les Kurdes dans leur lutte contre l’État turc. Si Poutine a autorisé l’intervention militaire de la Turquie, c’est parce qu’il sait que les opérations menées contre les Kurdes vont dans le sens de ses propres objectifs stratégiques. Le problème kurde est aussi une préoccupation majeure de l’Iran. L’émergence d’un État indépendant kurde est une possibilité que Moscou, Washington, Damas, Ankara et Téhéran veulent étouffer dans l’œuf. Aucune des puissances impliquées dans la guerre syrienne n’acceptera que les YPG conservent les positions acquises dans leur combat contre Daesh.
La Turquie s’efforce également de « normaliser » ses rapports avec Israël. Netanyahu a annoncé le versement de 20 millions de dollars au titre de l’indemnisation des victimes de son attaque contre des bateaux apportant de l’aide humanitaire à Gaza en 2010, au cours de laquelle neuf personnes d’origine turque ont été tuées. En retour, la Turquie a abandonné ses réclamations à ce sujet, laisse tomber la revendication de la levée du blocus israélien contre Gaza et s’engage à empêcher l’organisation d’opérations contre Israël de la part des structures du Hamas en Turquie. Des intérêts économiques sous-tendent cet accord. Israël veut exploiter les champs de gaz sous-marins au large de sa côte et la Turquie cherche à diversifier ses sources d’approvisionnement en gaz. Dans le même but, la Turquie importe du pétrole en provenance de la région semi-autonome kurde en Irak. À défaut de l’approbation de Bagdad – et peu soucieux de la lutte des Kurdes en Turquie – les autorités kurdes à Erbil livraient officieusement du pétrole à l’État turc au moyen de convois de camions-citernes depuis 2013. Mais un accord récemment conclu entre le gouvernement régional kurde et le gouvernement central a ouvert la voie à une liaison directe par oléoduc, permettant la vente de 200 000 barils de brut par jour à la Turquie.
La Turquie est une puissance impérialiste montante dans une région du monde qui est particulièrement instable. Par la force des circonstances, elle jouera un rôle de plus en plus important dans la politique régionale et mondiale. Membre de l’OTAN, alliée historique de l’Etat d’Israël et demandeuse d’adhésion à l’Union Européenne – même si cela semble désormais impossible – la Turquie est néanmoins contrainte, afin de protéger ses intérêts stratégiques et économiques de s’entendre avec la Russie et l’Iran, fût-ce au détriment de ses alliances occidentales. Compte tenu de l’hostilité de toutes les puissances impérialistes régionales et mondiales, l’émancipation nationale et sociale des Kurdes est impossible en dehors d’un renversement radical du rapport de forces entre les classes, soit en Europe, soit au Moyen-Orient, soit en Afrique du Nord. Les grandes puissances sont d’accord pour que les YPG versent leur sang pour combattre Daesh, mais se retourneront de façon violente et implacable contre les combattants kurdes quand elles n’en auront plus besoin. Une victoire de la révolution tunisienne ou de la révolution égyptienne, aboutissant à la prise du pouvoir par les travailleurs et la fin du régime capitaliste, aurait radicalement transformé la position des travailleurs kurdes, comme celui des travailleurs palestiniens. Mais le déraillement et la défaite de ces révolutions – même si, à terme, elles pourront éventuellement renaître – ne font qu’assombrir les perspectives pour le combat contre l’oppression nationale et sociale dans la région.
Dans de nombreux pays, dont la Syrie, l’Irak et la Libye, les travailleurs et leur capacité de lutte contre le capitalisme ont été complètement détruits. Mais ce n’est pas le cas partout et ce n’est pas le cas de la Turquie. La réaction bat son plein sous l’égide d’Erdogan, mais elle n’est pas encore parvenue à détruire les organisations politiques et syndicales des travailleurs turcs. C’est sur leurs épaules que repose dans une large mesure le destin non seulement des travailleurs turcs et kurdes, mais de tous les peuples aux alentours. Le problème de fond est celui de la conscience politique des travailleurs. L’autodétermination nationale est Kurdes est une revendication progressiste, mais l’émancipation sociale et nationale des Kurdes est indissociable du renversement révolutionnaire de la classe capitaliste. Il faut s’efforcer d’en convaincre les travailleurs et les unir dans une lutte commune, indépendamment de considérations de nationalité ou de religion pour en finir avec l’enfer capitaliste et impérialiste. Le socialisme est impossible tant qu’il n’est pas compris et voulu par les travailleurs.