Le magnifique mouvement des travailleurs et de la jeunesse en Turquie a pris son point de départ dans la protestation pacifique contre l’abattage d’arbres dans un parc du centre-ville d’Istanbul, en vue de construire un centre commercial, place Taksim. Quand les manifestants furent brutalement attaqués par la police, le 28 mai et les jours suivants, le mouvement s’est transformé rapidement en un soulèvement populaire de masse – et de dimension insurrectionnelle – contre le gouvernement corrompu et réactionnaire du parti AKP, dirigé par Erdoğan. La Turquie a connu des taux de croissance économique très élevés et était considérée comme un modèle de stabilité. Le gouvernement de l’AKP est arrivé au pouvoir lors des élections de 2002. C’est grâce à la croissance économique du pays qu’Erdoğan était en mesure de conserver le pouvoir. Mais les pauvres n’ont retiré que peu de bénéfices de cette croissance. Sur une population totale de 75 millions d’habitants, les 20ccaparent plus de la moitié du PIB, alors que les 20 % les plus pauvres s’en partagent 6 %. Un système fiscal injuste place pratiquement tout le poids des impôts sur les travailleurs et les pauvres. Les syndicats ont été réprimés et les droits démocratiques piétinés. Un abîme sans fond s’est creusé entre riches et pauvres, gouvernants et gouvernés. Les événements de la place Taksim n’étaient que l’étincelle qui a mis le feu aux poudres, du fait de la dégradation des conditions de vie de la majorité de la population, ces dix dernières années. Le gouvernement de l’AKP est très répressif et antidémocratique. Erdoğan est arrogant et autoritaire. Il a conduit la Turquie au seuil d’une guerre avec la Syrie – ce qui est très impopulaire dans la majorité de la population turque – et a imposé des lois islamiques qui minent le caractère laïc de l’Etat. Erdoğan a privatisé de nombreux services et biens publics, ce qui lui a permis de maintenir la croissance de l’économie grâce à l’afflux massif d’investissements étrangers, attirés par l’ouverture de marchés juteux lors du démantèlement du secteur public. Mais la Turquie a accumulé une énorme dette extérieure et la croissance est désormais quasiment nulle. Des manifestations de masse ont rassemblé dans tout le pays des travailleurs, des étudiants, des retraités, des Kurdes et des Alévis – et même des supporters de football appartenant à des clubs rivaux d’Istanbul. Les drapeaux rouges des organisations socialistes et communistes ont flotté aux côtés des portraits d’Atatürk, les drapeaux kurdes aux côtés de ceux des nationalistes turcs, chose encore impensable il y a peu. Le gouvernement a tenté d’enrayer le mouvement en affirmant qu’aucun centre commercial ne serait construit sur la place Taksim – juste une mosquée ! Cette déclaration fut une provocation stupide et une insulte aux habitants d’Istanbul. Le peuple turc est fatigué de voir ses droits démocratiques bafoués par une clique qui parle au nom de l’Islam, mais dont le véritable dieu est l’argent, dont le chef de mosquée est la bourse et dont les grands prêtres sont les spéculateurs avides. Ce sont leurs intérêts que ce gouvernement défend – et rien d’autre.
A ce stade, les principales revendications du mouvement sont la démocratie et la justice sociale. Mais on ne peut pas parler de démocratie tant que le pouvoir reste entre les mains de M. Erdoğan et de son gang. La première condition pour une Turquie véritablement démocratique, c’est de balayer les gangsters corrompus d’Ankara hors du pouvoir. Mais le mouvement révolutionnaire devra nécessairement aller au-delà des revendications démocratiques formelles. Les problèmes auxquels est confronté le peuple turc ne peuvent être résolus par un simple remaniement ministériel ou par un changement de gouvernement. Ils s’enracinent dans la nature de classe de la société elle-même. Il ne pourra jamais y avoir de justice sociale en Turquie tant que la terre restera entre les mains des propriétaires fonciers, les banques entre les mains des banquiers et les industries entre les mains des capitalistes privés. Le courage et la détermination des simples citoyens de Turquie ont prouvé à nouveau qu’il y a un pouvoir dans la société qui est beaucoup plus fort que n’importe quel Etat, et qu’aucune force sur terre ne peut lui résister. C’est le pouvoir des masses mobilisées pour un changement de société.
Alan Woods