En 1831, les soieries lyonnaises comptent trente à quarante mille ouvriers. On les appelle des « canuts ». Concentrés dans le faubourg de la Croix-Rousse, ils travaillent auprès de chefs d’atelier dont chacun possède quatre ou cinq métiers à soie. Au total, huit cents fabricants capitalistes les exploitent tous. Sous prétexte de la concurrence d’autres grands centres de production (Bâle, Berne, Cologne et Zurich) et de la montée de la puissance industrielle de l’Angleterre, les fabricants lyonnais imposent des baisses de salaire draconiennes. De 4 ou 8 francs les meilleures années, le salaire journalier descend jusqu’à 1,50 franc. La crise touche les chefs d’atelier dans les mêmes proportions.
Les ouvriers revendiquent la fixation d’un « tarif » minimum. Le préfet de Lyon, Bouvier-Dumolard, cherche à prévenir une révolte qu’il sent imminente. Manipulateur habile, il fait mine d’épouser la cause des ouvriers pour mieux contenir leur mouvement. Il se présente aux ouvriers comme le champion de leurs revendications. Et lorsque, le 11 octobre, le Conseil des Prud’hommes convient de l’« utilité » d’un tarif, Bouvier-Dumolard s’appuie sur cette décision pour organiser une négociation entre les fabricants et les délégués des ouvriers.
Le jour venu (25 octobre), les ouvriers affamés descendent massivement – mais silencieusement et en bon ordre – des hauteurs de la Croix-Rousse pour se rassembler sur les places de Bellecour et de la Préfecture. Il n’y a ni cris, ni menaces. S’adressant en personne à l’immense foule, Bouvier-Dumolard les convainc de retourner dans leurs quartiers. Il ne faudrait pas, explique-t-il, que l’on puisse dire que le tarif a été obtenu par la violence.
Les ouvriers acclament le tarif convenu comme une grande victoire, bien qu’il soit inférieur au montant des salaires en vigueur il y a quinze jours à peine. Mais l’annonce du tarif provoque une vive hostilité chez les capitalistes. Le 10 novembre, 104 fabricants déclarent publiquement qu’ils ne respecteront pas l’accord, sous prétexte qu’il leur a été arraché par la peur. Ils dénoncent aussi le Préfet, accusé d’encourager les revendications exagérées des ouvriers. Bouvier-Dumolard recule. Il affirme alors que le tarif ne doit servir que de point de référence à des transactions « libres ». En conséquence, les ouvriers décident de cesser le travail. Parmi leurs résolutions, il en est une qui engage les grévistes à se comporter avec « calme et décence ». Mais cette modération ne fait qu’enhardir les capitalistes, qui multiplient les provocations à l’égard des « canuts ». Un fabricant reçoit une délégation d’ouvriers avec un pistolet posé sur sa table. Un autre déclare que si les ouvriers se plaignent de n’avoir rien dans le ventre, il faut y enfoncer des baïonnettes ! Des troupes de ligne et la Garde Nationale sont mobilisées. Le matin du 21, trois ou quatre cents ouvriers se regroupent à la Croix-Rousse, armés de bâtons, pour prévenir le recours aux briseurs de grève. Un officier militaire demande à ses hommes de « balayer cette canaille ». Mais les ouvriers avancent sur eux et les désarment.
Le jour même, marchant quatre à quatre et se tenant par le bras, les tisserands descendent de la Grand’Côte vers Lyon. La troupe de la 1ère Légion est envoyée pour leur barrer la route. Plusieurs grévistes tombent sous les balles. Furieux, les ouvriers remontent à la Croix-Rousse. « Aux armes ! On assassine nos frères ! » Par milliers, la population du faubourg se mobilise. Femmes et enfants érigent des barricades. Les ouvriers s’arment de bâtons, de pelles, de fourches et de fusils. Ils ont aussi quelques canons enlevés à la Garde Nationale. La grève se transforme en insurrection armée. Vers 11 heures du matin, les ouvriers descendent en masse sur Lyon, tambours battant et précédés d’un drapeau portant l’inscription : « Vivre en travaillant ou mourir en combattant ! »
Le préfet Bouvier-Dumolard et le général Ordonneau tentent de monter la Grand’Côte à la tête d’une colonne de soldats. Mais elle est aussitôt refoulée par une grêle de balles, de tuiles et de pierres provenant des toits des maisons. La Garde Nationale de la Croix-Rousse bascule du côté de l’insurrection. Les ouvriers demandent à parlementer avec le préfet. Il accepte. Mais les hostilités – brièvement interrompues – recommencent avec des tirs de canon contre les insurgés. Ordonneau et le préfet sont faits prisonniers. Ce dernier est libéré à huit heures du soir, contre un engagement à agir « en bon père » à leur égard. Ordonneau est libéré pendant la nuit. A la fin de cette première journée d’insurrection, les ouvriers sont les maîtres de la Croix-Rousse.
Au matin du 22 novembre, des troupes arrivées de Trévoux sont chargées de reprendre le plateau de la Croix-Rousse en y montant par la côte des Carmélites. Les ouvriers leur opposent une résistance furieuse et les désarment. Tous les axes conduisant vers Lyon sont désormais ouverts. L’immense population des ouvriers se précipite sur la ville, se répand dans les rues, occupe les places et les carrefours. Les quartiers des Brotteaux, de la Guillotière et de Saint-Just se soulèvent à leur tour. Une batterie d’artillerie, établie sur le pont Saint-Clair par le comte Roguet, ravage le quartier des Brotteaux. La ville se couvre de barricades. Quartier par quartier, les combats donnent la victoire aux ouvriers. Les soldats de ligne, encore animés par le souvenir de la révolution de juillet 1830 – quand le refus des soldats de tirer sur le peuple avait mené à la chute de Charles X –, sont mal à l’aise. Ils n’offrent qu’une résistance molle et indécise aux ouvriers, ce qui ne peut que favoriser le succès de l’insurrection. Vers sept heures du soir, les représentants de l’Etat sont repliés dans l’Hôtel de Ville. S’y trouvent Roguet, Bouvier-Dumolard, un vicomte, un procureur, un adjoint au maire, etc. La déclaration qu’ils publient à minuit résume bien la situation : « Considérant qu’après deux jours de combats opiniâtres […] la troupe de ligne a été refoulée sur l’Hôtel de Ville, où elle est cernée par une multitude immense en armes ; que cette troupe, ayant éprouvé des pertes considérables, dépourvue de munitions et de vivres qu’il est devenu impossible de lui procurer, paraît disposée, d’après la déclaration de ses chefs, à ne pas continuer une inutile résistance ; que plusieurs postes importants même ont passé dans les rangs des assaillants ; que la Garde Nationale, forte de quinze mille hommes, n’en présente plus que cent sous les armes […], dans cette position extrême, messieurs les généraux reconnaissent qu’ils essaieraient en vain de continuer la défense de l’Hôtel de Ville. »
Lyon et ses faubourgs étaient aux mains de la classe ouvrière. A l’Hôtel de Ville, une nouvelle autorité remplace l’ancienne. Quelques chefs reconnus des ouvriers – Lachapelle, Frédéric, Charpentier – y côtoient d’autres figures confusément « républicaines », qui ne doivent leur présence qu’à leur propre audace. Quant aux ouvriers eux-mêmes, ils sont stupéfaits de se retrouver sans maîtres. Leur lutte a commencé pour obtenir un simple tarif, et voilà qu’ils se trouvent au pouvoir dans la deuxième ville de France !
A peine une quarantaine d’années après la Grande Révolution, la classe ouvrière lyonnaise, comme la classe ouvrière à l’échelle nationale, est encore une nouvelle classe que rien n’a préparée, ni sur le plan des idées, ni sur celui de son expérience collective, à cette situation totalement inattendue. Et c’est cette inexpérience politique, qui, plus que toute autre considération, explique l’extrême facilité avec laquelle les anciennes autorités reprennent le pouvoir.
Dans les jours qui suivent la chute de l’Hôtel de Ville, des représentants de l’ancienne administration le regagnent peu à peu. Ils s’y installent aux côtés de « l’Etat-major provisoire » porté au pouvoir par l’insurrection. Bouvier-Dumolard convoque l’un des chefs des insurgés, Lacombe, et le nomme « Gouverneur de l’Hôtel de Ville ». Selon l’historien socialiste Louis Blanc (1811-1882), le préfet « flattait sa vanité, et n’eut pas de peine à prendre sur lui l’ascendant que donnent sur une âme façonnée à l’obéissance l’habitude du commandement et le prestige de l’autorité, même vaincue. » Ainsi, écrit Louis Blanc, Bouvier-Dumolard réussit à convaincre « les chefs naturels d’une armée de prolétaires, victorieuse et encore frémissante, que des institutions politiques, sous l’empire desquelles rien ne les protégeait contre la faim, méritaient néanmoins tout leur respect … ». (Dix ans, Louis Blanc, édition de 1883.) Finalement, le 3 décembre, le duc d’Orléans et le maréchal Soult entrent dans Lyon à la tête d’une armée de 20 000 hommes. Ils reprennent le contrôle de la ville sans violence. L’accord sur le tarif, qui n’a jamais été appliqué, est annulé. Bouvier-Dumolard est destitué et la Garde Nationale dissoute.
Les ouvriers ne comprenaient pas la signification immédiate de ce qu’ils avaient accompli, et encore moins son immense portée historique. Mais ce qu’ils ont fait est bien plus important que l’idée qu’ils s’en faisaient. Quarante ans avant la Commune de Paris, les ouvriers lyonnais ont fait la démonstration du fait que la classe ouvrière pouvait, sous certaines conditions, s’établir comme la classe dirigeante. Frédéric Engels soulignait l’impact colossal de cet événement – ainsi que de la deuxième insurrection lyonnaise, en 1834 – sur le développement des idées du socialisme scientifique. Le soulèvement de 1831 forme l’une des pierres angulaires des idées communistes qui seront finalement exposées pour la première fois dans le Manifeste Communiste, publié à la veille de la révolution de 1848.
Greg Oxley