« S’ils te demandent comment tu t’es fait ça, dis que c’était de la malchance »
C’est l’aube, dans une boulangerie industrielle. Franns introduit les ingrédients dans la batteuse, pour faire la pâte, lorsque l’emballage de la levure lui échappe et tombe dans la machine. Il se dit qu’il doit récupérer le papier à tout prix : son patron ne serait pas content et il risque d’être licencié. Cela fait deux ans qu’il travaille pour cette entreprise : des journées de 12 heures payées 23 euros par jour, sans contrat. Ce n’est pas un bon travail, mais c’est tout ce qu’il a réussi à trouver, et sa famille a besoin de ces 23 euros par jour. Il ne peut pas les décevoir. Il ne peut pas perdre cet emploi.
Franns allonge alors son bras dans la batteuse pour récupérer l’emballage de la levure. Mais soudain, il ressent un coup froid à la hauteur de son coude. Une des lames de la batteuse vient de lui sectionner le bras. Son patron apparaît juste à ce moment-là. D’abord, il devient pâle, mais très vite, il s’énerve. Franns, lui, peut à peine bouger. Son patron propose de l’emmener en voiture à l’hôpital le plus proche. Pendant le trajet en voiture, le patron ne demande pas une seule fois à Franns comment il se sent. A 200 mètres de l’hôpital, son patron arrête la voiture : « Franns, s’ils te demandent comment tu t’es fait ça, dis-leur simplement que c’était de la malchance. Il n’est pas nécessaire de donner plus de détails. Tu m’entends ? Tu dis seulement que c’était de la malchance ». Il répète cela plusieurs fois, parce que Franns, ayant perdu beaucoup de sang, est à moitié inconscient. Puis, le patron explique à Franns comment parcourir les 200 mètres qui le séparent de l’hôpital – et l’abandonne sur la chaussée. Après quoi il repart très vite en direction de la boulangerie. Il faut continuer la production. Chaque minute qui passe avec les machines à l’arrêt, c’est de l’argent jeté à la poubelle.
Quand il arrive à la boulangerie, elle est dans l’état où ils l’ont laissée en partant vers l’hôpital. Les autres travailleurs n’ont rien osé toucher. Ils sont tous choqués par ce qui s’est passé. Le patron, par contre, garde son sang-froid : il faut poursuivre la production ! Il se met immédiatement à nettoyer tout le sang qui a coulé suite au « malheureux accident ». Le bras de Franns est encore dans la machine. Il pourrait l’amener à l’hôpital pour que les médecins tentent de le greffer. Mais alors, ils sauraient que l’accident a eu lieu dans sa boulangerie. Il risque des problèmes, peut-être une amende. Il n’en est pas question. Alors, il décide de jeter le bras dans la benne à ordures, en même temps que sa propre tenue de travail, maculée du sang de Franns. Puis, après avoir tout nettoyé, il donne l’ordre aux employés de poursuivre le travail.
Cette histoire d’horreur n’est pas un conte de Charles Dickens écrit au XIXe siècle, ni un fait divers exceptionnel arrivé dans un lointain pays du tiers-monde. Franns Rilles Melgar est un sans- papiers bolivien de 33 ans qui travaillait depuis 3 ans à Valence, en Espagne, pour aider sa famille. Quand les médecins de l’hôpital ont alerté la Guardia Civil (la Gendarmerie) de « l’accident » de Franns, ils sont allés à la boulangerie industrielle pour récupérer le bras sectionné. Ils l’ont trouvé dans la benne à ordures. Il était trop tard pour tenter une intervention chirurgicale. Après avoir interrogé les deux chefs de la boulangerie, ils les ont laissés en liberté.
Le syndicat CC.OO a offert l’assistance juridique gratuite à Franns, et a
attaqué le propriétaire pour atteinte aux droits des travailleurs et non-assistance à personne en danger. Le plus probable, c’est qu’après une longue procédure judiciaire, le patron devra payer une petite amende. Telle est la justice bourgeoise. Cette histoire rappelle les mots célèbres du poète et révolutionnaire salvadorien Roque Dalton : « Les lois sont faites pour que les pauvres les respectent. Les lois sont faites par les riches pour imposer un peu d’ordre à l’exploitation. Les pauvres sont les seuls qui respectent les lois, dans l’histoire. Quand les pauvres commenceront à faire des lois, il n’y aura plus de riches ».
De telles histoires montrent le vrai visage de la bourgeoisie et de son système, le capitalisme. C’est la réalité à laquelle notre classe doit faire face, jour après jour. Le socialisme seul nous permettra de ne plus avoir à être témoins de ce genre d’histoires.
Natalia Martínez