Pour toutes les puissances impérialistes, la Turquie est un pays hautement stratégique.
De par sa position géographique, elle occupe une place de pivot reliant le Moyen Orient au sud, l’ancien bloc soviétique au nord et l’Europe à l’ouest. La stabilité de la Turquie est une question qui préoccupe les grandes puissances impérialistes pour le contrôle et la surveillance de la région riche en ressource pétrolière. Cette stabilité est en phase d’ébranlement compte tenu des conflits qui opèrent dans toute la région.
Le 20 juillet, une attaque terroriste dans la ville de Suruç en Turquie a tué 32 personnes et blessé 102 autres. Cette attaque de l’Etat Islamique (EI) était dirigée contre une délégation des jeunesses socialistes, le SGDF, qui s’apprêtait à venir en aide aux Kurdes de la ville de Kobané, non loin de Suruç dans le nord de la Syrie. Le but de cette délégation était d’apporter un soutien dans la reconstruction de la ville qui avait été ravagée par les attaques de EI défendu par les milices des unités de protection du peuple (YPG).
A partir de cet événement, un tournant majeur a été pris par les forces impérialistes, c’est-à-dire l’OTAN, et en particulier la Turquie. Jusqu’alors, elle demeurait extrêmement passive dans la lutte contre EI en Irak et en Syrie. Le président turc Erdogan a décidé d’entrer activement dans la guerre avec un objectif clairement affiché. Le problème qui préoccupe Erdogan n’est pas la prolifération des groupes fondamentalistes en Syrie ou EI en Irak, mais le problème kurde, et tout particulièrement le PKK (parti des travailleurs du Kurdistan) en Turquie et ses organisations sœurs, le YPG en Syrie.
Sous prétexte de mener la guerre contre le terrorisme, l’armée turque a lancé une série d’offensives et de raids de surveillance contre les bases du PKK en Turquie, Irak et Syrie et contre le YPG.
Entre fin juillet et fin août, l’armée turque aurait lancé 500 opérations contre le PKK provoquant plus de 800 morts alors que dans le même temps, EI n’aurait subi que trois attaques. Erdogan tente de provoquer un amalgame en considérant le PKK comme des terroristes au même titre qu’EI, lui permettant de justifier ses agressions contre les kurdes. De fait, le gouvernement a rompu le processus de paix entamé il y a trois ans entre le PKK et l’Etat turc.
Le Nord Syrie (la région de Rojava) est une zone autonome contrôlée par les milices kurdes. Cette autonomie a été acquise en 2011 lors de la crise syrienne quand les milices kurdes se sont soulevées, les troupes de Bachar Al-Assad préférant se retirer pour se concentrer dans la lutte contre l’armée syrienne libre et les groupes fondamentalistes. Depuis lors, les Kurdes syriens ont dû défendre cette région contre les groupes fondamentalistes. Le contrôle de cette zone par les Kurdes a permis d’élaborer un modèle de société politique et économique qui entre en opposition avec le système capitaliste. Il y a une forme de contrôle direct du peuple sur le système politique et économique. Pour Erdogan, le mouvement kurde de gauche est un fléau qui, s’il se répend dans le pays, menacerait la stabilité de la domination capitaliste. C’est en cela que la classe dirigeante turque soutient, par sa passivité, les réactionnaires fondamentalistes d’EI ou du Front Al-Nosra, branche d’Al-Qaïda, leur permettant d’utiliser la Turquie comme base arrière en laissant la frontière perméable pour le transit d’armes et de combattants. Il est à noter que, compte tenu du niveau de surveillance qu’exerce le MIT (service de surveillance turc) dans les zones sous influence du PKK dans le sud-est de la Turquie, il parait impensable que les autorités turques n’aient pu avoir connaissance d’une opération terroriste dans la ville de Suruç.
Les déclarations d’Erdogan sont claires et sans ambiguïté : « la situation n’est plus sous contrôle ». Erdogan poursuivra les militants du PKK « jusqu’à ce qu’il ne reste plus aucun terroriste ». Les YPG ont repoussé la contre-révolution islamique et contrôlent des territoires qu’Erdogan considère ne plus être sous son contrôle. L’objectif principal des Américains est d’endiguer l’avancée d’EI qui est devenue un obstacle pour leurs intérêts dans la région. Il faut souligner ici que tous ces jeux d’alliance sont conditionnés par des intérêts économiques et stratégiques, peu importe le pays, la confession religieuse ; seul importe l’intérêt de classe. Les Américains utilisent alors le mouvement kurde sans réellement le soutenir pour leur permettre d’atteindre l’objectif principal – contenir les groupes fondamentalistes qui ne sont plus sous contrôle impérialiste et faire pression sur Bachar Al-Assad, allié des Russes. Ils se retourneront contre les Kurdes, le PKK et les YPG le moment venu, lorsqu’ils représenteront une trop grande menace pour leurs intérêts.
L’accord récemment passé entre les Etats-Unis et la Turquie permet à l’armée américaine d’utiliser des bases aériennes turques dans sa lutte contre EI, et en contrepartie, ils ferment les yeux sur l’attitude d’Ankara envers le PKK. Cet accord prévoit une zone de sécurité au nord de la Syrie sous leur autorité permettant d’éviter aux Kurdes syriens d’unifier leurs zones, permettant à Erdogan de « reprendre le contrôle ».
A l’intérieur de la Turquie, pour lutter contre le PKK, Erdogan utilise les grands moyens.
On compte plus de 2500 militants du PKK, des centaines de militants membres du HDP (parti démocratique des peuples), de syndicats, ou tout simplement des défenseurs de la cause kurde arrêtés, tandis que seulement moins d’une centaine de suspects membres d’EI ont fait l’objet d’arrestations. Des villes, sous influence kurde, sont en permanence surveillées par des hélicoptères de la police et de l’armée. Des affrontements entre civils, militants et policiers font des dizaines de morts et blessés dans les villes turques qui ont décidé de proclamer leur indépendance vis-à-vis de l’Etat.
Jusqu’en 2012, la Turquie a bénéficié d’une croissance économique permettant, pendant un temps, de mettre les contradictions de classe entre parenthèse. Les taux de croissance pouvaient atteindre 5%, ce qui en faisait un pays attractif pour les investissements capitalistes étrangers. Néanmoins, les inégalités ont continué à progresser. On estime que les 10% les plus riches possèdent 78% de la richesse nationale, tandis que 65% des enfants vivent dans une très grande pauvreté.
La stratégie d’Erdogan est de mener des aventures guerrières pour redorer son blason. Espère-t-il ainsi faire oublier les contradictions de classes en voulant faire émerger un sentiment nationaliste chez les Turcs ? Aux dernières élections législatives, le 7 juin, le parti d’Erdogan, l’AKP (parti de la justice et du développement) a subi son plus grand revers depuis 10 ans passant de 49% à 40%, le privant de la majorité parlementaire et l’obligeant à constituer un gouvernement de coalition. Pendant ce temps, le HDP a fait un score de 13%. L’émergence du HDP que l’on peut qualifier de « gauche radicale » est le résultat de plusieurs facteurs. D’une part, les aventures impérialistes et le soutient d’Erdogan aux islamistes d’EI inquiètent les Turcs, et d’autre part, dans une situation où le capitalisme est devenu un obstacle au développement de la société, la radicalité du programme proposé par le HDP a eu un certain écho.
Le problème kurde est un élément important dans l’ascension du HDP qui soutient la cause kurde. Le combat que mènent les YPG et la radicalité de leur programme pour construire une société nouvelle et égalitaire a une forte influence dans les zones qu’ils contrôlent et s’étend en Turquie, relayé par le PKK et le HDP.
Toutes les actions d’Erdogan, son soutien aux réactionnaires, ses attaques contre le PKK etc. déstabilisent le pays.
L’état-major américain en est parfaitement conscient et cherche à modérer les ingérences d’Erdogan. Il n’est pas dans l’intérêt du capitalisme américain de créer une situation révolutionnaire qui pourrait changer radicalement la situation du Moyen-Orient. Une brèche s’est ouverte pour le HDP afin de développer une action de masse permettant de renverser le pouvoir en place. Malheureusement, le HDP a accepté de participer au gouvernement provisoire de coalition jusqu’aux prochaines élections du 1er novembre. Cette décision risque de couper l’ascension du HDP qui sera assimilé à la politique réactionnaire de l’AKP.
Les Kurdes ont toute la légitimité de se défendre face à la violence d’Etat que leur impose Erdogan. Le soutient du HDP au mouvement kurde et au YPG est un levier important pour rassembler la classe ouvrière turque contre le poison nationaliste, et pour combattre la réaction des groupes fondamentalistes. L’émancipation du peuple kurde passe par celle de l’ensemble de la classe ouvrière indépendamment des nationalités et des religions.
Le HDP devrait approfondir son programme et l’élever vers un véritable programme révolutionnaire, d’expropriation des capitalistes, mettant le contrôle de l’économie dans les mains des travailleurs. Un tel programme est la seule solution pour en finir avec la régression de la société. De cette manière, un mouvement de masse pourrait se créer, mettant en déroute la domination capitaliste.
Un véritable programme révolutionnaire serait une force beaucoup plus considérable que la seule lutte par la guérilla ou par des attentats, qui ont le désavantage d’avoir des conséquences réactionnaires, facilitant la répression envers l’ensemble des militants révolutionnaires. L’action de masse contre la violence d’Etat, contre la violence capitaliste, est une arme beaucoup plus redoutable que la guérilla ou le terrorisme « révolutionnaire ». C’est dans cette voie que le HDP devrait s’engager, vers une action de masse sous-tendue par un programme révolutionnaire.
Gauthier Hordel. PCF Rouen