Le tyran est parti ! Après 18 jours de mobilisations révolutionnaires, après plus de 300 morts et des milliers de blessés, Hosni Moubarak a démissionné. C’est une grande victoire, non seulement pour le peuple d’Egypte, mais pour les travailleurs du monde entier. C’est le résultat d’un magnifique mouvement des masses, qui ont tenu tête aux balles et aux matraques de la police, et qui ont courageusement résisté à chacun des assauts de la réaction.
Après le discours de Moubarak, jeudi soir, l’atmosphère était saturée de colère. Hier, à Port Saïd, cinq bâtiments gouvernementaux ont été incendiés. Des manifestants ont bloqué des routes. A Suez et Asyut, le peuple a occupé des bâtiments officiels. A El Arish, il y avait des dizaines de milliers de manifestants, dont environ un millier de jeunes ont attaqué des commissariats avec des cocktails Molotov. A Alexandrie, 200 000 personnes se sont rassemblées devant le palais Ras-el-Tin et ont fraternisé avec les marins, qui leur ont donné de la nourriture. A Damiette (1 million d’habitants), 150 000 personnes étaient dans la rue et faisaient le siège des commissariats et de bâtiments gouvernementaux. Et ainsi de suite. Toutes les villes du pays étaient en ébullition.
Au Caire, les manifestants ont encerclé les bâtiments de la télévision d’Etat, qui étaient protégés par l’armée. Mais l’attitude des soldats était fraternelle. Plusieurs milliers de manifestants ont également marché de la place Tahrir vers le palais présidentiel, soit 15 kilomètres. Loin de tirer sur les manifestants, les soldats qui en gardaient l’entrée leur ont servi des petits-déjeuners. Le peuple et l’armée fraternisaient. Dans un geste hautement significatif, les soldats ont orienté les canons des tanks loin des manifestants, qui ont répondu par de vives acclamations. Un soldat est monté sur un tank et a glissé un drapeau égyptien dans le canon de son fusil.
La petite surprise de Moubarak
La déclaration télévisée de Moubarak, jeudi soir, fut un choc pour les chefs de l’armée égyptienne et pour Washington, qui croyaient sa démission assurée – et l’avaient eux-mêmes annoncée, quelques heures plus tôt. Mais le vieux dictateur leur avait préparé une petite surprise. Il jouait sa propre partition. Certes, d’énormes pressions s’exerçaient sur lui, de partout, pour qu’il démissionne. Les Américains craignaient qu’en s’accrochant au pouvoir, le Raïs ne crée une situation encore plus incontrôlable. Son acharnement fragilisait la possibilité de « ramener le calme » en changeant simplement quelques visages, au sommet du régime. L’intervention des masses risquait de tout balayer – y compris les derniers vestiges d’influence américaine dans le pays.
Le problème, c’est que Moubarak entendait également d’autres voix. La perspective de sa chute terrifiait la monarchie saoudienne – qui est encore plus corrompue et réactionnaire que le régime de Moubarak, et qui craint d’être renversée, à son tour. Les Saoudiens ont proposé de grandes sommes d’argent à l’Egypte, à condition que Moubarak reste en place. Les dirigeants israéliens étaient encore plus terrifiés par l’idée de perdre leur fidèle allié égyptien, l’homme qui leur a permis de vendre au monde entier le soi-disant « plan de paix », qui est une cruelle tromperie.
Mais la voix qui a le plus influencé Moubarak est celle qui résonnait dans sa propre tête. Pendant des années, on lui a dit qu’il était grand, qu’il était bon, qu’il savait mieux que tout le monde ce qui était bien pour l’Egypte. A la façon des anciens monarques absolus, il se considérait comme au-dessus des lois, du parlement, des partis et des généraux. Il se prenait pour l’incarnation de la Nation et le juge suprême de la Volonté du Peuple. Bref, il avait perdu tout contact avec la réalité.
Le rôle décisif des grèves
L’intervention de la classe ouvrière fut l’élément décisif de l’équation révolutionnaire. C’est ce qui a fini par pousser Moubarak vers la sortie. Ces derniers jours, dans tout le pays, les travailleurs et les syndicats sont entrés dans le mouvement sous leur propre drapeau, au moyen de grèves, d’occupations et de sit-in. Cela a donné une impulsion irrésistible aux manifestations de masse.
Pratiquement tous les secteurs de l’économie et de l’administration étaient touchés par cette vague de grèves : les cheminots, les travailleurs du textile, les travailleurs du pétrole, les infirmières, les médecins, les enseignants, les avocats, les employés du canal de Suez, des banques, des Télécoms, de l’industrie pharmaceutique, de l’industrie militaire, des transports, de la culture, etc. Le mouvement avait un caractère national et se répandait comme une traînée de poudre, d’heure en heure.
Nombre de ces grèves avaient un caractère économique. Forcément ! Les travailleurs avancent leurs revendications immédiates. Autrement dit, ils voient dans la révolution un moyen d’arracher, non seulement la démocratie formelle, mais aussi de meilleurs salaires, de meilleures conditions de travail, une meilleure vie. Ils luttent pour leurs propres revendications de classe. Et cette lutte ne s’arrêtera pas sous prétexte que Moubarak ne siège plus au palais présidentiel.
Mais ces grèves étaient également politiques. Moubarak est parti, mais les travailleurs demandaient la fin du système injuste sur lequel reposait son pouvoir. Ils posent la question de la démocratie dans les entreprises et dans les syndicats. La fédération syndicale officielle, la seule qui soit légale, soutenait Moubarak. Les grévistes exigeaient le départ de sa direction. Et le 30 janvier, une nouvelle fédération syndicale a été fondée, indépendante du pouvoir.
C’est l’armée qui gouverne l’Egypte, désormais. Mais l’armée ne contrôle pas la rue et les usines. Le départ de Moubarak a enlevé un énorme poids des épaules de la société égyptienne. Les vannes de la contestation sont ouvertes. Toutes les sections de la société vont lutter pour leurs revendications. Comment un régime militaire pourrait bien y répondre ?
« Révolution jusqu’à la victoire »
Le renversement de Moubarak n’est qu’un premier pas. La révolution entre dans une nouvelle phase. La lutte pour la démocratie n’est qu’une moitié du problème. La deuxième moitié, c’est la lutte contre la dictature des riches – la lutte pour l’expropriation des richesses de Moubarak, de la clique dirigeante et des impérialistes qui les ont soutenus pendant des décennies.
Les Américains veulent une « transition ordonnée » – c’est-à-dire sous le contrôle de la CIA. Mais il n’en sera rien. Les choses sont allées trop loin. Les masses sont debout. Le départ de Moubarak les encouragera à revendiquer davantage. En s’accrochant au pouvoir, Moubarak a radicalisé toute la situation. Les Américains manoeuvraient frénétiquement pour que Souleiman remplace Moubarak. Mais Souleiman a dû s’écarter. Le peuple ne lui fait pas plus confiance qu’à Moubarak.
Faute d’alternative, le haut commandement de l’armée a dû prendre les rênes du gouvernement. Mais malgré les apparences, les généraux sont impuissants. Le Conseil militaire a pris le pouvoir sur le dos d’une vague révolutionnaire. Les tanks et les fusils ne permettront pas de donner du travail aux chômeurs, de la nourriture à ceux qui ont faim et un logement aux sans-abri. Dans ces circonstances, l’armée voudra rendre le pouvoir à un gouvernement civil, le plus vite possible. Des élections seront sans doute organisées en septembre, ou même avant. Les candidats aux postes de Président et de Premier ministre ne manquent pas. El Baradei piaffe d’impatience, dans les coulisses.
Mais aucun des problèmes brûlants de la société égyptienne ne pourra être réglé sur la base d’une « économie de marché ». L’inflation et le chômage accablent les masses. Il y a 7 millions de chômeurs, soit 10 % des actifs. 76 % des plus jeunes sont privés d’emploi. Les salaires sont bas. La plupart des fonctionnaires gagnent aux alentours de 70 dollars par mois. Dans le secteur privé, la moyenne s’établit à 110 dollars par mois. Il y a un grave problème de logements. Des gens vivent dans les cimetières. 4 millions de personnes n’ont aucune assurance maladie. La corruption ronge le régime. 40 % de la population vit sous le seuil de pauvreté. A présent, les travailleurs vont dire : « Nous voulons nos droits ». Or, aucun gouvernement capitaliste ne pourra satisfaire les aspirations fondamentales du peuple égyptien.
La classe ouvrière est désormais la principale force motrice de la révolution. Jusqu’alors, les revendications se concentraient sur les droits démocratiques. Mais les travailleurs donnent un contenu social au programme de la révolution. Ils voudront la mener à son terme. Hier, les travailleurs d’une usine militaire sont arrivés place Tahrir avec une bannière sur laquelle était écrit : « thawra hatta’l nasr » – « Révolution jusqu’à la victoire ». Ce ne sont pas des paroles en l’air.
La révolution égyptienne a commencé, mais elle n’est pas terminée. Pour résoudre les problèmes fondamentaux de la société égyptienne, il faudra rompre avec le capitalisme, exproprier les capitalistes et les impérialistes – et accomplir la transformation socialiste de la société. C’est à la fois possible et nécessaire. Ces derniers jours ont montré qu’aucune force au monde ne peut arrêter les travailleurs, dès lors qu’ils sont massivement mobilisés pour changer la société. C’est une leçon que la jeunesse et les travailleurs de tous les pays apprendront, tôt ou tard.
Le peuple égyptien célèbre le départ de Moubarak. Nous le célébrons, nous aussi. Désormais, tout est possible. Notre mot d’ordre : révolution jusqu’à la victoire !
Vive la révolution égyptienne !
Vive le socialisme !
Travailleurs de tous les pays, unissez-vous !
Alan Woods