Nice, 14 juillet à 22h30. Un camion blanc déboule sur la Promenade des Anglais et fauche sans distinction tous les passants qui se trouvent sur sa route. Vendredi 15 juillet à neuf heures du matin, on déplore « au moins 84 morts et 18 blessés en urgence absolue », selon le site Mediapart.
Le choc émotionnel, légitime, ne manque pas de rappeler les attentats survenus à Paris et à Saint-Denis la nuit du 13 novembre 2015. L’assassin de masse a au final été tué par la police au bout de 2 kilomètres de sa course folle. Son identité n’est pas encore certaine mais selon la police, on aurait retrouvé à l’intérieur du camion une carte d’identité au nom d’un Franco-Tunisien âgé de 31 ans. Cet individu était connu des services de police, mais uniquement pour des faits de droit commun. Pour l’instant, aucun lien formel n’a été établi avec l’organisation Etat Islamique qui sévit dans de nombreux pays depuis maintenant trop longtemps.
Le président Hollande a tout de suite évoqué cette piste, et annoncé un renforcement des bombardements de l’armée française en Irak et en Syrie. La plupart des responsables politiques de droite et d’extrême-droite ont fait la même interprétation des faits. Le Conseil Français du Culte Musulman a immédiatement émis un communiqué condamnant les attentats et a appelé l’ensemble des Musulmans vivant en France à se recueillir pour les victimes, sans pour autant avoir évoqué la piste du terrorisme islamiste.
D’hypothèse, cette piste est cependant devenue très vite une certitude aux yeux d’une grande partie des médias dès les premières minutes suivant le drame. Il n’est pas question ici de faire des suppositions sur la motivation du meurtrier, mais force est de constater qu’encore une fois, l’identité qui était la sienne légitime de fait la thèse du terrorisme islamiste sans analyse des traits psychologiques de sa personnalité.
Nous nous souvenons tous du meurtre de masse perpétré en juillet 2011 par un militant d’extrême-droite norvégien. Ses 77 victimes participaient à l’université d’été du Parti Travailliste de son pays. À l’époque, la polémique médiatique s’était surtout centrée sur son état de santé mentale. Diagnostiqué schizophrène d’abord par un premier groupe d’experts, il a ensuite été jugé sain d’esprit par une seconde équipe. Lui-même s’était dit opposé au premier diagnostic, craignant qu’il ne desserve son idéologie basée sur la haine des Musulmans. Qu’il soit malade ou pas, telle n’est pas la question ici. Mais que sa santé mentale ait été érigée en sujet numéro un par les médias suite au drame révèle une sélectivité certaine dans le recul que peuvent avoir la plupart des journalistes et des responsables politiques sur la responsabilité réelle ou supposée de l’auteur d’un attentat terroriste selon son appartenance, disons le mot, ethnique.
Alors ceci n’excuse en rien l’auteur de la tuerie de Nice. Mais l’interprétation instantanée et sans nuance qui est faite de ce drame révèle ni plus ni moins qu’un racisme institutionnel dont les origines remontent très loin dans l’histoire française. Ce racisme a très tôt été utilisé par l’Etat français pour justifier sa politique colonialiste. Des les années 1830, les Algériens ont par exemple été jugés intrinsèquement incapables de maintenir la diversité arboricole de leur pays, justifiant ainsi l’accaparement de terres par les colons. Sans expliquer que les concentrations de populations algériennes à l’origine de la désertification étaient dues à la spoliation de terres qui était déjà à l’œuvre de la part de colons français. Cet épisode montre bien comment une interprétation raciste d’un phénomène observé dans un pays peut légitimer l’accaparement de ses ressources par un Etat plus puissant.
Cette colonisation de l’Algérie et d’une grande partie de l’Afrique et de l’Asie a continué durant tout le 19e siècle. Au fur et à mesure, des mouvements intellectuels ont vu le jour dans les pays musulmans pour questionner leur arriération par rapport aux Etats impérialistes occidentaux. À partir du début du 20e siècle, et surtout après la révolution bolchévique en Russie, deux réactions contre l’impérialisme se sont confrontées. L’une composée de militants nationalistes et communistes, prônait l’arrimage de leurs nations aux valeurs libérales de l’Occident tout en se rendant autonomes politiquement et économiquement de celui-ci. La seconde voyait la question nationale sous l’angle religieux et se servait de la piété de la population pour la monter contre l’occupant. La question nationale était donc un enjeu entre des indépendantistes laïcs et religieux.
Un pays comme la Tunisie a conquis son indépendance en 1956 grâce à la mobilisation de la classe ouvrière. La concurrence était rude entre tenants d’une identité arrimée à l’Occident et une identité arrimée à la culture arabo-musulmane. Mais à l’indépendance, la tendance nationaliste arabe a été écartée et une politique de nationalisations et de collectivisation a été initiée. Durant une décennie, l’économie a connu une croissance fulgurante. Grâce à ce développement économique et à une action énergique du jeune état tunisien, la société a pu se développer et les femmes du pays ont très vite conquis un haut degré d’autonomie comparé à la plupart des sociétés du monde arabo-musulman. Mais à partir des années soixante-dix, la dette qui s’est pourtant accumulée durant ces années a obligé l’état tunisien à recourir aux prêt du FMI. Ce dernier a conditionné le versement des fonds à un revirement complet de la politique économique de l’état emprunteur. Ceci a eu pour conséquence une dégradation de la vie des travailleurs et une contestation sociale grandissante. Pour endiguer cette menace, l’état a donc fait monter les mouvements extrémistes religieux afin de détourner l’attention des travailleurs de la question sociale au profit de la question religieuse.
La même chose s’est passée en Egypte après la mort de Nasser en 1970. Le nouveau président Anouar El Sadate qui lui a succédé a opté pour un revirement total de l’économie après une décennie de politique collectiviste. Celle-ci, même si elle était motivée par des revendications nationalistes, n’en revêtait pas moins un caractère progressiste sur le plan social et des droits des femmes. La conduite autoritaire de Nasser n’a pas empêché qu’à sa mort ait eu lieu la plus grande manifestation de l’histoire de l’humanité. Or ce revirement soudain de la politique économique a suscité comme en Tunisie et à la même période un renforcement de la lutte des classes. Et comme en Tunisie, l’Etat a profité du sentiment religieux de la population pour faire en sorte que la conscience religieuse occulte la conscience sociale des masses.
L’histoire sur le temps long montre ainsi que la religion a été instrumentalisée par certains Etats arabes pour freiner la lutte des classes. Tout comme la question nationale a été utilisée – et jusqu’à aujourd’hui – en Europe pour le même objectif. On voit du coup que la question religieuse se confond avec la question nationale dans les pays à dominante musulmane, dans un premier temps pour combattre l’impérialisme et dans un second temps pour le soutenir.
Le nationalisme européen est quant à lui un moyen de légitimer la politique impérialiste de pays comme la France et le Royaume-Uni et un moyen utile pour endiguer la contestation sociale. En témoignent les récents événements en France depuis les attentats contre Charlie Hebdo, et les autres qui ont suivi jusqu’à celui du Bataclan. Tous étaient liés au terrorisme islamiste et la motivation première des assaillants était une réaction aux bombardements de la Syrie par les états occidentaux. Or le terrorisme islamique trouve ses origines dans la politique impérialiste des années 70 qui a consisté à faire monter le sentiment religieux des populations arabes afin d’endiguer la montée du mouvement ouvrier.
L’intensification des bombardements en Irak et en Syrie suite à l’attentat de Nice ne fera qu’exciter davantage le ressentiment des populations de ces pays et le sentiment de stigmatisation que vit une grande partie de la jeunesse d’origine maghrébine en France. L’attentat de Nice, qu’il ait été ou non commandité par l’organisation Etat Islamique, est une aubaine pour tous les protagonistes des guerres civiles syrienne et irakienne. Du côté des Etats impérialistes occidentaux, cela représente un boulevard pour l’accentuation de la guerre de classes qu’ils mènent dans leurs propres territoires et de l’accaparement des ressources pétrolières de la région mésopotamienne. Du point de vue de l’impérialisme russe, cela représente une légitimation accrue de son soutien à Bachar El Assad en Syrie. En France, cela signifie un ancrage des idées islamophobes encore plus grand dans la population, portées par le Front National, Les Républicains et une partie des responsables « socialistes ». Sur le plan de la politique du gouvernement Valls, cela présage d’un recul encore plus grand des libertés démocratiques au détriment du mouvement ouvrier. En pleine contestation de la Loi El Khomri, cela va porter un rude coup à la cohésion de la classe ouvrière contre la régression sociale dont elle est la victime, et un pas de plus vers le repli nationaliste. Sur le plan international, cela représente le risque très probable de l’intensification de la guerre par procuration que se livrent la Russie et les Etats-Unis. Le mouvement ouvrier ne peut s’en sortir que par une coordination internationale basée sur une analyse marxiste de la réalité d’aujourd’hui et de perspectives révolutionnaires pour l’avenir.
RB, PCF Saint-Denis, 15 juillet 2016.