Le régime de Pékin veut se servir des Jeux Olympiques pour montrer aux capitalistes du monde entier les « avantages » de l’exploitation d’une classe ouvrière massive sous la férule d’une dictature implacable. Le mouvement des travailleurs et paysans tibétains met en relief la macabre réalité du pays. La restauration du capitalisme, en Chine, a ruiné des centaines de millions de paysans, créant une vaste armée de migrants désespérés qui affluent vers les villes à la recherche de travail. Dans les entreprises, les travailleurs subissent une exploitation d’une extrême brutalité. La dictature et les mécanismes implacables de « l’économie de marché » ont énormément exacerbé l’oppression des nombreuses minorités nationales, dont les Tibétains. Dans ces conditions, le gouvernement chinois et les capitalistes qu’il représente craignent que la révolte au Tibet ne s’étende à travers le pays.
Le développement frénétique du capitalisme chinois a accentué les disparités entre les régions et les nationalités. Les six provinces occidentales, les cinq régions « autonomes » et la municipalité de Chongqoing représentent 70% de la surface du pays, 30% de la population – mais seulement 16% de la production nationale. Cette inégalité a alimenté les tensions sociales non seulement au Tibet, mais à travers toute la Chine.
Suite à l’accord entre la Chine et la Grande-Bretagne, à la conférence de Simla (1914), le Tibet « intérieur » et le Tibet « extérieur » ont été placés sous l’autorité du gouvernement chinois. L’administration du Tibet extérieur fut confiée au Dalaï-lama et son gouvernement. Le Dalaï-lama ne devait maintenir qu’une « autorité spirituelle » au Tibet intérieur. Dans la pratique, pendant les années 20 et 30, compte tenu de la guerre civile et de l’occupation japonaise, l’ensemble du Tibet était plus ou moins indépendant. Le Tibet de l’époque était loin du « paradis spirituel » que présentent certains apologistes du bouddhisme. Du fait de son isolement géographique, le Tibet est longtemps resté empêtré dans un système féodal particulièrement misérable. Les lamas et la noblesse possédaient les terres, le bétail et toutes les sources de richesse. Sous ce régime oppressif, les couches inférieures de la société vivaient comme des bêtes de somme. La superstition et les rites religieux, savamment entretenus par la classe dirigeante, fournissaient la justification idéologique et le « code social » du carcan féodal.
Après la révolution chinoise de 1949, Mao craignait – non sans raison – que les puissances impérialistes s’emparent du Tibet pour en faire une base d’opérations visant à déstabiliser le nouveau régime. L’armée rouge a été envoyée au Tibet pour prévenir cette éventualité. A l’époque, le Tibet intérieur fut déjà largement « sinisé » par des migrations successives de Chinois. Les troupes tibétaines sur place ont été écrasées, et le territoire annexé. Mais Mao a négocié au sujet du Tibet extérieur – aujourd’hui, la région dite « autonome » – dont l’administration est revenue au Dalaï-lama, et ce au détriment des intérêts des pauvres paysans de la région. Les lamas et la classe dirigeante conservaient leurs propriétés et leur pouvoir despotique. Dans le reste du Tibet, par contre, Mao a réalisé une réforme agraire. Les terres de la noblesse et des lamas furent confisquées et distribuées aux paysans. Le développement de l’économie, la construction de routes, d’hôpitaux et d’écoles, ont rompu l’isolement de la population et permis de l’arracher à l’oppression féodale et d’élever son niveau culturel.
En 1956, les lamas et les anciens propriétaires terriens du Tibet intérieur ont organisé – avec l’appui de l’impérialisme américain – une révolte destinée à rétablir leur domination. Cette révolte a été grandement facilitée par la concession que Mao avait faite au Dalaï-lama en lui laissant le contrôle du Tibet extérieur. Mais la masse des paysans n’a pas soutenu l’insurrection et la révolte fut écrasée.
Dans notre texte Origines et conséquences de la restauration du capitalisme en Chine, nous avons expliqué que le régime de Mao avait été porté au pouvoir par une révolution dans laquelle la classe ouvrière chinoise, ayant subi un défaite terrible dans la révolution de 1925-28, n’a joué aucun rôle significatif :« Le renversement du capitalisme a […] été mené “d’en haut”, de façon bonapartiste, sans aucune participation active des travailleurs, sans l’existence de soviets ou de structures analogues, en vertu de la seule puissance militaire de l’armée paysanne, dont Mao était le chef incontesté. Ainsi, la révolution chinoise de 1949 a porté au pouvoir, directement et dès le premier jour, un régime bureaucratique dont les caractéristiques essentielles étaient identiques à celles du régime de Staline, en URSS. » (La Riposte, février 2006.) Le caractère totalitaire du régime de Mao et le maintien de l’oppression de minorités nationales donnaient aux impérialistes la possibilité d’instrumentaliser la question tibétaine à leurs propres fins.
Sous un régime authentiquement socialiste, dans lequel l’Etat et l’économie auraient été sous le contrôle des travailleurs et des paysans, il aurait été possible d’organiser la société sur des bases entièrement nouvelles, dans le respect des droits démocratiques des minorités nationales. Mais la dictature maoïste concentrait tout le pouvoir entre les mains de la caste bureaucratique. Les travailleurs, les paysans et les minorités nationales étaient soumis à sa volonté et ses intérêts. Pour conserver son emprise sur le Tibet, le régime de Mao a agi avec une brutalité caractéristique, détruisant les sites et symboles de la culture tibétaine, rasant des monastères, piétinant et insultant les convictions religieuses du peuple. On ne peut pas effacer le sentiment national ou les idées religieuses par de telles méthodes. Au contraire, ces méthodes ne pouvaient qu’alimenter le nationalisme et la religion. La brutalité du régime a renforcé les tendances sécessionnistes, au Tibet.
La guérilla tibétaine a culminé dans l’insurrection du 10 mars 1959, à Lhassa. Cette insurrection fut écrasée dans un bain de sang. Soutenu par l’impérialisme américain, le Dalaï-lama est parvenu à quitter le pays. Les Etats-Unis ont armé et financé la guérilla tibétaine et ses opérations contre la Chine jusqu’en 1972, date du « rapprochement » entre la Chine et l’administration Nixon. Le soutien au « Tibet libre » n’avait rien à voir avec les « droits » des paysans et travailleurs du Tibet. Pour l’impérialisme américain, ceux-ci n’étaient que la petite monnaie du « grand jeu » qui l’opposait aux pays dans lesquels le capitalisme avait été aboli.
Avec la défaite de l’insurrection de 1959, les propriétaires terriens et les lamas ont été expropriés. Mais la répression dirigée contre le peuple tibétain a redoublé de férocité : arrestations, incarcérations, tortures et exécutions à une échelle massive. Une nouvelle révolte a éclaté en 1969, en réaction à la folie destructrice de la « révolution culturelle ».
L’arrivée au pouvoir de Deng Xiaoping inaugurait une nouvelle phase dans l’histoire du régime chinois. Des négociations – infructueuses – ont été ouvertes avec le Dalaï-lama, et la relance de l’économie tendait à atténuer, pendant quelques années, les tensions au Tibet. Mais à partir de la fin des années 80, le processus de restauration du capitalisme en Chine – qui est aujourd’hui un fait accompli – a énormément renforcé les inégalités sociales. En 1989, la police a brutalement réprimé une manifestation de jeunes Tibétains. La loi martiale fut décrétée au Tibet. Ces événements présageaient ceux de la Place Tienanmen, quelques mois plus tard. C’est précisément une répétition de ce genre de contagion qui effraie l’actuel gouvernement chinois. Les travailleurs tibétains vivent en dessous du niveau des migrants chinois qui s’installent au Tibet, et tendent à former une sorte de sous-classe surexploitée et mal payée, dont une partie significative sombre progressivement dans la misère. La Chine est une immense poudrière sociale et politique. Elle pourrait exploser à tout moment, et l’étincelle pourrait venir du Tibet. C’est ce qui explique la férocité du gouvernement chinois.
Contrairement à ce qu’affirme le gouvernement chinois, le Dalaï-lama n’est pas à l’origine des émeutes. Il cherche à s’entendre avec la dictature chinoise. Avec la restauration du capitalisme, l’ancienne classe dirigeante tibétaine veut très « spirituellement » et « pacifiquement » profiter des fortunes réalisées sur le dos des travailleurs et des paysans. Les intérêts du Dalaï-lama et de l’élite tibétaine recoupent, sur ce point, ceux du gouvernement nominalement « communiste » – mais qui en réalité défend les intérêts des capitalistes chinois. Quant aux puissances impérialistes comme les Etats-Unis ou la France, elles ne feront rien contre la Chine. Alors que leurs économies se dirigent vers la récession, la dernière chose dont elles ont besoin serait d’un conflit avec leur principal bailleur de fonds. De leur point de vue, malgré quelques larmes de crocodile, plus vite le « problème » tibétain passera aux oubliettes, mieux ce sera.
De son côté, le mouvement ouvrier et les partis de gauche, en France comme à l’échelle internationale, devraient s’opposer fermement à toute forme d’oppression nationale et religieuse contre les travailleurs, les jeunes et les paysans tibétains. Il faut défendre le droit à l’autodétermination des Tibétains – leur droit de vivre libre de toute forme de discrimination –, tout en insistant sur la nécessité d’œuvrer à l’union de tous les travailleurs de Chine, indépendamment de leur nationalité ou de leurs convictions religieuses. Les différents degrés de pauvreté et d’exploitation que subissent les uns et les autres, loin d’être une source de division, devraient servir à les unir dans une lutte commune contre toutes les formes d’exploitation et d’oppression. Cette lutte ne pourra aboutir que par le renversement du capitalisme en Chine. La révolution de 1949 a transféré le pouvoir à une caste bureaucratique et privilégiée, qui, comme celle qui avait triomphé en URSS, a fini par se transformer en une classe capitaliste. La prochaine révolution chinoise doit aboutir à l’émancipation politique de tous les travailleurs, de tous les opprimés, qui doivent exproprier les capitalistes et, cette fois-ci, s’assurer le contrôle et la maîtrise de l’économie et de l’Etat, à tous les niveaux.
Greg Oxley