Ces huit derniers jours, des centaines de milliers d’Espagnols sont descendus dans les rues. Dans de nombreuses villes du pays, les places ont été le théâtre de grands rassemblements. Les manifestants protestent contre le chômage de masse et la politique d’austérité du gouvernement. Les « experts » pro-capitalistes ont été complètement pris par surprise. Ils disaient la jeunesse apathique et apolitique.
Pendant des années, les gens ont fait preuve de patience. Ils ont subi en silence les contre-réformes mises en œuvre par les gouvernements successifs. Cela créait l’impression que le peuple était passif et indifférent à la politique, en particulier la jeunesse. Mais en réalité, cette indifférence ne concernait que les partis politiques existants – et non la politique en soi.
Il a fallu une grave crise économique pour que la colère remonte à la surface. Cette colère s’accumulait de longue date. Les observateurs bourgeois ne le voyaient pas, car ils ne regardent que la surface de la société. Ils sont incapables d’analyser les contradictions et les processus à l’oeuvre dans les profondeurs du pays.
Du jour au lendemain, la prétendue indifférence s’est transformée en son contraire. Un nouveau type de politique est apparu : la politique de la rue. Les messieurs-dames du Parlement en sont horrifiés, car ils se considèrent comme les représentants suprêmes de la Nation. Mais la véritable Nation n’est pas au Parlement. C’est la classe ouvrière et la jeunesse d’Espagne.
Un « conflit de génération » ?
Le mouvement a gagné plus de 150 villes du pays. C’est un appel au changement, un cri d’indignation de gens qui sentent que personne ne les représente et ne les écoute. Ils ne manifestent pas seulement contre le gouvernement, mais contre le système et toute la classe politique qui le soutient.
Place Puerta del Sol, à Madrid, les jeunes révolutionnaires veulent maintenir l’ordre pour éviter les accusations d’« anarchie » et de « hooliganisme ». Il y a une crèche, une espace pour la cuisine et même, semble-t-il, un potager. Les organisateurs exhortent les manifestants à éviter toute confrontation avec la police. Ils s’efforcent de décourager la distribution et la consommation d’alcool. Une pancarte affirme : « C’est une révolution, pas un apéro géant ». Des balais ont été distribués pour nettoyer la place. Mais il faudra de beaucoup plus gros balais pour nettoyer les écuries d’Augias du régime politique capitaliste.
Le mouvement a commencé par la jeunesse. Naturellement ! C’est la jeunesse qui est la première victime de la crise du capitalisme. Son avenir est bouché par ce système pourrissant. La jeunesse n’a rien à perdre et, par la lutte, tout un monde à gagner. Et elle est prête à se battre.
Mais le mouvement est loin de se limiter à la jeunesse. Contrairement à ce que certains cyniques ont affirmé, il ne s’agit pas d’un « conflit de générations ». Ce n’est pas une lutte entre jeunes et vieux. C’est l’expression d’un mécontentement général, qui touche toutes les générations, contre le chômage de masse, la corruption généralisée et la soumission de la politique aux marchés financiers.
Vendredi soir, plus de 30 000 personnes se sont rassemblées à Puerta del Sol, au coeur de Madrid. C’était la réponse à une tentative du gouvernement d’interdire les manifestations. Une loi espagnole interdit les manifestations la veille d’une élection, pour permettre un « jour de réflexion ». La loi était censée s’appliquer à minuit, vendredi, mais les manifestants l’ont défiée et les autorités n’ont rien pu faire. Ces jours-ci, le peuple espagnol réfléchit comme jamais à l’état de la société. Et non seulement il réfléchit, mais il agit pour en finir avec cette situation intolérable.
En début de semaine, le gouvernement s’apprêtait à disperser les rassemblements. Mais plus on s’approchait du vendredi soir, plus le Vice-président Alfredo Perez Rubalcaba manifestait son indécision. Il avait d’abord prévenu que « la loi s’appliquerait ». Mais il a fini par déclarer que « la police ne va pas résoudre un problème en en créant un autre ». Quel est cet « autre problème » que redoutait Rubalcaba ? La possibilité qu’une dispersion du rassemblement par la force provoque une explosion sociale. En conséquence, les policiers n’ont pas essayé de disperser le rassemblement. Les manifestants ont montré qu’aucune loi ne peut résister au pouvoir des masses, dès qu’elles se mobilisent.
Un virage à droite ?
Les élections de dimanche ont été marquées par une complète débâcle des socialistes, notamment en Catalogne et en Andalousie, leurs deux plus importants bastions. Immédiatement, des pessimistes ont déclaré que ces résultats indiquent un « tournant à droite » dans l’opinion. Ils se plaignent du « faible niveau de conscience des masses ». Ces gens sont toujours prêts à blâmer la classe ouvrière pour leur propre impuissance. Ils ne comprennent rien au processus réel à l’œuvre dans la société.
En réalité, ce résultat électoral était prévisible. La politique du réformisme ne survit jamais à la crise du capitalisme. Dès que la classe dirigeante fait claquer son fouet, les dirigeants socio-démocrates s’exécutent avec ferveur. Et dans leur empressement à sauver le système capitaliste, ils en oublient toutes les réformes et se livrent à une politique de contre-réformes.
Les travailleurs peuvent comprendre le réformisme qui mène des réformes. Mais ils ne peuvent pas comprendre le réformisme qui ne mène aucune réforme – mais, au contraire, impose des contre-réformes, des coupes budgétaires et une politique d’austérité. Cela provoque déception et désillusion parmi les salariés, qui punissent le gouvernement en s’abstenant. Par ailleurs, cette politique de contre-réformes discrédite l’idée du « socialisme » aux yeux des masses. De façon démagogique, la droite déclare : « vous voyez où la gauche vous a menés ? Elle a mis le pays à genoux ».
Les travailleurs espagnols ont infligé un vote de défiance au gouvernement socialiste, qui s’était soumis aux dictats des banquiers et des capitalistes. On ne peut pas vraiment parler d’une victoire de la droite, bien qu’elle ait formellement remporté le scrutin. Elle fait à peine 2 % de plus qu’en 2007 (en mobilisant les classes moyennes sur les thèmes du terrorisme, de l’immigration, etc.). En revanche, le PSOE a perdu 4,5 millions de voix. Ces élections n’ont pas été gagnées par le PP, mais perdues par le PSOE. Des millions d’Espagnols se sont abstenus ou ont voté « blanc ».
Quelle voie pour la gauche ?
Le même phénomène se répète à travers l’Europe. Depuis le début de la crise, tous les gouvernements ont subi des défaites électorales – sans pour autant que la gauche communiste ou ex-communiste progresse dans les mêmes proportions. Il faut se demander pourquoi. Par le passé, les Partis Communistes auraient été les premiers bénéficiaires d’un effondrement du vote socialiste. Or ce n’est pas le cas aujourd’hui.
Cayo Lara, le dirigeant de la Gauche Unie (une coalition qui comprend le PC espagnol) a appelé à rejoindre et soutenir les manifestations. C’est à mettre à son crédit. Par ailleurs, la Gauche Unie a recueilli 200 000 voix de plus qu’en 2007. Cela indique un potentiel. Mais la question demeure : pourquoi la Gauche Unie n’a pas remporté davantage de sièges ?
Depuis de nombreuses années, en Europe, les dirigeants de la plupart des Partis Communistes se sont efforcés d’apparaître « respectables ». Ils ont abandonné toute référence au socialisme et à la révolution. Dans bien des cas, ils ont même renoncé au nom de Parti « Communiste ». Ils ont fait de leur mieux pour ressembler aux socio-démocrates. En conséquence, la masse des travailleurs a fini par ne plus très bien les distinguer. Ce n’est pas un hasard si la Gauche Unie a reculé dans les villes où elle participait à une coalition avec le PSOE.
Les travailleurs et la jeunesse peuvent comprendre qu’un petit Parti Communiste se présente aux élections et y mène campagne sur un programme clairement communiste. Mais les travailleurs sont des gens pragmatiques. S’ils font face à deux partis « de gauche » aux programmes sensiblement identiques, ils voteront pour le plus grand des deux – au détriment du plus petit. On a vu cela en Italie, en France et en Espagne.
Il faut dire la vérité. Les événements ont pris par surprise les dirigeants de la Gauche Unie. Nombre d’entre eux se sont laissés contaminer par le virus du scepticisme. Ils ont perdu confiance dans la capacité de la classe ouvrière à changer la société. Ils ont renoncé à toute perspective de transformation socialiste de la société – au profit des politiques du « changement graduel », du « réalisme » et du « pragmatisme ».
Trop de membres de la prétendue « avant-garde » sont convaincus que la révolution socialiste est impossible. Ils s’efforcent de convaincre la jeunesse que le communisme est une utopie, qu’il faut être prudent, ne pas aller trop loin, trop vite – et ainsi de suite. Ils s’imaginent en savoir plus que les jeunes parce qu’ils ont perdu leur flamme révolutionnaire. Comment de tels individus pourraient-ils inspirer la jeunesse, lui transmettre l’enthousiasme et la confiance nécessaires ?
A la nouvelle couche de jeunes militants, il faut indiquer la seule voie possible : celle de la révolution socialiste. Il faut renouer avec les idées authentiques du communisme, les idées de Marx et de Lénine. Sur cette base – et sur cette base seulement – les communistes pourront trouver un terrain et un langage communs avec les nouvelles générations qui veulent lutter contre le capitalisme, et qui ont besoin d’idées, d’une stratégie et d’un programme clairs.
Et maintenant ?
Il est probable que ce mouvement refluera temporairement. Ce que ses organisateurs considèrent comme son point fort – son caractère spontané – est aussi son point faible. Pour aller plus loin, il doit être organisé et armé d’un programme révolutionnaire, ainsi que d’une perspective scientifique. Surtout, il doit être fermement lié au mouvement ouvrier, qui seul peut radicalement transformer la société.
Les élections ont indiqué un rejet massif de la politique économique du gouvernement socialiste. José Luis Rodríguez Zapatero a déclaré qu’il avait payé cette politique « au prix fort ». Mais les millions de chômeurs espagnols en payent un prix encore plus élevé. Zapatero a exclu d’organiser des élections anticipées et déclaré qu’il « travaillera à consolider la reprise ». Autrement dit, il poursuivra sa politique réactionnaire. Pour le PSOE, c’est le meilleur moyen de perdre les élections générales de 2012.
Après la Grèce, l’Irlande et le Portugal, l’Espagne apparaît comme le prochain maillon faible du capitalisme européen. Par crainte d’une contagion à toute l’Europe, le FMI demande que les banques soient renflouées au moyen de nouvelles coupes drastiques dans les budgets publics (hôpitaux, écoles, retraites, etc.) Si le PP l’emporte, en 2012, il appliquera cette politique dès le premier jour, avec une énergie redoublée. La démagogie du PP apparaîtra aux yeux de tous au fur et à mesure que la crise économique s’aggravera. Les classes moyennes découvriront que les choses sont encore pires avec le PP qu’avec le PSOE. Les mobilisations de la jeunesse s’intensifieront. Et les travailleurs qui hésitaient à se confronter à un gouvernement socialiste n’auront plus aucun cas de conscience face au PP.
Les capitalistes les plus avisés considèrent l’avenir avec beaucoup d’inquiétude. En Espagne, ils poussent Zapatero à rester au pouvoir. Ils comprennent qu’un gouvernement du PP ouvrira une phase de lutte aiguë entre les classes. Ils préfèrent reporter cette échéance et, d’ici là, presser Zapatero comme un citron. Mais de leur côté, les dirigeants du PP veulent le pouvoir et demandent des élections anticipées. Cinco Dias, un quotidien économique espagnol, a demandé aux dirigeants du PP de ne pas révéler les dettes des municipalités qu’ils ont conquises, de peur de provoquer une panique des marchés.
Une intensification de la lutte des classes est à l’ordre du jour. Hans Jörg Sinn, l’un des principaux analystes économiques allemands, évoque la perspective d’une guerre civile en Grèce. Cela vaut également pour l’Espagne et pour d’autres pays du sud de l’Europe. A travers leur expérience, les travailleurs redécouvriront leurs traditions révolutionnaires. La révolte de la jeunesse espagnole est un avant-goût de grands événements qui transformeront toute la situation.
Alan Woods