« Quelques missions ponctuelles pour des travaux routiniers d’entretien, mais surtout, une fois par an, à l’arrêt de tranche, les grandes manœuvres, le raz-de-marée humain. De partout, de toutes les frontières de l’hexagone, et même des pays limitrophes, de Belgique, de Suisse ou d’Espagne, les ouvriers affluent. Comme à rebours de la propagation d’une onde, ils avancent. Par cercles concentriques de diamètre décroissant. Le premier cercle, le deuxième cercle… Le dernier cercle. Derrière les grilles et l’enceinte en béton du bâtiment réacteur, le point P à atteindre, rendu inaccessible pour des raisons de sécurité, dans la pratique un contrat de travail suffit. Ce contrat, Loïc l’a décroché par l’ANPE de Lorient, et je n’ai pas tardé à suivre. »
On oublie souvent qu’une part importante de l’énergie consommée par notre société est d’origine nucléaire, et que pour nous fournir cette énergie 58 réacteurs fonctionnent, répartis dans 19 centrales. Et que ce secteur emploie 40 000 personnes, dont la moitié sont des salariés d’entreprises sous-traitantes d’EDF.
Ces travailleurs intérimaires, ouvriers invisibles, font le sale boulot dans les centrales nucléaires en vivant au rythme des saisons d’embauches et d’un quotidien en trois-huit. Ils sillonnent le pays, de centrale en centrale, pour décrocher un nouveau contrat. Le risque et la précarité soudent ces milliers de salariés, qui mettent en commun leurs repas et logent entre camarades dans des caravanes ou des mobile-homes. Pour ne pas être radiés de leur emploi, ils ne doivent pas dépasser la dose de « vingt millisieverts », la dose maximale que peut supporter un homme en un an. Pendant une intervention, lors d’un « arrêt de tranche », les hommes, équipés d’un scaphandre, travaillent à tour de rôle quelques minutes et laissent leur place au suivant, afin de répartir les radiations sur l’ensemble de l’équipe. « Ce que chacun vient vendre, c’est ça, vingt millisieverts, la dose maximale d’irradiation autorisée sur douze mois glissants. »
Rédigé à la première personne, La Centrale fait entendre la voix de l’un ces ouvriers invisibles, qui décrit avec une précision implacable et technique les conditions de travail et de vie de cette « chaire à neutrons ». Ils acceptent, résignés et pragmatiques, ces missions très dangereuses : « Effectivement, c’est dangereux, mais il faut bien le faire, et quand on accepte ce genre de contrat, des missions on en trouve partout ». Cependant certains craquent, y compris des gars solides, tétanisés à l’idée de descendre dans le sarcophage en béton.
Mais voilà, ces vacataires sont là parce qu’ils n’ont pas le choix. C’est risquer sa peau, livrer son corps aux rayonnements… ou pointer à Pôle emploi. Ils se rendent sur leur lieu de travail comme les soldats vont au front, parce qu’ils y sont acculés : « comme en première ligne à la sortie des tranchées, celui qui tombe est remplacé immédiatement. ». S’instaure alors entre eux une solidarité pudique, loin des démonstrations viriles de copinage éphémère. D’ailleurs la solidarité s’avère vitale dans une entreprise dont la déshumanisation frappe le lecteur. La Centrale se fait en effet l’écho glacial de cette réalité sociale déjà abordée au cinéma, comme dans Ressources humaines de Laurent Cantet.
Le roman d’Elisabeth Filhol n’est évidemment pas la meilleure publicité qui soit pour Areva et EDF, « EDF encaisse les profits vous encaissez les doses. », mais n’a rien à voir avec un brûlot antinucléaire. Ce qui fait de La Centrale un texte intéressant et bouleversant, c’est qu’il dénonce un système qui érige le travail précaire en norme et qui, sous la pression économique et la recherche du moindre coût, comme sous l’effet de radiations, révèle son véritable visage de bête broyant ses employés, se nourrissant de ceux qu’elle exploite, pompant leur énergie vitale pour les réduire à de simples mécaniques, des hommes « maintenus sous pression artificiellement, qui se fissurent à leur tour », comme la fission des atomes d’uranium. La contamination s’avère irréversible : « on pourra marcher autant qu’on veut, respirer à pleins poumons, ça ne se nettoie pas. »
Pas plus que l’on ne se débarrasse du trouble engendré par La Centrale et de l’image de ces travailleurs qui, derrière un masque résigné par nécessité, dissimulent une énergie collective prête à exploser, tels des cocotte-minute sous pression d’un système.
Eric Jouen, PCF Barentin