Introduction
L’élaboration de perspectives constitue un élément primordial du travail d’une organisation marxiste, qui ne saurait s’orienter correctement sans se doter d’une compréhension des processus fondamentaux à l’œuvre dans l’économie et dans les relations entre les classes, à l’échelle nationale et internationale. Une organisation qui se limiterait à des analyses ponctuelles, réagissant de façon empirique aux événements, serait constamment ballotée, au gré de l’actualité, d’une « prise de position » à l’autre, et finirait par se perdre. Il va sans dire que des perspectives sont nécessairement conditionnelles. Leur élaboration n’est pas une science exacte. Elles doivent être constamment réexaminées et corrigées en fonction du cours réel des choses. Des idées déconnectées de la réalité sont des idées mortes.
Les perspectives pour la France ne peuvent pas être comprises en dehors du contexte européen et international. Le développement des moyens de production et de la division internationale du travail a relié tous les continents et toutes les économies « nationales » en une seule économie mondiale. Aucun pays, aussi puissant soit-il, ne peut se soustraire aux contraintes du marché mondial. La crise économique affecte tous les pays du monde, sans exception. Les pays européens connaissent des taux de croissance très faibles ou négatifs. Les Etats-Unis, malgré une légère reprise dans la croissance du PIB, la Réserve Fédérale n’exclut pas une nouvelle récession à court terme. Le taux de chômage officiel est de 9 %. L’utilisation de la capacité productive industrielle est tombée à 77,4 %, ce qui souligne la saturation des marchés.
La Chine continue d’afficher un fort taux de croissance. Mais la crise de l’économie mondiale a eu – et continuera d’avoir – des répercussions majeures sur l’économie chinoise. La demande intérieure est stimulée par un recours massif à l’endettement, mais la production ralentit tout de même. La croissance est tombée de 10,4 % en 2010 à 9 % en 2011 – et le gouvernement table désormais sur 7 % en 2012. C’est que la contraction des économies américaine et européenne réduit leur capacité d’absorption de produits chinois. A terme, la Chine se dirige vers une crise de surproduction dont les ondes de choc déstabiliseront davantage l’économie internationale. Par la même occasion, cette crise débouchera sur une intensification de la lutte des classes en Chine même.
D’autres « pays émergents » commencent à être affectés par la crise internationale. Au Brésil, la croissance est tombée de 7,5 % en 2010 à 2,7 % en 2011. L’économie indienne ralentit également : 9,1 % en 2009, puis 8,8 % en 2010 et 7,6 % en 2011. Loin d’être en mesure de « tirer la croissance mondiale », comme l’espéraient tant d’analystes, les grandes économies asiatiques et latino-américaines sont entraînées dans le sillon de la crise en Europe et aux Etats-Unis.
Avec l’avènement de la crise prend fin l’arrière-plan économique de la réaction idéologique de la période précédente. L’effondrement des économies planifiées en URSS et ailleurs était présenté comme la preuve de la supériorité du système capitaliste. Mais aujourd’hui, le triomphalisme des capitalistes a cédé la place à un pessimisme noir. Avec les mouvements révolutionnaires dans le monde arabe et la résurgence de la lutte des classes dans de nombreux pays européens, aux Etats-Unis, en Afrique et en Asie, les capitalistes prennent conscience des dangers qui les guettent. Leur système est dans une impasse. Ils sentent le sol se dérober sous leurs pieds. La perspective de la révolution socialiste resurgit.
Les causes de la crise
Cette crise était inévitable. Elle a mûri pendant une vingtaine d’années. Nous l’avions prévue et expliquée d’avance. Il s’agit d’une crise de surproduction, assortie d’une crise financière majeure. Les causes de cette crise résident dans les contradictions fondamentales du système capitaliste, identifiées par Karl Marx dans son Capital. Les forces productives qui se sont développées dans le flanc du capitalisme se heurtent à deux grands obstacles : la propriété privée de ces mêmes forces productives et la division du monde en Etats nationaux. Ces contradictions étaient déjà à l’origine des grandes crises du passé, comme celle des années 1930 ou celle qui a marqué la fin des « trente glorieuses » en Europe et aux Etats-Unis, dans les années 1970. Mais de par son ampleur et du fait des caractéristiques particulières de la période d’expansion dont elle marque la fin, la crise actuelle est qualitativement différente de toutes celles que nous avons connues par le passé.
La période de croissance relativement soutenue qui, avec des hauts et des bas, s’est étalée du début des années 90 à 2008, était le résultat d’un ensemble de facteurs, dont l’un des plus importants était la restauration du capitalisme en URSS, en Europe Centrale et en Chine. L’intégration de ces vastes territoires à l’économie capitaliste mondiale ouvrait de grands champs d’investissements et d’exploitation à la classe capitaliste. Les économistes bourgeois et les propagandistes des grands médias voyaient dans le « miracle chinois » et l’expansion du marché mondial un gage de croissance économique durable, pour ne pas dire illimitée. Mais comme nous l’expliquions à l’époque, les effets de ces facteurs ne pouvaient pas durer indéfiniment. La Chine n’était pas seulement un marché sur lequel les puissances occidentales pouvaient écouler leurs excédents, mais aussi et surtout un producteur extrêmement compétitif. Chaque marché capté par la Chine devait nécessairement l’être au détriment d’autres pays, dont notamment les grandes puissances européennes et les Etats-Unis.
Un autre facteur majeur, dans la phase de croissance précédente, était le développement exponentiel du crédit. Les masses immenses de capitaux injectées dans les circuits économiques avaient nécessairement un effet considérable. Elles augmentaient artificiellement la demande et, de ce fait, stimulaient la production. Mais contrairement à ce que pensaient les économistes bourgeois – et leurs ombres dans les sphères dirigeantes du mouvement ouvrier –, ce « cercle vertueux » n’abolissait pas les contradictions du système capitaliste. Elles n’étaient que temporairement masquées. Les lois fondamentales du capitalisme opéraient tout de même.
Le crédit – c’est-à-dire l’endettement – n’a pas d’autre fonction, en définitive, que d’augmenter artificiellement et temporairement la demande. Il sert à injecter dans le présent des ressources qui seront – ou ne seront pas ! – créées dans le futur. D’une part, les crédits contactés doivent être remboursés, majorés des intérêts. Par conséquent, d’un facteur d’accroissement de la demande, l’endettement se transforme en un facteur de contraction de celle-ci. D’autre part, lorsque la saturation des marchés engendre une baisse de la production, les richesses futures escomptées et permettant de rembourser les dettes ne sont pas au rendez-vous. Dans ces conditions, la crise de surproduction est aggravée à l’extrême par une crise financière. Le recours au crédit ne peut éviter la saturation des marchés que provisoirement et au prix de donner à la crise – une fois qu’elle éclate – un caractère particulièrement aigu et convulsif. C’est exactement la situation dans laquelle se trouvent actuellement les Etats-Unis et l’ensemble des puissances européennes.
La crise des dettes en Europe
Selon les schémas officiels, les traités européens successifs et l’introduction de la monnaie unique devaient garantir la croissance économique et la paix sociale à l’ensemble de l’Union Européenne. Il ne reste plus rien de ces perspectives mirobolantes. L’Europe est devenue l’un des principaux foyers d’instabilité économique et sociale dans le monde. Depuis des décennies, pratiquement tous les gouvernements européens se sont habitués à des niveaux d’endettement très élevés. Aujourd’hui, la dette publique européenne s’élève à plus de 10 000 milliards d’euros, soit un quart de la dette publique mondiale. L’alourdissement progressif de la dette ne pouvait pas continuer longtemps sans aboutir à un problème de solvabilité des Etats. Mais le brusque ralentissement de l’activité économique, à partir de 2008, a grandement accéléré le processus. Cela a immédiatement poussé plusieurs Etats – l’Irlande, le Portugal et surtout la Grèce – au bord de la faillite et fragilisé à l’extrême la situation financière de l’ensemble des pays européens.
C’est en Grèce que le problème est le plus aigu. Ce pays ne représente que 2 % de l’économie européenne, mais un défaut de paiement et un effondrement complet de l’économie grecque (ce qui est inévitable) auront des répercussions à travers tout le continent. La Grèce pourrait bien entraîner des pays plus importants – par exemple l’Italie ou l’Espagne – dans sa chute. Une nouvelle détérioration de l’économie européenne aurait à son tour un impact majeur sur l’économie américaine. C’est pourquoi le gouvernement américain multiplie les injonctions aux puissances européennes, exigeant qu’elles agissent rapidement et collectivement pour enrayer la crise. Sans leur dire comment, pour autant. Les sommets européens successifs n’ont abouti à rien. La Grèce est plus proche de la faillite aujourd’hui qu’avant les interventions de la BCE et du FMI.
Le fait est que la Grèce ne peut pas payer. Bien d’autres Etats de la zone euro sont eux-mêmes dans une situation financière trop précaire pour supporter une partie du fardeau grec. Quant à la France et l’Allemagne, elles ne peuvent intervenir davantage sans compromettre irrémédiablement leur propre position. Déjà, en dépit des affirmations officielles, la dette publique française est hors de contrôle. L’Allemagne est la puissance dominante en Europe, mais cette puissance a, elle aussi, ses limites. Le gouvernement allemand exige que ses « partenaires » appliquent des politiques d’austérité toujours plus sévères pour redresser leurs finances publiques. Mais l’austérité signifie une réduction de la demande, ce qui nuira aux exportations, dont dépend l’économie allemande.
Ainsi, toutes les « solutions » deviennent des problèmes. La courbe de l’endettement ne peut être inversée que par une réduction draconienne du niveau de vie des populations et par une contraction de la demande en général. Ceci, à son tour, réduit les revenus des Etats. Côté dépenses, des économies dans un domaine engendrent des dépenses dans un autre, comme par exemple sur le chômage et autres allocations. En même temps, si la courbe de l’endettement n’est pas inversée, d’autres pays se retrouveront inéluctablement dans la même situation que la Grèce.
Le système est donc dans une impasse. Les différents « plans de sauvetage » n’ont rien réglé pour un petit pays comme la Grèce. Qui « sauvera » donc l’Italie ? Les économies de la France et de l’Allemagne sont déjà en difficulté, mais une nouvelle détérioration de l’économie européenne les plongera dans une récession profonde. Certes, il est impossible de prévoir avec précision l’évolution des économies d’un trimestre sur l’autre. Il n’est pas exclu que le PIB de tel ou tel pays se redresse pendant un certain temps. Mais dans la période actuelle, une croissance du PIB ne signifie pas nécessairement une amélioration des conditions de vie des travailleurs. Quoi qu’il en soit, la perspective générale qui se dessine pour l’Europe se caractérise par une instabilité économique et sociale croissante, par l’impuissance des gouvernements, des parlements et des partis existants – qu’ils soient de droite ou de gauche – à sortir de l’impasse et par une exacerbation des conflits entre les Etats et entre les classes, le tout sur fond de dégradation constante des conditions d’existence de la masse de la population.
Dans le mouvement ouvrier, la crise exposera l’ineptie de tous les programmes et modes d’action qui se basent sur le maintien du capitalisme. Cela minera la position des directions réformistes. La contagion d’un pays à l’autre sera non seulement économique, mais aussi politique et sociale. La Grèce se trouve actuellement dans une situation pré-révolutionnaire. Si la classe ouvrière grecque passe sérieusement à l’offensive, les ondes de choc de la révolution se feront ressentir sur l’ensemble du continent et du bassin méditerranéen. Prises dans leur ensemble, ces perspectives constituent l’arrière-plan économique, social et politique de la future révolution socialiste en Europe.
L’économie française et la dette
Les perspectives pour l’économie française sont indissociables de ce contexte européen et mondial. Au cours des 20 années qui ont précédé la crise de 2008, la position mondiale de la France – et en particulier sa position relative à l’Allemagne – s’est constamment dégradée. Sa part des marchés internationaux s’est contractée à un rythme annuel moyen de 0,5 %. La dégradation de ses performances économiques trouve son expression dans un déficit commercial de 75 milliards d’euros en 2011 (contre un excédent de 158 milliards en Allemagne) et dans le rétrécissement de sa base industrielle, qui ne représente plus que 12 % de son PIB (contre 21 % en Allemagne). L’industrie française perd du terrain non seulement sur les marchés internationaux, mais aussi sur le marché intérieur.
En ce qui concerne la dette publique, le capitalisme français se trouve confronté au même dilemme que ses voisins. La politique d’austérité menée par Sarkozy était bien trop limitée pour inverser la tendance à l’endettement, qui rajoute 100 à 150 milliards d’euros par an à la dette publique. Mais cette « modération » s’explique par le fait que la baisse des dépenses réduit la demande et affecte la production. Une politique d’austérité nettement plus sévère, que ce soit par la baisse de dépenses, l’augmentation des impôts ou les deux à la fois, aggraverait ces effets contre-productifs et n’empêcherait pas la dette de continuer à se creuser. Pour interrompre l’endettement, il faudrait non pas 20, 40 ou 50 milliards de réduction des déficits annuels, mais environ 150 milliards. Les gouvernements peuvent retourner le problème dans tous les sens ; ce problème est sans solution dans le contexte du déclin inexorable du capitalisme français.
La question de la dette se pose dans des termes qui rappellent la période d’avant la Révolution française de 1789-1794. Face à l’endettement et au risque de banqueroute du gouvernement, les ministères successifs (Turgot, Calonne, Necker, etc.) s’efforçaient de trouver une solution, mais se heurtaient à l’opposition implacable de la noblesse. Les pauvres ne pouvaient pas payer et les riches refusaient de payer. La lutte engagée entre la Cour et la Noblesse a fini par soulever les masses populaires, qui ont renversé l’une et l’autre. La configuration actuelle est analogue. Les sommes colossales que l’Etat doit retrouver pour ne serait-ce que commencer à réduire la dette ne peuvent pas venir du salariat. La seule classe qui dispose de telles ressources est la classe capitaliste. Mais elle refuse de payer. L’impasse qui en résulte deviendra l’une des causes immédiates qui feront éclater la révolution qui chemine, invisible, sous l’impulsion de causes plus profondes, depuis longtemps déjà.
La conscience des travailleurs
Au demeurant, pour défendre leurs profits malgré le déclin du capitalisme français, les capitalistes n’ont pas d’autre choix que s’efforcer par tous les moyens possibles de renforcer le taux d’exploitation des travailleurs et de détruire progressivement toutes les conquêtes sociales du passé. Les travailleurs sont partout confrontés à la perspective d’une dégradation constante de leurs conditions de vie. Peu de travailleurs ont déjà connu une situation comme celle-ci. La crise des années 1930 et les souffrances de la guerre ne sont que de l’histoire ou, au mieux, qu’un lointain souvenir des plus anciens. Par conséquent, la psychologie des générations récentes se caractérise par une certaine mollesse. Ceci est vrai avant tout de la masse passive des travailleurs, mais c’est aussi le cas chez les syndicalistes et les militants politiques. Telle est la base sur laquelle reposent les directions réformistes du mouvement ouvrier.
L’impact de la crise – qui n’en est qu’à ses débuts – finira par modifier profondément la psychologie des travailleurs et de la jeunesse des milieux populaires. Certes, à court terme, la crise ne se traduira pas partout par des luttes ouvertes. Dans un premier temps, les travailleurs peuvent être paralysés par des changements auxquels ils ne s’attendaient pas. Mais cette phase ne peut être que temporaire. Du fait de l’impossibilité de trouver une solution aux problèmes économiques et sociaux sur la base du capitalisme, l’inévitable exacerbation de la lutte des classes aura pour effet de durcir les travailleurs. La crise et ses conséquences sociales auront de profondes répercussions sur la mentalité des militants dans les organisations syndicales et politiques des travailleurs.
Dans les milieux réformistes, on entend souvent l’argument selon lequel cette crise n’est qu’un prétexte des capitalistes pour imposer la régression sociale, qu’elle se déroule en conformité avec un plan préconçu ou qu’elle résulte seulement de certains « mauvais choix ». Ceux qui défendent ce point de vue montrent qu’ils ne comprennent pas les réalités du capitalisme. Ils partent de l’idée fausse – et qui forme le socle commun de tous les programmes réformistes – qu’il doit nécessairement exister une solution, sur la base du capitalisme, aux problèmes créés par ce même système. En réalité, la crise résulte non pas des « mauvais choix » des gouvernements et des capitalistes, mais des contradictions fondamentales du capitalisme à une époque où ce système ne peut exister autrement qu’au détriment de la masse de la population. Le capitalisme, à notre époque, c’est la régression sociale permanente. Aucune politique fondée sur son maintien ne pourra inverser cette régression. La solution aux problèmes économiques et au désastre social qui en résulte ne viendra pas des capitalistes, mais de l’action révolutionnaire de la classe ouvrière.
Que cette classe ne soit pas encore consciente de sa puissance ou de son rôle historique ne change rien à cette vérité objective. Notre analyse ne repose pas sur le « niveau de conscience » – réel ou supposé – des travailleurs d’une époque donnée, mais sur la réalité objective. La conscience collective est quelque chose d’extrêmement mobile. Elle peut très rapidement rattraper la réalité, non pas en conséquence du travail des propagandistes révolutionnaires (même s’ils peuvent avoir un certain effet), mais sous l’impact de grands événements et de grands chocs historiques. C’est précisément une époque d’instabilité économique, sociale et politique comme la nôtre qui fournit de tels chocs. La crise finira par réveiller la classe ouvrière. Et quand elle se réveillera en masse, elle soumettra à une épreuve décisive tous les programmes, toutes les théories, tous les partis et toutes les organisations qui prétendent parler et agir en son nom. C’est pour cette perspective révolutionnaire que nous devons nous préparer, dans nos idées, dans notre maîtrise de la théorie, mais aussi dans notre tempérament.
Le rapport de force entre les classes
Le salariat est plus puissant que jamais. Il représente l’écrasante majorité de la population active (86 %) et assure aujourd’hui pratiquement toutes les fonctions essentielles de l’organisme économique et social. La paysannerie, qui constituait autrefois la classe sociale majoritaire, est désormais très peu nombreuse, ce qui prive la réaction d’une large fraction des réserves sociales dont elle disposait par le passé. Dans les épisodes révolutionnaires du XIXe et de la première moitié du XXe siècle, la seule possibilité de révolution victorieuse supposait que la classe ouvrière s’empare du pouvoir et consolide sa position dans un laps de temps très court, sous peine de subir une défaite sanglante. La paysannerie conservatrice fournissait les massacreurs de la réaction. Ceci explique le sort tragique des révolutions de 1848 et 1871. Le rapport de force actuel, caractérisé par le poids social prépondérant du salariat, signifie que la lutte pour renverser le capitalisme peut s’étendre sur une période relativement longue, sans nécessairement aboutir à une victoire décisive de l’un ou l’autre camp. C’est un avantage colossal pour la classe révolutionnaire, car cela lui donne le temps d’assimiler l’expérience collective de la lutte et de corriger les failles dans son programme, sa stratégie et sa direction.
Le processus de la maturation de la révolution ne sera évidemment pas linéaire. Précisément parce qu’une révolution se caractérise par l’entrée en action de la masse inerte de la classe ouvrière, celle-ci ne peut pas surmonter directement et immédiatement toutes les barrières matérielles et psychologiques qui la séparent de la conquête du pouvoir. Des phases d’avancée et d’offensive révolutionnaire seront nécessairement entrecoupées par des périodes de recul, de confusion, voire de réaction. Ceci est d’autant plus inévitable que les organisations politiques et syndicales des travailleurs se trouvent dans un état d’impréparation complète. Par le passé, la contre-révolution pouvait profiter de la pusillanimité et des effets paralysants des directions réformistes pour porter un coup fatal à la révolution. Mais dans les conditions de notre époque, la quasi-disparition de la paysannerie et l’affaiblissement de toutes les catégories sociales dont les intérêts sont enracinés dans le maintien de la propriété capitaliste ont enlevé à la réaction la base sociale massive dont elle disposait autrefois. Par conséquent, ce n’est qu’au terme d’une longue période de luttes et après de nombreux assauts révolutionnaires infructueux qu’une victoire décisive de la contre-révolution deviendrait possible.
Dans l’immédiat, les travailleurs, à commencer par l’avant-garde (la couche la plus consciente et active, politiquement et syndicalement, du salariat), s’efforcent de comprendre les implications des nouvelles conditions créées par la crise économique. Rien – et certainement pas leurs « dirigeants » – ne les préparait à cette situation, dont ils ne mesurent pas encore clairement les conséquences. Mais il y a tout de même le début d’une prise de conscience du fait que cette crise est qualitativement différente et plus grave que toutes celles qu’ils ont connues par le passé.
A son apogée, la lutte contre la casse des retraites, fin 2010, a mobilisé plusieurs millions de manifestants, avec de nombreuses grèves, dont les plus importantes étaient celles des dépôts de carburant, des raffineries et des ports. Ce mouvement a fourni une illustration limpide de la paralysie, de la dislocation et du gâchis des forces vitales de la lutte qui résultent du rôle des directions syndicales réformistes. Sous le prétexte fallacieux de « l’unité syndicale » avec les directions de FO, de la CFDT, etc., la direction de la CGT a limité le mouvement à l’objectif de nouvelles négociations, voire de « concertation » avec le gouvernement. Les grévistes engagés dans un mouvement reconductible ont été abandonnés à leur sort. L’idée que la base devait « décider de tout » signifiait, dans la pratique, qu’elle ne devait rien attendre des instances dirigeantes. La longue succession de « journées d’action » n’avait pas et ne pouvait pas avoir d’impact sur la politique gouvernementale. Elle n’a abouti qu’à l’épuisement et à la démoralisation des manifestants. La seule chance de succès du mouvement résidait dans la généralisation d’un mouvement de grève reconductible.
La défaite du mouvement a laissé son empreinte sur la conscience des travailleurs. Elle a convaincu de nombreux militants que des manifestations massives, des journées d’action à répétition et des grèves sporadiques ne suffisent pas pour résister au gouvernement et aux capitalistes. Mais l’avant-garde ne peut pas se substituer aux larges masses dont l’implication est désormais la condition sine qua non d’une résistance conséquente. Aussi se tourne-t-elle, dans l’immédiat, vers la lutte politique et électorale pour trouver une issue. Le succès de la campagne électorale autour de Mélenchon résulte d’une mobilisation de syndicalistes et de militants politiques d’une ampleur inconnue en France depuis 1981.
La droite et l’extrême droite
Dans le contexte actuel, maintenir et augmenter les profits capitalistes implique des attaques incessantes contre les intérêts des travailleurs. La politique de l’UMP reflète cette réalité. Cependant, les intérêts des politiciens capitalistes ne coïncident pas exactement avec ceux des capitalistes eux-mêmes. Pour se faire élire, le soutien de la classe capitaliste ne suffit pas. Ils sont obligés de se présenter comme les défenseurs des travailleurs, de promettre une réduction du chômage et une amélioration des conditions de vie, alors que le système qu’ils défendent exige le contraire. Cette contradiction explique le recours de plus en plus prononcé à des stratégies de division. Les étrangers et l’immigration, le foulard, la viande halal, les prières « dans la rue », les Roms, les chômeurs faignants et fraudeurs, les jeunes délinquants, les syndicats et le droit de grève servent tour à tour de boucs émissaires pour cacher les vraies causes de la régression sociale.
En l’absence d’une alternative sérieuse au capitalisme de la part de la « gauche » – qui a été au pouvoir pendant 15 des 30 dernières années, sans avoir réglé aucun problème de fond –, cette stratégie a rencontré un certain succès. Lénine disait que la question nationale est « une question de pain ». La rivalité nationale et le racisme, chez les travailleurs, sont une expression de la lutte pour les moyens de subsistance, pour pouvoir travailler et vivre dignement. La même chose vaut pour les tensions, jalousies et ressentiments qui peuvent naître – attisés par la propagande officielle – entre différentes catégories de travailleurs, par exemple entre les fonctionnaires et les salariés du secteur privé, entre salariés en CDI et travailleurs précaires ou illégaux, etc. Inéluctablement, la crise mène à une exacerbation des tensions de ce genre, que l’UMP et le Front National peuvent exploiter à des fins électorales et pour empoissonner la conscience des exploités.
L’existence d’une masse sans cesse croissante de gens désespérés, endettés, « poussés à bout » – et la crainte, dans les couches intermédiaires de la société (professions libérales, petits propriétaires, petits rentiers, cadres supérieurs, etc.) de subir une perte de revenus ou la faillite – contribuent aux réserves sociales de la réaction. Cependant, comme nous l’avons expliqué plus haut, ces réserves sont beaucoup moins importantes que par le passé. Le salariat constitue l’écrasante majorité de la population active. Bien des professions qui, par le passé, se considéraient comme au-dessus des travailleurs et n’auraient jamais envisagé, par exemple, de se mettre en grève, se sont rapprochées de la classe ouvrière et de ses méthodes de lutte. C’est notamment le cas des enseignants, des médecins, des salariés du secteur bancaire et des avocats.
Ces évolutions font que le fascisme n’est plus possible comme mouvement de masse. Par contre, cela ne signifie pas que des organisations fascistes financées et organisées par des capitalistes, des chefs de police ou des militaires ne peuvent pas se développer, à un certain stade, pour intimider les syndicalistes, s’attaquer aux piquets de grève et persécuter des « étrangers », sans toutefois prendre des proportions de masse. Le Front National est souvent qualifié de « fasciste », à tort. Il ne l’est pas plus que Sarkozy et l’UMP. La politique du FN ne diffère de celle de l’UMP que dans quelques détails. Le fascisme ne doit pas être considéré comme une étiquette à coller sur n’importe quelle formation raciste ou réactionnaire. Le fascisme, c’est le parti de la guerre civile, de la destruction totale des organisations de la classe ouvrière et de l’abolition de tout ce qui ressemble de près ou de loin à des droits démocratiques.
Cependant, un régime contre-révolutionnaire de type bonapartiste – c’est-à-dire s’appuyant essentiellement sur les forces répressives de l’Etat bourgeois – n’est pas une perspective à exclure à long terme. Un tel régime ne pourrait advenir que sur la base d’une série de défaites graves de la classe ouvrière. D’ici là, les travailleurs auront plusieurs fois l’occasion de prendre le pouvoir.
La crise du réformisme
La dégradation constante des conditions de travail et du niveau de vie, les fermetures et restructurations dans toutes les branches de l’économie, la dégradation des services publics et la persistance du chômage de masse traduisent le déclin du système. Sous le capitalisme, la régression sociale est désormais inévitable. Ceci signifie que les bases matérielles du réformisme, dans les syndicats comme dans les partis de gauche, n’existent plus. La recherche de compromis avec le capitalisme se soldera à chaque fois par un échec.
Cependant, la disparition des bases objectives du réformisme ne signifie pas pour autant que le réformisme est mort sur le plan des idées. Une classe qui entre en combat prend, en premier lieu, la ligne de moindre résistance. Elle cherche à se défendre, à reconquérir les positions perdues. La masse des travailleurs n’abandonnera la tentative de défendre ses intérêts dans le cadre du capitalisme que sur la base d’une longue et pénible expérience jalonnée de défaites, d’espoirs déçus et d’humiliations.
A ce stade, pour la masse des travailleurs, et même pour la majorité des militants actifs, la propagande des révolutionnaires paraît abstraite et irréaliste. Ils ne voient pas l’utilité de la théorie ou des perspectives. Mais précisément parce que la réalité objective condamne à l’échec cette ligne de moindre résistance, la psychologie des travailleurs se transformera, à commencer par leurs éléments les plus actifs et politiquement avancés. La nécessité d’en finir avec le capitalisme cessera d’être considérée comme le rêve de quelques enthousiastes et s’installera dans la conscience d’un nombre croissant de militants comme la seule solution pratique et « réaliste » des problèmes qui se posent. Dans certaines circonstances, lorsque les problèmes se posent à bout portant, c’est un processus qui peut se dérouler sur un laps de temps relativement court.
Inéluctablement, l’impuissance du réformisme entraînera un processus de différenciation dans toutes les organisations des travailleurs. Il est déjà bien entamé en Grèce, par exemple. Ici en France, où la crise est moins aiguë qu’en Grèce (pour le moment), nous avons vu comment, dans la lutte contre la réforme des retraites, l’échec de la « stratégie » de Thibault a contribué à miner son autorité dans la CGT. Il est significatif, à cet égard, que de nombreux militants de la CGT qui avaient abandonné le PCF à l’époque de Robert Hue soient enthousiasmés par la campagne et le programme du Front de Gauche.
La direction réformiste de la CGT aimerait bien trouver une entente avec ses soi-disant « partenaires sociaux ». Mais une telle entente n’est plus possible. Ce sont des réformistes sans réformes. Le capitalisme est incompatible avec les conquêtes sociales du passé, sans parler de nouvelles avancées, et la nécessité de s’attaquer aux conditions de vie et de travail s’accompagnera d’attaques contre les droits syndicaux et le droit de grève en particulier. Le droit de grève a déjà été remis en cause à la SNCF et dans les aéroports. Dans les milieux patronaux, la pression monte pour l’application de restrictions dans d’autres secteurs. Les attaques incessantes contre l’emploi, contre les conditions de travail et les droits syndicaux ne laissent plus aucune place à la « concertation ». Il ne reste plus que la capitulation ou des luttes à outrance. Dans la période à venir, la ligne de clivage entre ces deux options se dessinera de plus en plus nettement au sein de la CGT et de toutes les organisations syndicales.
En 2007, la direction de la CGT a refusé de caractériser négativement le programme de Sarkozy et de prévenir les travailleurs de ses implications calamiteuses, se bornant à dire qu’elle jugerait le gouvernement « sur pièces ». Cette lâche « neutralité » n’est plus possible en 2012. La direction de la CGT est en train de perdre tous les points qu’elle avait marqués dans sa tentative de bannir « la politique » de la confédération syndicale. Toute action syndicale significative a des implications politiques. Ce fut le cas de la lutte pour la défense des retraites, par exemple. Si la CGT ne revendique plus l’abolition du capitalisme et la socialisation des grands moyens de production et d’échange, elle sera condamnée à ne lutter que pour minimiser les conséquences du capitalisme. C’est ce que l’Internationale Communiste voulait expliquer, du temps de Lénine et Trotsky, lorsqu’elle disait que le syndicalisme « apolitique » est en fin de compte un syndicalisme bourgeois.
A l’époque du déclin capitaliste, l’action syndicale atteint rapidement ses limites. Au mieux, elle peut harceler les capitalistes et les gouvernements, reporter temporairement ou ralentir la régression sociale. Nous avons utilisé, par le passé, la métaphore d’un homme qui essaie de monter péniblement et lentement un escalier mécanique descendant. Tant que la classe capitaliste conserve la propriété et donc le contrôle des moyens de production, des banques et du commerce, même les plus éclatantes des « victoires » ne peuvent être qu’éphémères. Même une grève générale illimitée, qui constitue l’une des plus hautes expressions de la lutte des classes, ne peut rien accomplir de durable si elle ne se transforme pas en une lutte révolutionnaire pour l’élimination de la propriété capitaliste. Cette présentation « extrême » des choses peut choquer bien des syndicalistes. Mais elle correspond tout de même à une réalité concrète que tous les syndicalistes ont intérêt à comprendre.
Le PCF et le Front de Gauche
D’après la perspective générale qui fondait, depuis les années 80, l’orientation stratégique de notre organisation, les contradictions du capitalisme devaient mener à une exacerbation de la lutte des classes et miner les bases sociales et économiques du réformisme, fragilisant ainsi les deux piliers sur lesquels reposait la direction réformiste du mouvement ouvrier : la capacité du système capitaliste à faire des concessions à la classe ouvrière et la passivité relative de celle-ci. Les directions réformistes allaient évoluer vers la droite, passant de la réforme à la contre-réforme, tandis que la pression de la classe ouvrière – à commencer par sa couche la plus active et consciente – trouverait une expression à la base de ses organisations traditionnelles, entrant en conflit avec leurs directions.
La première partie de cette perspective a été confirmée rapidement et de façon éclatante. Les éléments dirigeants du PS, du PCF et des organisations syndicales se sont décalés très nettement vers la droite. La participation du PCF au gouvernement Jospin, qui a privatisé des dizaines de milliards d’actifs publics, s’est soldée par un très sérieux affaiblissement du PCF sur les plans organisationnel et électoral. Il a perdu des dizaines de milliers d’adhérents, dont un bon nombre de militants de la CGT. En l’absence de différences fondamentales entre le programme du PCF et celui du PS, l’électorat de gauche a eu nécessairement tendance à voter pour le plus grand des deux partis (le PS) au détriment du plus petit. Les dirigeants du PCF en ont tiré la conclusion que le problème réside, non dans leurs propres erreurs, mais dans le caractère officiellement « communiste » du parti. D’où leur volonté de transformer le PCF en une « nouvelle force » réformiste qui aurait formellement rompu avec ses traditions et ses origines communistes.
Par contre, le deuxième élément de nos perspectives – l’émergence d’une opposition de gauche conséquente au sein du PCF et du PS – a tardé à se manifester. L’explication de ce délai réside, au fond, dans le contexte d’expansion capitaliste et de réaction idéologique dont nous avons expliqué les bases économiques et politiques. C’est ce même délai qui offrait certaines possibilités de développement aux organisations « révolutionnaires » (LO, la LCR, etc.) qui prétendaient pouvoir concurrencer et remplacer les organisations traditionnelles présentées comme « pourries » et dont les militants ne faisaient que « perdre leur temps ».
Mais nous avons maintenu notre perspective générale. Nous avons expliqué qu’à un certain stade, il y aurait inévitablement une résistance au cours droitier des organisations traditionnelles. Nous n’avions pas tort. Sous l’impact de la crise, nous avons vu les premiers signes de cette résistance. De même, exactement comme nous l’avions prévu, les organisations marginales qui prétendaient remplacer les grandes organisations traditionnelles sont en train de décliner et de se désintégrer.
La radicalisation de la base du PCF a mené au rejet des éléments les plus directement associés à la « mutation » pro-capitaliste et liquidationniste du parti (Hue, Gayssot, les « refondateurs », etc.). En 2008, les deux textes d’orientation qui critiquaient la politique de la direction ont obtenu 40 % des voix dans les sections, dont 15 % pour notre texte. Ceci indiquait que le pendule repartait vers la gauche, conformément à nos prévisions. Aujourd’hui, la direction du PCF ne pourrait plus entrer dans un gouvernement dirigé par la droite du PS ou cautionner des privatisations, comme elle l’a fait dans le passé, sans se discréditer immédiatement et irrémédiablement. Ces développements, malgré leur importance, ne sont que les premières manifestations d’une tendance qui, inévitablement – quoique pas de façon linéaire – s’affirmera dans la période à venir. La crise du capitalisme signifie la crise de toutes les organisations dont la politique se base sur son maintien.
Cependant, une perspective générale, même confirmée dans ses grandes lignes, doit être constamment revue et corrigée à l’épreuve de l’expérience et en fonction de son déroulement concret. La situation qui existe dans le PCF, la formation du Front de Gauche et l’émergence de Mélenchon et du PG constituent un ensemble de circonstances à partir desquelles plusieurs variantes de développement sont possibles.
La participation des communistes à un gouvernement socialiste ouvrirait immédiatement une grave crise au sein du PCF et du Front de Gauche. Ce denier n’y survivrait probablement pas. Les dirigeants du parti le savent. Aussi cette perspective est-elle la moins probable. S’ils ne participent pas à un gouvernement socialiste, le PCF et le Front de Gauche pourraient rapidement croître en autorité et en effectifs militants. La question de l’attitude à adopter vis-à-vis du gouvernement socialiste renforcera la polarisation interne au PCF, car de nombreux élus et dirigeants chercheront à ménager la direction du PS.
En se tenant en dehors du gouvernement, le Front de Gauche deviendra un pôle d’attraction pour l’opposition qui se développera contre la politique de rigueur du gouvernement socialiste. A priori, on pourrait imaginer que les deux principales composantes de cette alliance – le PCF et le PG – en profitent l’une et l’autre. Mais un certain nombre de facteurs, dont il est impossible de déterminer le poids à l’avance, entrent ici en ligne de compte. Premièrement, sans forcément déclarer ouvertement ses intentions, la direction du PCF pourrait tenter d’exploiter le succès électoral de Mélenchon pour avancer vers la transformation du Front de Gauche en une structure organisationnelle propre. Pour le moment, une partie importante des militants communistes est hostile à cette évolution, dont ils redoutent qu’elle mène à un effacement du PCF. Mais cela pourrait changer. Les attaques tranchantes de Mélenchon contre le système capitaliste – et la direction du PS – le positionnaient nettement sur la gauche de la direction du PCF. Il a capté l’attention et soulevé l’enthousiasme d’une large couche de militants communistes et syndicaux, tout particulièrement dans la CGT. Ceci pourrait favoriser l’adhésion des militants du PCF à la perspective de transformer le Front de Gauche en un véritable parti.
Le Parti de Gauche
La création du Parti de Gauche (PG) était indispensable à la formation du Front de Gauche. Jean-Luc Mélenchon ne l’aurait pas fondé sans un accord préalable avec les dirigeants du PCF, qui se sont engagés en coulisse à le soutenir pour l’investiture à la présidentielle et à réserver au PG des positions éligibles aux élections locales et législatives. En ce sens, le PG est à la fois une création de Jean-Luc Mélenchon et de la direction du PCF.
L’implantation du PG est très disparate et reste essentiellement cantonnée aux grandes villes du pays, à ce stade. Sa composition sociale est nettement moins prolétarienne que celle du PCF. Mais il attire des jeunes et connait, dans certains endroits, une augmentation significative de ses effectifs. Malgré sa faiblesse organisationnelle, le Parti de Gauche pourrait bien connaitre un certain développement. Les élections législatives lui procureront les moyens financiers et matériels nécessaires à sa structuration, et il est fort probable que le radicalisme de Mélenchon permette au PG de recruter un nombre important de nouveaux adhérents.
Dans certaines circonstances, le PG pourrait se déporter rapidement vers la gauche. D’ores et déjà, le PG compte des éléments qui cherchent des idées révolutionnaires, surtout parmi les jeunes.
Malgré sa faiblesse organisationnelle, le PG n’est pas une secte gauchiste. Il est issu du PS et en alliance avec le PCF. Le PCF et – du moins potentiellement – le PG sont des organisations « de masse » dans le sens où ils peuvent, à la faveur de circonstances historiques exceptionnelles, embrasser de larges masses de la classe ouvrière. La faible implication des travailleurs dans leurs propres organisations, à ce stade, s’explique par la passivité de ces masses. Mais celle-ci ne résistera pas aux réalités de notre époque. D’une façon ou d’une autre, la radicalisation de la classe ouvrière trouvera une expression politique à travers ses organisations traditionnelles.
Le Parti Socialiste
Les dirigeants du PS sont entièrement acquis au système capitaliste. Par leurs idées, leur train de vie, leur psychologie et leurs « relations », ils sont beaucoup plus proches de la classe capitaliste que des travailleurs dont ils sont censés défendre les intérêts. Objectivement, ils jouent le rôle d’« agents de la classe dirigeante au sein du mouvement ouvrier », pour reprendre l’expression de Lénine.
Tant que le contexte économique le permet, les dirigeants réformistes sont en mesure de mettre en œuvre des réformes sociales plus ou moins importantes, lorsqu’ils sont au pouvoir. Mais en période de crise, lorsque la classe dirigeante et les « marchés » exigent des coupes drastiques, les mêmes dirigeants « socialistes » passent immédiatement de la réforme à la contre-réforme. Papandréou et Zapatero n’ont pas résisté une minute aux exigences des marchés. Ils ont attaqué brutalement les travailleurs, les retraités, les jeunes et les chômeurs. Dans ce domaine, les dirigeants actuels du PS français ne se distinguent en rien de leurs homologues grecs et espagnols.
La « puissance » de la bureaucratie du PS est plus apparente que réelle. A bien des égards, elle contrôle une coquille vide – ou, disons, relativement vide. Au regard des 23 millions de salariés que compte le pays, auxquels il faut ajouter des millions de jeunes, de chômeurs et de retraités, les effectifs du PS sont très minces. Au sein du parti, les militants désintéressés et dévoués à la cause de travailleurs sont entourés d’une masse d’éléments plus ou moins liés aux intérêts de l’appareil par tel ou tel mandat local. Par sa composition sociale majoritairement petite-bourgeoise, la « base » du PS se tient un ou deux crans au-dessus des conditions de vie de la masse des travailleurs, des pauvres et des jeunes. Elle ne reflète pas l’exaspération qui agite les profondeurs de la classe ouvrière. En conséquence, elle ne constitue pas un contrepoids efficace aux tendances pro-capitalistes qui contrôlent l’appareil du parti.
Depuis 30 ans, la dérive droitière des dirigeants du PS a poussé hors du parti d’innombrables militants écœurés – ce qui, en retour, diminuait d’autant la pression de la base militante sur l’appareil. Ce cercle vicieux aurait pu être brisé par l’émergence d’une aile gauche combative dont toutes les circonstances (crise du capitalisme, capitulations de l’aile droite) favorisaient la croissance. Mais l’aile gauche s’est effondrée sous le poids de sa propre inconsistance politique et de l’opportunisme de ses dirigeants, qui ont systématiquement marchandé leur capitulation contre des positions dans l’appareil du parti ou les institutions.
Aujourd’hui, celui qu’on présente souvent comme le dirigeant de « l’aile gauche », Benoit Hamon, est aussi le porte-parole du PS. Ce n’est pas habituellement la meilleure position stratégique pour critiquer la direction ! Mais en fait, Benoit Hamon et ses amis de « l’aile gauche » font de la critique un usage extrêmement modéré. Dans l’immédiat, leur rôle est de couvrir le flanc gauche de François Hollande en s’efforçant de repeindre en rouge – ou plutôt en rose pâle – le programme pro-capitaliste du candidat socialiste à la présidentielle. Sur les plans politique et organisationnel, l’aile gauche du PS n’a jamais été aussi faible depuis des décennies.
De ce qui précède, on ne peut conclure que la dérive droitière du Parti Socialiste est nécessairement irréversible. En dernière analyse, c’est la relative stabilité des rapports entre les classes qui a permis à la direction du PS de conserver le contrôle du parti tout en maintenant son orientation pro-capitaliste. Mais la crise du capitalisme et l’intensification de la lutte des classes auront un impact sur le PS, qui n’existe pas dans le vide. Précisément parce qu’il dispose d’une assise sociale massive, les mobilisations de masse et la radicalisation des travailleurs trouveront une expression à la base du parti.
Un gouvernement de François Hollande ne sera pas une simple répétition du gouvernement Jospin de 97-2002. En 1997, il y avait au moins une tentative, dans un premier temps, de mettre en œuvre une politique de réforme sociale, notamment avec la loi sur les 35 heures et la CMU. Le mandat de Jospin coïncidait avec une période de croissance économique relativement soutenue, ce qui n’a pas empêché une dégradation du niveau de vie d’une partie importante de la population. Mais cette fois-ci, un gouvernement socialiste mènera une politique d’austérité et de contre-réformes sévères, dès le premier jour. La déception de ceux qui ont voté socialiste sera d’autant plus grande. La côte de popularité de François Hollande s’effondrera rapidement au profit des partis d’opposition de gauche et de droite.
La politique d’austérité aura des conséquences, aussi, au sein du Parti Socialiste, et tendra à polariser le parti entre une aile gauche et une aile droite. A un certain stade, il est possible que Hollande tente d’intégrer des éléments du « centre » ou de l’UMP dans le gouvernement, au nom de « l’union nationale » face à la crise. Il pourrait même proposer des sièges ministériels aux dirigeants du PCF ou du PG, dans le but de discréditer ces partis.
En théorie, la gravité de crise actuelle et de ses conséquences sociales devrait favoriser la renaissance d’une aile gauche du PS. Celle-ci serait d’autant plus forte et plus stable qu’elle plongerait ses racines dans le développement de la lutte des classes. Tout au long de son histoire, le PS – ou son ancêtre, la SFIO – a effectué de grandes oscillations vers la droite et vers la gauche. N’oublions pas le PCF est né en 1920 d’une scission majoritaire de la SFIO, dont la direction avait soutenu la boucherie impérialiste de 14-18 et participé au gouvernement d’« union sacrée ». Au cours années 30, la SFIO a de nouveau viré vers la gauche – avec, en son sein, le développement d’un puissant courant « centriste » (oscillant entre marxisme et réformisme). Enfin, sous l’impact de Mai 68, le congrès d’unification du Parti Socialiste, en 1971, marquait un nouveau virage à gauche. Le CERES, dirigé par Jean-Pierre Chevènement, y constituait à l’époque un courant centriste fort de plusieurs dizaines de milliers d’adhérents.
Cependant, il est impossible de prévoir les formes concrètes et le rythme que prendra la différenciation au sein du PS. Ce processus pourrait aboutir à des scissions – sur la droite et sur la gauche. Il dépendra également de l’évolution ultérieure du PCF, du PG et du Front de Gauche. Le Front de Gauche pourrait capter l’essentiel de l’opposition au réformisme de droite – et, en conséquence, limiter les possibilités de développement d’une aile gauche du PS.
L’extrême gauche
Lénine expliquait que les organisations ultra-gauchistes sont un châtiment pour les trahisons des dirigeants réformistes. Ces 30 dernières années, LO et la LCR ont prospéré sur les désillusions engendrées par les différents gouvernements de gauche. A plusieurs reprises, elles ont réalisé des résultats électoraux très supérieurs à leur poids réel au sein du mouvement ouvrier. A la présidentielle de 2002, l’addition du score de LO et de la LCR était de 10 %, alors que le PCF était tombé à 3,4 %.
A chacune de ces relatives performances électorales, les dirigeants d’extrême gauche annoncent qu’un « espace s’ouvre » à gauche du PS et du PCF. Leur raisonnement est assez simple : « les directions du PS et du PCF sont réformistes et bureaucratisées ; donc elles trahiront les travailleurs ; donc les travailleurs chercheront une alternative à ces directions ; donc ils finiront par se tourner vers nous. » Dès lors, la stratégie est aussi simple que le raisonnement : il suffit de se tenir en dehors du PS et du PCF et de les critiquer inlassablement, jusqu’à ce que leurs électeurs et militants « comprennent » qu’ils doivent s’en détacher. Mais en réalité, la masse des travailleurs ne « comprend » pas l’utilité de petites organisations. Face à la puissance des capitalistes, de leurs partis et de leur Etat, ils ressentent instinctivement le besoin de grandes organisations. Ils ne lisent pas le détail des programmes. Ils se tournent vers les grands drapeaux, vers les partis traditionnels qui, dans la conscience collective de la classe ouvrière, sont associés à la lutte contre les injustices et l’oppression – malgré les capitulations successives de leurs dirigeants.
Telle est l’explication fondamentale des mauvais résultats que les sondages annoncent au NPA et à LO. Les dirigeants de LO se rassurent en expliquant que les travailleurs sont démoralisés, qu’ils ont un « faible niveau de conscience » et ne veulent pas lutter. En réalité, c’est le niveau de conscience des dirigeants de LO qui est très faible.
Quant au NPA, la crise qu’il traverse est à la mesure des illusions qui ont accompagné sa création. Trotsky remarquait que les organisations sectaires passent sans cesse de l’ultra-gauchisme à l’opportunisme. Le NPA est un cas d’école. Tout en maintenant une attitude sectaire à l’égard du PS et du PCF, les chefs du NPA ont accepté toutes sortes de concessions en matière de programme et d’idées. Ils ont ouvert les portes du NPA aux anarchistes, aux « éco-socialistes », aux « décroissants » et à toutes sortes d’éléments réformistes et confus. Comme nous l’avions annoncé, ceci ne pouvait que préparer une crise interne et une décomposition du NPA.
Dans la période à venir, le PCF et le Front de Gauche occuperont l’essentiel de l’espace politique situé à gauche du PS. L’extrême gauche ira de crise en crise. De manière générale, elle ne jouera aucun rôle significatif dans le développement de la prochaine révolution française. Elle sera balayée par les événements sans que personne n’y prête attention. En dernière analyse, la victoire ou la défaite de cette révolution dépendra de notre capacité à faire émerger une direction révolutionnaire du sein même des grandes organisations politiques et syndicales des travailleurs. Tout ce qui se tiendra en dehors de ces organisations ne comptera pour rien.
Conclusion
Les bases théoriques et les méthodes du marxisme nous donnent un avantage colossal sur tous les autres groupements et tendances du mouvement ouvrier. En ce qui concerne l’économie, elles nous ont permis d’identifier les processus fondamentaux qui étaient à l’œuvre, au-delà des impressions superficielles du moment, et de prévoir leurs conséquences ultérieures. Aussi l’avènement de la crise économique en Europe et à l’échelle internationale constitue-t-il une confirmation éclatante des perspectives que nous avons élaborées dans la période précédente. Il en va de même pour ce qui concerne nos perspectives relatives à la manière dont la radicalisation des travailleurs, en France et ailleurs, trouverait une expression dans leurs organisations traditionnelles, menant à une revigoration et une différentiation interne de celles-ci, au détriment des groupements « révolutionnaires » qui gravitent autour d’elles. Nos perspectives nous permettent ainsi de nous orienter correctement et de développer une stratégie politique sérieuse.
L’impasse dans laquelle se trouve le système capitaliste fait que la France, comme l’ensemble du continent européen, est au seuil d’une époque révolutionnaire. D’intenses conflits entre les classes soumettront tous les programmes, tous les chefs et tous les partis à une épreuve implacable. Les travailleurs chercheront des solutions concrètes aux problèmes qui se posent. Mais ils n’en trouveront pas du côté des réformistes qui s’accrochent à l’ordre établi et forment une croûte bureaucratique au sommet des organisations syndicales et politiques.
Le cours des événements s’accélère. On le voit en Grèce, en Espagne. On le verra bientôt en France. La pression constante qui s’exercera sur les travailleurs, avec l’aggravation du chômage de masse, de la pauvreté, de la précarité – et l’incapacité manifeste des gouvernements à y remédier – finiront par remuer le corps social jusque dans ses profondeurs, où sommeillent en silence, jusqu’à présent, d’immenses forces sociales. Or, tout l’édifice de l’ordre capitaliste – le pouvoir économique et politique des exploiteurs, l’appareil gouvernemental et les institutions – dépend de la passivité de ces forces, dont l’irruption active dans l’arène politique signalera le début de la révolution socialiste.
La Riposte