Contrairement à l’idée caricaturale répandue par les médias officiels, l’objectif du Parti Communiste n’est pas de « faire » la révolution, dans le sens où ce n’est pas un parti qui crée les conditions objectives qui sont les prémices de grands mouvements sociaux. En effet, ces conditions découlent des contradictions internes de l’économie capitaliste : le chômage de masse, l’exploitation des salariés, l’accumulation des richesses au sommet de la société et la paupérisation relative de la masse de la population, etc., sont des phénomènes objectifs inhérents au capitalisme. Cependant, si faire face à des conditions de vie intolérables nourrit l’explosion sociale, elles n’amènent pas mécaniquement à la transformation sociale. La transformation de la société dépend, elle, de la prise de conscience par la masse des participants au mouvement social non seulement de l’origine commune de leurs problèmes, bien que ces derniers puissent présenter des formes très variables, mais aussi des mesures à entreprendre pour les résoudre et de leur capacité à les réaliser. C’est sur cette conscience là, le facteur subjectif, que le parti peut mener une action – une action décisive – en apportant au mouvement son programme historique : mettre fin au chaos de la production capitaliste pour une organisation rationnelle et démocratique de la production.
Pour beaucoup, y compris au sein même de notre parti, cet objectif est considéré comme un objectif lointain, un idéal. D’autres considèrent qu’il est trop extrême ou tout simplement irréalisable. Il y a une part de vérité là-dedans : notre programme est trop « extrême », mais, pour être totalement exact, il faudrait ajouter : à cet instant et aux yeux de la masse de la population. Car il faut garder à l’esprit qu’il s’agit d’un programme ne pouvant être mis en œuvre que par la mobilisation massive de la population devenu consciente de ses tâches historiques – c’est à dire qui s’empare du contenu de notre programme, pour le mettre en application et pour ensuite le faire vivre. Or, à l’échelle d’une population, les changements d’état d’esprit, les transformations de la conscience ne sont pas façonnés par telle ou telle publication, tel ou tel orateur, mais par l’expérience. C’est sa propre expérience collective qui la rend plus ou moins réceptive à certaines idées – et plus ou moins ouverte au contenu de telle ou telle publication ou de tel ou tel discours. Dans des périodes historiques « normales », il règne dans la population une indifférence relative vis-à-vis des questions politiques, lesquelles sont laissées entre les mains de professionnels. La question se pose d’une toute autre manière lorsque vient à éclater une crise politique et sociale majeure. Sous l’impact de grands événements, notre programme historique qui, la veille encore, devait faire appel à un certain effort de réflexion pour être assimilé, peut se poser comme tâche pratique immédiate.
Essayons d’illustrer cela à l’aide d’un exemple récent, celui de la lutte des salariés d’Arcelor Mittal de 2012-2013. La crise a éclaté lorsque Lakshmi Mittal, le PDG, a annoncé sa décision de démanteler le site de Florange. Avant cette crise, défendre l’idée d’exproprier M. Mittal pour placer ses usines sous le contrôle des salariés aurait pu permettre de gagner quelques militants parmi la couche la plus avancée politiquement. Mais il faut admettre que pour la majorité, cette revendication aurait certainement été jugée trop « extrême » : « après tout, puisque nous avons un patron, nous avons un travail, donc un salaire et, donc, de quoi nourrir notre famille et se payer quelques loisirs de temps en temps. Pourquoi vouloir tout bouleverser, au risque de tout perdre ? » La situation se transforme radicalement lorsque le plan est annoncé : les idées qui semblaient auparavant prématurées coïncident brusquement avec la propre expérience des salariés.
Pour commencer, M. Mittal incarnait parfaitement – et incarne toujours – ce qu’est un « capitaliste », formule qui peut apparaître quelque fois comme trop abstraite, faisant oublier que cette classe est bel et bien constituée d’individus en chair et en os. En abordant le problème sous l’angle de cette démarcation, entre les salariés d’un côté, Mittal et les principaux actionnaires de l’autre, toute une série de questions vient trouver une réponse relativement évidente : la pensée dominante fait l’éloge des entrepreneurs, qui font tourner l’économie et sont le moteur du progrès. Mais qui fait réellement tourner l’économie : les salariés qui luttent pour défendre l’outil productif ou M. Mittal qui sacrifie une partie de l’industrie et licencie en masse pour plus de profits ? La mode est à la chasse aux fraudeurs aux allocations et à la dénonciation de l’assistanat. Mais qui sont les assistés : les salariés qui luttent pour ne pas finir au chômage ou M. Mittal qui profite de subventions de l’Etat, du département et de la communauté de communes sans aucune contrepartie ? Le pouvoir politique en place s’oppose en parole à cette fermeture mais semble impuissant pour la désamorcer. Cela pose la question de qui détient réellement le pouvoir en France : le gouvernement, le parlement ou les Mittal et consorts qui décident d’un claquement de doigts que la France n’a pas besoin de produire de l’acier ou bien que tel secteur industriel doit être développé ou abandonné ? Où réside le secret de ce pouvoir, supérieur à celui de nos élus ?
Jusqu’ici, il s’agit de questions auxquelles l’ensemble des salariés s’est forcément heurté, pour la grande majorité d’entre eux de manière instinctive, sans même pouvoir être capable de les formuler de manière claire, y compris pour une part de la couche de syndicalistes la plus active. C’est ici justement que réside le rôle crucial du parti : exprimer à haute voix les questions qui restent en suspend et y apporter une réponse – la réponse programmatique élaborée de manière collective à partir de l’expérience du mouvement ouvrier. La réponse que nous apportons à la dernière question fait de notre programme un programme révolutionnaire : les capitalistes sont les maîtres de la société car ils ont entre leurs mains le pouvoir économique, c’est à dire la propriété des moyens de production. A nous communistes, il semble légitime que les propriétaires des moyens de production soient ceux qui créent les richesses. Or, qui produit les richesses, ceux qui triment en faisant les trois-huit dans les hauts fourneaux ou celui qui a touché en 2013 une rémunération déclarée de 1 688 058 € pour son « activité » de PDG, sans compter les dividendes ? A qui revient donc le droit de propriété sur l’outil productif, les Mittal et consorts ou les salariés ? Qui plus est, sans la concurrence, nous serions capables d’estimer précisément les besoins en acier de toute la société. Si au-delà de Florange, toute la filière acier était publique, ne pourrait-on pas remplacer le chaos de la production capitaliste par une planification démocratique de la production, en fonction des besoins de la société, et répartir le temps de travail équitablement entre tous les travailleurs ? Si cette planification est possible dans le secteur de l’acier, pourquoi ne pas procéder de même dans tous les secteurs clés de l’économie?
Ainsi, le mot d’ordre de nationalisation de l’industrie sous le contrôle des salariés, à commencer par l’usine de M. Mittal, apportait une réponse pratique en adéquation avec le cours de la lutte et l’humeur d’une partie des salariés. La majorité aurait probablement pu être gagnée à ce mot d’ordre, plus facilement que l’on pourrait croire, pour peu qu’il eût été avancé convenablement : Montebourg lui-même s’était senti obligé d’écarter l’idée d’une nationalisation. D’une lutte défensive, on aurait pu influencer le cours des événements en passant à une lutte offensive et mettre au premier plan la question de la propriété capitaliste. Au lieu de quoi, la position officielle de notre parti, via Pierre Laurent, secrétaire national du PCF, président du parti de la gauche européenne et sénateur, fut de demander au président de la République « la tenue d’une réunion nationale de tous les acteurs impliqués » afin « de dégager un prêt à très bas taux d’intérêt de 600 millions d’euros » pour réaliser les investissements nécessaires et de « constituer une structure à capitaux mixtes, avec des participations possibles de la région », pour progresser « dans le sens de l’option nationale ». Toute cette usine à gaz pour obtenir « l’engagement de la famille Mittal de continuer l’activité de Florange dans sa globalité ». Et en cas de refus ? Pierre Laurent prend son courage à deux mains pour poser cette question : « ne faudrait-il pas mettre en demeure [la famille Mittal] de rembourser toutes les aides publiques accordées depuis 2006 ? »
Comme nous l’avons dit, l’écrasante majorité des salariés vérifie la validité d’un programme au regard de leur propre expérience. L’idée d’obtenir des contreparties de l’employeur tout en laissant l’outil productif entre ses mains peut paraître suffisante dans les situations normales, du moins comme le chemin le plus facile pour avancer si on la compare à l’idée, insurmontable au premier abord, d’obtenir l’outil productif des mains de l’employeur sans contrepartie. Notre exemple démontre qu’il n’en est rien : le pouvoir économique ne peut être partagé, il ne peut être exercé par une classe qu’au détriment d’une autre, comme l’ont appris douloureusement les salariés de Florange.
Boris C. PCF