Après de longs mois de négociations, Cuba et les États-Unis ont annoncés le 17 décembre dernier l’amorce d’un « rapprochement historique ».
Dans la foulée, les deux pays ont procédé à des échanges de prisonniers, l’embargo a été légèrement assoupli, le 29 mai Cuba a été retiré des pays soutenant le terrorisme et le 20 juillet les deux pays inauguraient leurs ambassades. Tout porte a croire qu’à moyen terme les États-Unis s’orientent vers une levée de l’embargo. Comment expliquer ce revirement et quels en sont les dangers pour le peuple cubain ?
L’économie cubaine est en crise quasi-constante depuis 25 ans.
Au début des années 90, le gouvernement cubain a dû faire face aux conséquences économiques catastrophiques de la chute de l’URSS, son principal partenaire économique. Le régime a alors opté pour des mesures d’ouverture de l’économie au secteur privé. Ce n’est qu’en 1999 que la révolution bolivarienne, au Venezuela, à permis d’en finir réellement avec cette « période spéciale », en sortant partiellement Cuba de son isolement. Le processus d’ouverture de l’économie a alors marqué un coup d’arrêt. Mais les difficultés économiques cubaines ont continué à s’accumuler. La crise de 2008 en particulier a ralenti l’essor du secteur touristique et a entraîné la baisse drastique du cours du nickel, première source de devises étrangères du pays avec le tourisme. Plus récemment est venue s’ajouter l’instabilité économique du Venezuela, partenaire commercial de premier plan, ce qui menace les apports énergétiques du pays. En toile de fond à ces difficultés conjoncturelles s’ajoutent les vieux problèmes de la dépendance alimentaire et la faiblesse industrielle de l’île, le tout dans un contexte d’embargo limitant considérablement l’accès au marché international. Ces difficultés remettent en question la pérennité des acquis de la révolution. On comprend alors que le futur de l’économie cubaine fasse l’objet d’un conflit dans les hautes sphères des autorités, ou s’affrontent partisans de l’économie planifiée et ceux en faveur d’une libéralisation. Le statu quo n’étant plus possible, ces derniers semblent avoir pris l’avantage et l’ouverture de l’économie est de nouveau à l’ordre du jour, comme en témoigne l’adoption au printemps 2014 de la loi sur les investissements étrangers.
Du point de vue des entrepreneurs nord-américains, cette volonté d’ouverture offre la perspective de nouveaux marchés – et donc de nouveaux profits.
La poursuite de l’embargo les en tiendrait à l’écart, ce qui explique qu’une partie de la classe dirigeante américaine veuille y mettre un terme. D’autant plus que les concurrents sont nombreux, comme en témoignent les nombreuses délégations officielles récentes, dont celle de François Hollande le 11 mai dernier. Chaque homme d’état est bien sûr accompagné de représentants d’entreprises nationales en vue d’obtenir des accords commerciaux. À leurs yeux, en plus d’un nouveau marché intérieur à conquérir, Cuba présente l’atout de disposer d’une des mains-d’œuvre les plus qualifiées d’Amérique Latine et à un coût très compétitif. De plus, sa situation géographique en fait une plate-forme stratégique potentielle dans le golfe du Mexique, situation que le gouvernement Cubain cherche à exploiter via son projet du grand port de Mariel et de sa zone franche.
D’un point de vue politique, cette ouverture est perçue comme l’occasion d’un changement de tactique de la part des États-Unis vis à vis du régime cubain.
La croissance du secteur privé génère des divisions dans la bureaucratie cubaine, entre la vieille garde, hostile à la poursuite de la libéralisation, et les partisans d’une poursuite de la libéralisation. Ces divisions seront exploitées par l’impérialisme américain. Il tachera de renforcer la classe entrepreneuriale, de lui apporter soutien économique et intellectuel, les encouragera a demander des réformes en leur faveur. Au lieu de la force brute de l’embargo, il visera à la restauration graduelle du capitalisme par la formation et le renforcement des tendances pro-capitalistes cubaines. Pour la classe dirigeante américaine, le « réchauffement » des relations entre les deux pays n’est qu’un moyen différent pour atteindre le même objectif que l’embargo.
A Cuba, les partisans de la libéralisation présentent celle-ci comme une nécessité pour améliorer l’économie cubaine. D’après eux, grâce aux investissements privés, l’industrie et les techniques de travail vont se développer et les acquis de la révolution pourront être sauvegardés. Mais les investissements des multinationales n’ont jamais pour intention première le développement d’un pays. Les autres pays d’Amérique Latine ou d’Afrique bénéficient depuis des décennies de ces « investissements » mais n’ont pourtant jamais pu développer un système de santé ou d’éducation un tant soit peu comparable. Une fine couche de la population cubaine va indéniablement s’enrichir, mais les bénéfices pour le peuple cubain dans son ensemble resteront marginaux. Par ailleurs, l’économie planifiée centralisée effraie les investisseurs. Le capital demandera des garanties. Il voudra la preuve que le mouvement d’ouverture est ferme et définitif. Il pourra compter sur le camp des réformateurs et de la classe entrepreneuriale cubaine, encore embryonnaire mais en pleine expansion.
D’abord timidement puis avec de plus en plus de force, les uns et les autres dénonceront les « entraves à la liberté du commerce ». Face au manque de productivité du secteur public, ils feront l’éloge de la mise en concurrence.
De concession en concession, le secteur privé gagnera du terrain au détriment de l’économie planifiée pour finalement prendre l’ascendant.
Tel est le scénario que l’on pourrait prédire à coup sûr pour l’avenir de Cuba s’il ne restait pas une inconnue dans l’équation : la réaction du peuple cubain. Le régime bureaucratique actuel fait qu’il ne dispose pas d’espace démocratique suffisant pour peser dans le débat. Mais le peuple n’acceptera pas sans réagir les conséquences des politiques de marchés, qui vont accroître les inégalités et entraîner la destruction des acquis de la révolution. Nous ne doutons pas qu’il se battra pour les conserver. Pour l’emporter, il devra lier sa lutte à la défense de l’économie planifiée. Mais là encore, malgré l’héroïque résistance du peuple cubain depuis plus de 50 ans, si la révolution ne s’étend pas à d’autres pays et vient ainsi sortir Cuba de son isolement, il ne pourra pas faire face indéfiniment aux assauts du capitalisme.
Peut-on dès lors envisager une normalisation des relations entre les deux pays ?
Oui et non, tout dépend de ce que l’on entend par là. Non dans l’immédiat, car, en dernière analyse, il ne pourra pas y avoir de normalisation des relations entre les représentants des deux pays tant qu’ils continueront d’incarner deux économies aux formes de propriété inconciliables. L’une doit vaincre l’autre pour que les relations « normales » du mode de production dont elles découlent s’établissent. La normalisation des relations sera donc le fruit d’une âpre lutte, et la forme qu’elle prendra dépendra du rapport de force entre les classes, sur le sol cubain et à l’international. Soit la propriété publique des moyens de production disparaîtra à Cuba au bénéfice d’une partie de la bureaucratie et de multinationales, et on assistera alors à la reprise des relations « normales » d’une petite île des caraïbes dans le vaste marché mondial, celles que connaissent les autres pays d’Amérique Latine, une relation de soumission, d’ingérence de l’impérialisme, yankee et autres, pour la sauvegarde de ses intérêts. Soit la révolution mettra fin à la propriété privée des moyens de production aux États-Unis même, et alors les deux pays connaîtront pour la première fois des relations « normales » : celles qui relèvent de la coopération et de l’entraide entre les peuples.
Boris Campos, PCF