La présence de Le Pen au deuxième tour des élections présidentielles de 2002 a envoyé des ondes de choc à travers le mouvement communiste, socialiste et syndical. Rien n’indique que la base électorale du FN se soit affaiblie, depuis. Actuellement, les sondages lui attribuent entre 12% et 16% des intentions de vote. Si son accession au pouvoir paraît hors de question à l’issue des prochaines élections, on ne saurait écarter cette perspective définitivement.
L’ascension du Front National remonte au début des années 80. Elle fut la conséquence, d’une part, de la réaction de la classe capitaliste à la victoire de la gauche en 1981, et d’autre part de la désillusion profonde créée dans l’électorat populaire par la volte-face politique du gouvernement Mauroy, en 1982-83.
La classe capitaliste était effrayée par l’incapacité de l’UDF et du RPR – l’actuelle UMP – à empêcher l’arrivée au pouvoir de Mitterrand et d’un gouvernement socialiste-communiste. Sous le choc de la défaite, une fraction significative de la classe capitaliste s’est tournée vers Le Pen et le Front National dans le but d’intimider le mouvement ouvrier. Jusqu’alors, le Front National était une organisation marginale et pratiquement inconnue. Mais tout d’un coup, les portes et les coffres de la haute société se sont ouverts au parti de Jean-Marie Le Pen. La presse et la télévision lui ont assuré une large couverture médiatique. Par le biais de la propagande raciste du FN, les capitalistes espéraient diviser et affaiblir les travailleurs.
Mais la complicité des capitalistes n’explique pas, à elle seule, l’ascension qu’a connu Front National, depuis. Lorsqu’en 1981-82 le gouvernement socialiste-communiste s’est trouvé face à la résistance capitaliste – fuite des capitaux, grève d’investissement, sabotage économique, etc. –, il a abandonné sa politique de réforme sociale, au lieu de prendre les mesures décisives qui s’imposaient pour briser le pouvoir des capitalistes. A partir de 1982, le gouvernement s’est soumis aux dictats du patronat.
L’électorat du Front National s’est construit sur la base de la profonde déception d’une masse importante de travailleurs qui avait placé ses espoirs dans le « changement », et qui voyait sa situation s’aggraver. C’est particulièrement vrai dans les régions qui vivaient de la sidérurgie et des charbonnages, qui ont été progressivement liquidés par le gouvernement Mauroy, avec des conséquences sociales désastreuses pour les travailleurs et pour toute l’infrastructure économique des régions concernées, dont notamment la Meurthe et Moselle, le Nord-Pas-de-Calais et la Lorraine. Le Pen a pu exploiter cette trahison – parmi bien d’autres, comme le blocage des salaires – pour se créer une base de soutien dans les couches les plus pauvres et désespérées de la population. Par la suite, sur toutes les questions fondamentales, le gouvernement PS de 1988 à 1993 et le gouvernement PS-PCF de 1997 à 2002 ont axé leur politique sur la défense des intérêts capitalistes, s’aliénant davantage ces mêmes couches de la population.
Impuissance du réformisme
Ainsi, l’implantation du Front National est avant tout la conséquence de l’impuissance du réformisme face aux réalités du capitalisme de notre époque. Le système est devenu incompatible avec le progrès social. Sans parler de nouvelles réformes, il ne peut même plus tolérer les anciennes. C’est pour cette raison que les réformistes, dont l’horizon se borne à ce que le capitalisme et ses « institutions républicaines » leur autorisent, finissent toujours par capituler. La lutte pour la défense et l’extension des conquêtes sociales doit faire partie intégrante d’une lutte pour abolir la propriété privée des banques et des grands moyens de production. Telle est la conclusion fondamentale qui découle de l’expérience des gouvernements de gauche, depuis 1981.
En dehors de la lutte pour le socialisme, il ne sera pas possible d’éradiquer l’influence du Front National, ni d’atténuer les tensions raciales qui se nourrissent de la dégradation permanente des conditions de vie de la population. Les discours soporifiques sur le thème des « valeurs républicaines » n’auront absolument aucun impact, pour la simple raison que c’est précisément la République capitaliste, derrière laquelle se dissimule la dictature des capitalistes, qui maintient une masse toujours grandissante de la population dans la précarité, le chômage et la misère.
Aux yeux des victimes du capitalisme les plus durement touchées, l’Assemblée Nationale et le Sénat ressemblent à un carrousel doré où tournent des députés et sénateurs gratifiés d’avantages extravagants, cependant que s’aggravent leurs propres souffrances. Et ils n’ont pas tort. La décadence du capitalisme est aussi celle des « institutions républicaines », c’est-à-dire du parlementarisme bourgeois, quels que soient les arrangements constitutionnels en vigueur. L’idée qu’une réforme des institutions, ou même une « VIe République » capitaliste, puisse revigorer le système, n’est qu’une illusion. En Europe et au-delà, malgré la grande diversité des formes institutionnelles, la situation sociale et économique est partout la même : chômage de masse, généralisation de la pauvreté, concentration de plus en plus forte des richesses entre les mains d’une petite minorité.
Ceci indique clairement que le problème n’est pas d’ordre constitutionnel. Dans tous les pays, le capitalisme ne peut plus exister qu’au détriment de la masse de la population. D’où le processus de décomposition sociale en cours. Le capitalisme conduit la société à la faillite. Nulle part, le système parlementaire n’a eu la force de concilier les classes qui s’affrontent et d’arrêter le déclin. Tant que la production et le système bancaire resteront entre les mains des capitalistes, il n’y aura pas de salut. La société ira de crise en crise, de mal en pis.
Le « sarkozysme » et le « lepénisme » sont l’expression de la crise du parlementarisme bourgeois. Le gouffre toujours plus béant qui s’ouvre entre les classes ne peut pas être surmonté par des débats parlementaires – ni du point de vue des capitalistes, ni du point de vue des travailleurs. Le Parlement n’a pas réellement le pouvoir. Le pouvoir effectif est entre les mains de ceux qui possèdent les banques et les grands groupes industriels et financiers. Le « sarkozisme » signifie le renforcement du pouvoir arbitraire de l’Etat au détriment des sauvegardes démocratiques, le recours aux moyens policiers « musclés » et à l’appareil répressif en général. Il constitue un premier pas dans la direction de ce que les marxistes apellent le « bonapartisme parlementaire ». Il traduit la nécessité – du point de vue des capitalistes – d’une forme de gouvernement libérée des entraves parlementaires, faisant davantage usage des « manières fortes » de la répression et de l’intimidation, auxquelles l’Assemblée Nationale, dans son impuissance, accorde docilement sa « confiance ». Le Front National représente la même tendance bonapartiste parlementaire, avec l’avantage, aux yeux des électeurs qu’il prend dans son filet, de n’avoir jamais été au pouvoir, et donc de ne pas faire – apparemment – partie du « système ». Ce n’est pas pour rien que la propagande du Front National insiste sur ce point, tout en précisant, non sans raison, que Sarkozy lui a volé son programme.
Face à la réaction massive suscitée par le passage au deuxième tour du Front National, en 2002, les capitalistes et politiciens de droite ont pris peur. Ils avaient grandement contribué à créer ce monstre réactionnaire et raciste. Mais ils préféraient, et préfèrent encore, le tenir en réserve, s’en servir comme d’une menace à brandir, comme d’un moyen d’intimidation. Sa mise en avant prématurée pourrait provoquer des événements dont la puissance risquerait de menacer, non seulement le Front National, mais tout le système. En mai 2002, le mouvement contre le Front National a bénéficié au prétendu « républicanisme » chiraquien. Après avoir été érigée en alternative au Front National, l’UMP a aussitôt adopté les méthodes et les idées de ce dernier. Mais la prochaine fois, il ne sera pas si facile de tromper la jeunesse et le mouvement ouvrier.
Quelles que soient les nuances qui les séparent, le Front National, l’UMP et l’UDF défendent tous le même système. Face au capitalisme et à ses représentants politiques, la gauche doit défendre une politique indépendante, ne plus jamais accepter de soutenir un ennemi contre un autre, et intégrer dans son programme les mesures décisives susceptibles de briser le pouvoir économique des capitalistes. Il faut placer fermement les ressources du pays entre les mains des travailleurs. Sur cette base, et seulement sur cette base, il sera possible de fonder une société nouvelle, qui ne laissera place ni à l’exploitation, ni aux inégalités, ni au racisme.
Greg Oxley (PCF Paris)