Lénine a dit de Plékhanov en 1921 : « Il me semble opportun de remarquer à l’intention des jeunes membres du parti, qu’il est impossible de devenir un communiste conscient et authentique sans avoir étudié — je dis bien étudié — tous les ouvrages philosophiques de Plékhanov car c’est ce qui existe de meilleur dans toute la littérature marxiste internationale ».
Paradoxalement, l’homme dont parlait Lénine a été l’un des ennemis les plus farouches de la révolution d’octobre 1917. Mais par ses écrits sur la philosophie marxiste, il a exercé une influence primordiale sur la formation idéologique du leader bolchévique.
En dépit de ses origines aristocratiques, Gueorgui Plékhanov (1856 – 1918) s’est formé très tôt à la pensée révolutionnaire avant de se dévoyer dans le réformisme et le nationalisme.
Son cheminement intellectuel peut se décomposer en trois grandes périodes.
La période anarchiste tout d’abord, où il milite avec les narodniki. Ce petit groupe prône un soulèvement des campagnes menant à un système de gouvernement reposant sur une confédération de communes villageoises. Après la scission de ce groupe en 1879, il fonde avec d’autres militants une société baptisée Le Partage Noir, groupuscule se réclamant du mouvement populiste russe. Débute ensuite la période marxiste, avec la fondation en 1883 du groupe Emancipation du travail. Ce petit groupe traduit les œuvres de Karl Marx et en assure la diffusion en Russie depuis la Suisse. Vient enfin la période réformiste et social-chauviniste, qui débute en 1903 avec la scission entre Bolcheviks et Mencheviks et où il se range du côté des Mencheviks. Il prône avec ces derniers la théorie des deux étapes selon laquelle la Russie doit passer par une phase capitaliste avant l’avènement du socialisme. En 1914, il défend l’entrée en guerre de la Russie et condamne l’opposition des Bolcheviks à ce projet impérialiste.
Durant sa période marxiste, Plékhanov mène un long combat contre les détracteurs de Marx. Dans un ouvrage polémique intitulé « Essai sur le développement de la conception moniste de l’histoire », il s’attaque avec véhémence à l’un d’entre eux, Mikhaïlovski. A l’instar d’Engels dans son Anti-Dühring, Plékhanov profite de cette polémique pour exposer de façon magistrale les idées du marxisme. Pour ce faire, il retrace la lignée des philosophes bourgeois qui ont tenté de trouver un sens à l’Histoire, avant de dévoiler la synthèse magnifique qui en a été faite par Marx. Cela va des différentes générations de penseurs matérialistes français et de socialistes utopistes jusqu’à l’idéaliste allemand Hegel et ses disciples.
Si à l’origine les matérialistes français du 18ième siècle comme Holbach et Helvetius ont bien pris conscience que la pensée de l’Homme provenait de ses conditions matérielles d’existence, ils n’arrivaient pas à expliquer l’évolution de ces mêmes conditions d’existence. Ils en imputaient donc la cause à une toute puissante Raison qui guidait les hommes, ce qui allait dans le sens de la philosophie idéaliste qu’ils combattaient pourtant et selon laquelle la pensée précède toujours la matière.
À leur suite, les historiens français de la Restauration ont tiré de la Révolution Française la leçon selon laquelle ce n’est pas la Raison qui mène l’histoire mais le mouvement des masses en lutte. Selon des penseurs comme Guizot, Mignet ou Augustin Thierry, la propriété des terres constitue l’enjeu autour duquel se combattent des classes sociales aux intérêts opposés. Chaque période historique est donc déterminée par les rapports de propriété qui régissent la société. Se succèdent ainsi l’esclavage, la féodalité et ce que ces penseurs bourgeois appellent la civilisation, et que Marx nommera plus tard le capitalisme. Cela étant, Guizot, Mignet et Augustin Thierry n’ont pas réussi à expliquer le facteur historique qui détermine, en dernière analyse, le passage d’une période historique à une autre. Ils l’imputent donc à un progrès de la nature humaine dans son évolution historique qui s’affranchit peu à peu de son besoin d’autorité en passant successivement de l’enfance à l’adolescence puis à l’âge adulte. C’est une explication fausse et qui rejoint l’idéalisme involontaire des Lumières.
Les historiens français de la Restauration ont été les penseurs qui ont découvert la lutte des classes. Mais Saint-Simon, le socialiste utopiste du début du 19ième siècle, a été le penseur qui a trouvé sans le savoir le moteur souterrain de cette lutte des classes. Pour lui, la production est le but de l’organisation sociale et la politique est la science de la production. Les nécessités du développement de la production expliquent la modification des rapports de propriété au cours de l’Histoire.
Marx fera plus tard le lien entre cette loi du développement historique et la lutte des classes.
Mais à l’époque, Saint-Simon et d’autres penseurs du même courant philosophique n’étaient pas en mesure d’y arriver du fait du faible développement du capitalisme. Ils en sont restés à l’idée correcte, de notre point de vue, que pour améliorer l’individu, il faut améliorer la société. Et pour améliorer la société, la seule solution revient à imaginer une gestion rationnelle de la production, ce qui est correct aussi. Mais eux pensaient pouvoir améliorer la façon de produire les richesses sans étudier au préalable la manière dont on procédait à leur époque. Et en partant de ce point de vue subjectif, car dénué de toute analyse objective de la réalité, ils ont concrétisé des expériences originales où les ouvriers produisaient dans de meilleures conditions pour eux et leurs familles avec des résultats très positifs pour le bien-être des hommes et la qualité de la production. Mais ils croyaient que ces résultats positifs allaient suffire à convaincre les capitalistes et l’Etat bourgeois à généraliser leurs solutions et ne prenaient pas en compte les intérêts objectifs de la classe capitaliste, diamétralement opposés à ceux des ouvriers.
Enfin, la philosophie de Hegel, bien qu’idéaliste, est celle qui a donné l’aspect révolutionnaire du matérialisme historique de Marx.
En effet, à la vue de la Révolution Française, Hegel a noté que la société évoluait par bonds, suite à une accumulation de changements quantitatifs mineurs. Cette transformation de la quantité en qualité, dont la nature regorge d’exemples, explique selon Hegel l’évolution humaine depuis son origine. Par ailleurs, Hegel critiquait la démarche subjectiviste des socialistes utopistes. Pour lui, la recherche de la vérité doit être le but ultime de tout philosophe, et la vérité ne peut être que concrète. Ainsi, tout objet doit être étudié sous l’angle qualitatif et quantitatif dans ses contradictions internes insufflant un mouvement le transformant inévitablement en son contraire. Mais pour Hegel l’idéaliste, la réalité n’est que la concrétisation de l’Idée Absolue, créatrice de l’univers. Cette Idée Absolue cherche à se réaliser pleinement tout au long d’un processus historique qui au fil des révolutions passe par des étapes nécessaires de cette réalisation.
Marx reprendra cette idée de processus historique mais, fidèle aux principes des philosophes ayant précédé Hegel, il met la dialectique hégélienne sur des bases matérialistes. Ainsi, là où Hegel voyait dans les révolutions une action de l’Idée Absolue, Marx a vu la conséquence de l’accumulation progressive de contradictions trouvant leurs origines dans le régime économique de la société. Reprenant les idées des historiens bourgeois du 18ième siècle, il énonce que les idées des hommes proviennent de leur milieu. Mais, ayant appris des historiens de la Restauration que la société est traversée en permanence par des luttes de classes aux intérêts opposés, il met l’Homme abstrait des Lumières dans un contexte concret de positionnement au sein d’une classe sociale en particulier. Et suite à la découverte faite par les socialistes utopistes selon laquelle le but de la société est la production et que la nécessité de son progrès est la cause de ses changements de forme successives, il en conclut que l’homme social, s’il est positionné dans les couches assurant la production, lutte inconsciemment pour le développement de celle-ci.
Marx a conscientisé cette lutte en mettant en lumière les contradictions inhérentes au capitalisme. Et Plékhanov, en nous faisant faire ce voyage aux sources philosophiques du marxisme, a su donner aux révolutionnaires le sens profond de leurs combats. Ceci explique l’insistance de Lénine sur la nécessité d’étudier cette œuvre immense et qui nous inspire toujours aujourd’hui.
R.B. Paris 75