Pour la première fois depuis la chute du franquisme, le gouvernement socialiste espagnol a décrété « l’état d’alerte » (estado de alarma) pour mettre fin à une grève : celle des contrôleurs aériens, le 4 décembre dernier. Ce décret constitue une menace sérieuse pour les grèves à venir.
Le gouvernement a motivé sa décision en s’appuyant sur « le droit constitutionnel à la libre circulation » : « La situation provoquée par l’abandon de poste des contrôleurs civils du trafic aérien prive la population d’un droit fondamental et conduit à la paralysie d’un service public essentiel à la société : le transport aérien. Cela constitue assurément un désastre public d’une ampleur considérable […], du fait de la gravité des dommages engendrés.
« (…) Toutes les tentatives pour mettre fin à cette situation catastrophique et en revenir à la normale ayant échoué, il est nécessaire de déclarer l’état d’alerte » (Décret Royal n° 1673/2010 du 4 décembre.)
On peut penser que les contrôleurs ont commis des erreurs, dans cette lutte. Par ailleurs, il s’agit d’une catégorie de travailleurs « privilégiés », en termes de revenus, comparée à la moyenne des salariés. Mais si l’on fait abstraction de ces considérations, nous nous trouvons face à un précédent extrêmement dangereux, dans le contexte général de la politique de rigueur mise en œuvre par le gouvernement. Il pourra désormais se servir de cet « argument constitutionnel » contre l’ensemble de la classe ouvrière et d’autres mouvements de grève légitimes.
L’origine de cette grève des contrôleurs aériens remonte au décret adopté par le gouvernement précédent, qui avait fixé aux contrôleurs aériens un maximum de 1670 heures de travail par an, de façon à éviter tout abus en matière d’heures supplémentaires. Mais de nombreux contrôleurs, comme ceux de Galice, avaient atteint cette limite d’heures dès la fin du mois de novembre.
Face à cette situation, le gouvernement a passé un nouveau décret qui exclut les congés maladie, les heures de délégation syndicale ou les congés parentaux du calcul global des heures travaillées ! Dans le même temps, ce décret ouvrait la possibilité de militariser les contrôleurs du ciel. C’est une attaque flagrante contre leur droit de grève, puisque selon le code de justice militaire, la grève est assimilée à un acte de sédition.
Tout ceci s’est déroulé quelques heures après l’annonce de la privatisation des aéroports, dans le cadre d’une nouvelle série de coupes budgétaires et de contre-réformes décidées par le gouvernement, suite à une réunion entre Zapatero et les 37 capitalistes les plus puissants d’Espagne. Pour que les aéroports soient attrayants, aux yeux des multinationales, ils doivent être rentables. Et pour cela, quelle meilleure garantie que l’abolition du droit de grève dans les aéroports ? Il y a quelques années, déjà, la Justice avait condamné une grève – pour les salaires et les conditions de travail – du personnel au sol de l’aéroport d’El Prat de Llobregat, à Barcelone. On peut donc légitimement se poser la question : à présent que ces aéroports d’El Prat (Barcelone) et de Barajas (Madrid) sont menacés d’être privatisés, que se passera-t-il si les syndicats CC.OO et UGT appellent les travailleurs des aéroports à une grève contre la privatisation ?
Depuis des années, les contrôleurs aériens sont un secteur privilégié. Les gouvernements successifs ont satisfait la plupart de leurs revendications. Ils ont leur propre syndicat corporatiste, distinct des syndicats qui organisent la majorité des autres salariés des aéroports. Les dirigeants du syndicat des contrôleurs n’ont jamais cherché à se lier à l’ensemble des salariés. Ceci étant dit, on peut se demander pourquoi le gouvernement a fait passer ce nouveau décret – qui est une provocation contre les contrôleurs – précisément à la veille d’un long week-end férié, c’est-à-dire au seuil d’un pic d’affluence dans les aéroports.
Le gouvernement savait que de telles mesures – y compris la proclamation de l’« état d’alerte » – obtiendraient le soutien d’une large partie de la population. Et c’est ce qui s’est produit, lorsque les contrôleurs ont commencé leur grève. Il s’agissait d’une provocation bien calculée, de la part du gouvernement. Il se posait ainsi en défenseur des intérêts de la population – et, dans le même temps, couvrait la privatisation des aéroports d’un nuage de fumée.
Encore une fois, ces événements constituent un dangereux précédent. Lors de la récente grève des travailleurs du métro de Madrid, le vice Premier ministre Rubalcaba avait déjà menacé de mobiliser la police contre le mouvement. Alors que les syndicats devront se battre contre les « réformes » du gouvernement, on peut s’attendre à ce qu’il utilise à nouveau l’argument du « droit constitutionnel de libre circulation » contre des mouvements des travailleurs du métro ou des bus. Il pourrait aussi s’attaquer à des grèves des enseignants au nom du « droit à l’éducation » – et ainsi de suite.
S’il y a bien un « droit constitutionnel » qui est constamment violé, c’est celui de travailler. Des millions de chômeurs en sont privés. On peut en dire autant du droit au logement. La crise du capitalisme s’est traduite par l’expulsion locative de 300 000 familles. Dès février 2011, environ 1,5 million de chômeurs de longue durée seront privés d’allocation chômage, suite à un récent décret du gouvernement.
Si la droite revient au pouvoir en Espagne, elle s’appuiera sur ce qu’a fait le PSOE – contre la classe ouvrière. L’impasse du réformisme, qui en période de crise passe aux contre-réformes, souligne l’urgence qu’il y a à réarmer le mouvement ouvrier avec des idées et un programme qui s’attaquent au capitalisme et mobilisent les travailleurs pour la transformation socialiste de la société.
Ferran Alemany (PSUC-Viu, Barcelone)