Marx est connu comme étant un immense philosophe qui a bouleversé notre vision du monde. Il est le père du communisme dans bon nombre de têtes et pour beaucoup c’est lui qui est le penseur de la conception matérialiste de l’histoire, de la lutte des classes, de l’économie capitaliste et de la révolution. Mais de l’aveu même de Marx, s’il y a vraiment une chose qu’il a réellement découverte dans le domaine de l’histoire sociale, c’est la nécessité de la dictature du prolétariat.
« Maintenant, en ce qui me concerne, ce n’est pas à moi que revient le mérite d’avoir découvert l’existence des classes dans la société moderne, pas plus que la lutte qu’elles s’y livrent. Des historiens bourgeois avaient exposé bien avant moi l’évolution historique de cette lutte des classes et des économistes bourgeois en avaient décrit l’anatomie économique. Mon originalité a consisté : 1. à démontrer que l’existence des classes n’est liée qu’à des phases historiques déterminées du développement de la production ; 2. que la lutte des classes mène nécessairement à la dictature du prolétariat ; 3. que cette dictature elle-même ne représente qu’une transition vers l’abolition de toutes les classes et vers une société sans classe. » [Lettre à J. Weydemeyer du 5 mars 1852].
La dictature du prolétariat est un concept derrière lequel se cachent tous les fantasmes des anti-communistes. Ils essaient – non sans succès, hélas ! – d’effrayer les travailleurs par la notion de « dictature », qu’ils présentent comme la preuve du caractère violent et tyrannique du communisme. En réalité, il n’en est absolument rien. On entend par dictature un régime politique où une personne ou un groupe exercent tous les pouvoirs de façon absolue et sans aucune limite. Or, par définition, le prolétariat – de nos jours, on dirait plutôt salariat – est la classe sociale qui doit vendre sa force de travail pour vivre. Il représente 90 % de la population active, par exemple, en France.
Mais alors de quoi parlait Marx lorsqu’il évoquait la dictature du prolétariat ?
Pour bien comprendre ce concept, il faut avoir en tête que la définition du terme de « dictature » a beaucoup évolué durant ce dernier siècle. Si aujourd’hui il signifie « régime politique où une personne ou un groupe exercent tous les pouvoirs etc. », il définissait tout autre chose dans le passé. Selon les Romains, la dictature désigne une période politique d’exception où l’on désigne un dictateur, qui aura les pleins pouvoirs pour une période maximale de six mois afin qu’il sauve la république.
Lorsque Marx développe l’idée de dictature du prolétariat, pendant la première moitié du 19ème siècle, il utilise la définition qui a cours à cette époque. Il connaissait la dictature de type romaine, mais fondait la perspective d’une dictature du prolétariat sur l’expérience de la dictature des sans-culottes à l’apogée de la révolution française et celle de l’insurrection lyonnaise de 1831, qui, malgré son caractère éphémère, permettait d’envisager une situation où la classe ouvrière exercerait le pouvoir, imposerait sa volonté aux classes possédantes et se défendrait contre toute tentative de contre-révolution. Marx présentait la dictature du prolétariat comme un régime de transition entre la période révolutionnaire et l’abolition définitive des classes, c’est-à-dire le communisme. Voici comment il la définit dans le texte Société universelle des communistes révolutionnaires (avril 1850) :
« Art. 1 : Le but de l’association est la déchéance de toutes les classes privilégiées, de soumettre ces classes à la dictature des prolétaires en maintenant la révolution en permanence, jusqu’à la réalisation du communisme. » [Fin de la Ligue des communistes, Paris, Gallimard La Pléiade, 1994]. « Ce socialisme est la déclaration de la révolution en permanence, la dictature de la classe du prolétariat comme point de transition nécessaire vers l’abolition des différences de classes tout court, vers l’abolition de tous les rapports de production sur lesquels elles reposent, vers l’abolition de toutes les relations qui correspondent à ces rapports de production, vers le bouleversement de toutes les idées qui naissent de ces relations sociales. »[Neue Rheinische Zeitung, n°3, 4 juillet 1850].
La dictature du prolétariat occupe une place centrale dans la conception de l’histoire développée par Marx.
Si Marx ne l’évoque que peu de fois dans ses écrits, c’est que, d’une part, elle est apparue assez tard dans ses œuvres et que, d’autre part, il était un théoricien de la pratique. Tant que les prolétaires n’ont toujours pas réussi à réaliser une révolution, il ne développe pas ce qu’il se passe après. Cette volonté vient de la nature même de sa philosophie : la dialectique matérialiste. Tant que les conditions et contradictions matérielles ne sont pas réunies pour passer à une phase historique supérieure, il ne peut pas développer une théorie correcte sans tomber dans la spéculation. Et c’est parce que la situation historique a évolué que l’idée de dictature du prolétariat est apparue sous la plume de Marx.
C’est dans La lutte des classes en France et Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte que Marx développe le mieux la nécessité historique de la dictature du prolétariat. Ces deux livres traitent alors des différentes phases par lesquels passent les différentes classes sociales de l’époque.
Pendant la révolution, selon Marx, le prolétariat est comme le bras armé qui renverse la classe dominante par la force. Se plaçant à la tête de tous les opprimés, les travailleurs forment la classe qui est amenée à prendre le pouvoir entre ses mains. Toute révolution authentique est avant tout une révolution des opprimés. Cependant, devant la soudaineté des événements, et en fonction des circonstances, ils ne sont pas toujours capables de faire quelque chose de leur pouvoir. Ils veulent bien faire et ont soif de ce qui lui a toujours manqué. Mais Marx observait que, sans savoir réellement ce qu’il faut faire, les prolétaires « ne cessent de reculer devant l’immensité chaotique de leurs propres buts. » Il faut qu’au préalable le prolétariat soit doté d’une direction politique qui sache comment agir pendant et au lendemain de la révolution. Sans cette préparation, les ennemis qu’il vient de mettre à terre reprendront des forces et reprendront le pouvoir. Toute la différence entre la révolution bolchevique victorieuse et les autres révolutions qui ont échoué réside dans le fait que Lénine et Trotsky savaient pertinemment qu’il ne fallait pas laisser leurs ennemis reprendre des forces. Les révolutions actuelles ne dérogent pas à cette logique implacable. La révolution égyptienne en est le bon exemple. Une fois que la révolution semblait victorieuse, le peuple a voté pour Morsi et a été incapable de profiter de son pouvoir pour écraser l’ancien pouvoir en place, faute de direction révolutionnaire. Dès que l’ancien régime militaire a repris des forces nécessaires, il a balayé Morsi et éradiqué tout espoir de changement révolutionnaire en Egypte.
Dans ses écrits, Marx analyse ce qu’il se passe sous ses propres yeux entre 1848 et 1851. Les travailleurs parisiens se soulèvent mais ils sont vaincus : « Tandis que le prolétariat parisien s’enivrait encore des perspectives grandioses qui s’étaient ouvertes devant lui et s’abandonnait à de graves discussions sur les problèmes sociaux, les anciennes forces sociales s’étaient groupées, rassemblées, concertées, et elles trouvaient un appui inattendu dans les masses de la nation, les paysans et les petits bourgeois, qui tous à la fois envahirent brusquement la scène politique. » Le temps que les travailleurs comprennent ce qui se passait, leurs ennemis avaient repris leurs esprits et s’étaient rassemblés pour les faire chuter. A la place de la classe ouvrière s’imposent alors les républicains bourgeois, qui seront renversés à leur tour par le coup d’Etat de Louis Bonaparte. « Autant ils avaient fait preuve de brutalité en abusant de la force physique contre le peuple, écrivait Marx, autant ces purs républicains furent lâches, ahuris, pusillanimes, mortifiés, inaptes au combat, prompts à reculer, maintenant qu’il s’agissait de défendre leur républicanisme et leur droit à légiférer contre le pouvoir exécutif et royaliste. Je n’ai pas à relater ici la lamentable histoire de leur dissolution ; ce fut non une mort, ce fut une agonie ».
Cette période aboutit alors à la mise en place d’un nouveau régime impérial sous Napoléon III. La révolution de 1848 n’a pas réussi à porter la classe ouvrière au pouvoir, ce qui ouvre la voie à la contre-révolution. C’est l’histoire de toutes les révolutions, depuis l’époque de Marx, qui n’ont pas débouché sur la « dictature du prolétariat », c’est-à-dire sur la mise en place d’un Etat au service de la classe ouvrière et sous son contrôle. L’histoire de la république bourgeoise de 1848 suit ce processus. Elle tenta de se consolider au moyen d’une contre-révolution mais ne dura finalement que très peu de temps. Elle fut renversée, par la voie « démocratique » dans un premier temps, par le parti de la réaction. Marx va retenir de ces faits que toute révolution est suivie nécessairement d’une crise où ses ennemis tentent de reprendre le pouvoir. En effet, lors d’une révolution, l’ancien système, qui assurait une certaine stabilité et sécurité, est remis totalement à plat. Quelque chose de nouveau est alors à construire, mais pour une partie de la population, la sécurité et la stabilité de l’ancien régime semblent préférables au chaos révolutionnaire. L’ancienne classe dirigeante cherche à profiter de cette situation pour revenir au pouvoir. Forts de la connaissance et de cette expérience historique, chaque communiste doit être bien conscient que les capitalistes ne laisseront jamais le pouvoir sans résistance. Ils tenteront de le reprendre avec d’autant plus de force que nous nous montrerons faibles. Au-delà des différences de terminologie entre l’époque de Marx et la nôtre, ceci est le principal enseignement de Marx en ce qui concerne la « dictature » des travailleurs.
F.L. CGT et PCF
Marx oppose aussi la dictature du prolétariat à la dictature bourgeoise, l’une et l’autre servant les intérêts d’une classe déterminée. La dictature bourgeoise, pour continuer à dominer la classe ouvrière, doit donner l’illusion de se placer au dessus des classes pour défendre l'”intérêt général”. Elle diffère donc de la dictature prolétarienne au sens où elle cache les intérêts du capital qu’elle sert pourtant au quotidien. La dictature au sens des marxistes n’est que l’expression d’une structure sociale politique et économique au service des intérêts qu’elle défend. Qualitativement la dictature bourgeoise est la dictature de la minorité sur la majorité. La dictature prolétarienne au contraire c’est la défense des 80 à 90% contre les 5% détenant les moyens de production, les 5% à 10% restants formant la petite bourgeoisie : artisan, petite exploitation agricole, etc. Tout oppose donc ces deux dictatures tant qualitativement que quantitativement.
Cet article a le mérite de remettre sur le tapis des notions aujourd’hui banni du vocabulaire des forces ouvrières.