La rédaction de ce texte a été achevée en mars 2006
La Révolution Vénézuélienne
Toute révolution passe par certaines étapes. Ce fut le cas de la Révolution Française, de la Révolution Russe et même de la Révolution Anglaise du XVIIe siècle. C’est d’ailleurs de la Révolution Espagnole de 1931-37 que, sans doute, la révolution vénézuélienne se rapproche le plus. Il y a toujours une première phase d’euphorie, quand les masses se réveillent et prennent conscience de leur propre pouvoir. C’est comme un immense carnaval, une grande fête de la joie et de la fraternité universelles. Mais vient ensuite une seconde phase, lorsque les masses, et d’abord ses couches les plus actives et avancées, commencent à réaliser que les problèmes fondamentaux n’ont pas été résolus, et qu’au fond rien n’a changé.
La révolution vénézuélienne a réellement commencé en février 1989 – lors du soulèvement du Caracazo. Le « démocrate » bourgeois Carlos Andres Perez, en valet fidèle de Washington, n’avait pas hésité à massacrer son propre peuple. Cette défaite a produit une effervescence, dans la société vénézuélienne, qui a trouvé un écho chez une partie des officiers de l’armée. Le coup d’Etat organisé par Hugo Chavez, en 1992, a échoué et Chavez a été incarcéré. Mais comme l’expliquait Marx, la révolution a besoin du coup de fouet de la contre-révolution pour avancer. Un puissant mouvement s’est formé autour de la personne de Chavez – un mouvement particulier, issu des évènements de 1989. Les masses se sont unies sous le drapeau du « Chavisme », dans laquelle elles voyaient une bannière nouvelle et sans tâche.
La victoire de Chavez aux élections de 1998 a constitué une rupture historique. Les masses ont pris leur revanche sur la classe dirigeante et la défaite du Caracazo. Ce fut un évènement comparable à la révolution russe de février, ou, plus exactement, à la déclaration de la République espagnole, en 1931. Au lendemain de la victoire de Chavez, il y a eu ce sentiment d’euphorie qui accompagne toujours la première phase d’une révolution. Mais rapidement, il y a eu le réveil brutal du coup d’Etat d’avril 2002. Dès le début, la révolution bolivarienne a été confrontée à l’hostilité, à la résistance et au sabotage de l’oligarchie – appuyée par l’impérialisme américain. Les évènements d’avril 2002 n’ont pas de précédents. Pour la première fois de l’histoire de l’Amérique latine, le peuple, sans parti ni direction, a mis en échec la contre-révolution qui venait de prendre le pouvoir. Depuis, les forces révolutionnaires et contre-révolutionnaires n’ont pas cessé de s’affronter.
La véritable force motrice de la révolution, ce sont les masses. A trois occasions, elles ont fait échec à la contre-révolution. La dernière fois, ce fut lors du référendum révocatoire d’août 2004. On a alors vu le merveilleux instinct des masses qui, bien qu’elles ne voulaient pas de ce référendum, se sont mobilisées pour battre l’oligarchie. Cette victoire a porté le mouvement à un niveau supérieur. Les éléments les plus conscients du mouvement, et en particulier les militants ouvriers, ont commencé à comprendre que, malgré quelques améliorations, rien de fondamental n’avait changé, et que les grandes luttes étaient encore à venir. Cette effervescence qui est apparue, surtout dans la foulée du référendum, continue à ce jour.
Après le referendum d’août 2004, les choses ont évolué à un niveau supérieur. Le rapport de force est favorable à la classe ouvrière. La confiance des travailleurs est en pleine ascension. Le débat sur la « cogestion » pousse le mouvement en avant. Ce que cette formule confuse exprime, c’est la lutte des travailleurs pour le contrôle ouvrier – et cela ne peut avoir de signification durable que si cela mène directement aux expropriations et à une économie socialiste planifiée. Ces tendances se heurtent à des résistances féroces de la part de la bureaucratie et de l’aile pro-capitaliste du mouvement bolivarien (dont Chavez ne fait pas partie). La classe ouvrière est en train d’émerger comme force indépendante. Les premières expropriations ont eu lieu. Dans les cas de Venepal et de la CNV, nos camarades du CMRont joué un rôle déterminant – et c’est un fait connu des travailleurs.
Au début, Chavez a dit que Venepal était une exception. Mais désormais, il parle de centaines d’entreprises qui devraient être nationalisées dans le cadre du système de « cogestion ». Il a présenté une liste de 1149 usines qui ont été fermées par les patrons, et a dit que si elles n’étaient pas rouvertes sous contrôle ouvrier, elles seraient expropriées. Il y a eu de nombreuses déclarations en faveur du socialisme, et il y a une énorme pression de la base pour aller dans ce sens. En fait, si le mouvement des usines occupées et le développement du contrôle ouvrier dans entreprises du secteur public n’ont pas pris davantage d’ampleur, c’est principalement dû aux faiblesses de la direction du mouvement ouvrier, et en particulier de l’UNT.
Comme à tous les niveaux du mouvement, il y a une lutte féroce entre les travailleurs et la bureaucratie. Cette lutte est fondamentalement une lutte de classe entre la révolution et la contre-révolution, entre la classe ouvrière et les capitalistes qui ont infiltré la révolution bolivarienne et tentent de la détruire de l’intérieur. Cette lutte trouve même son expression au sein du gouvernement, où la fracture entre l’aile droite et l’aile gauche est toujours plus nette.
La question du pouvoir
La question du pouvoir est posée, au Venezuela. Dans le passé, elle aurait été tranchée relativement vite. L’un des deux camps aurait rapidement triomphé : soit la réaction aurait écrasé le mouvement par un coup d’Etat sanglant, soit les travailleurs auraient pris le pouvoir. Le Chili de 1973 en fut le meilleur exemple. Mais ce n’est pas ce qui s’est passé au Venezuela. Les évènements se développent d’une manière différente. C’est le reflet du rapport de force entre les classes : les travailleurs n’ont pas subi de défaite, et leur pouvoir est encore énorme. D’un autre côté, les forces de la réaction sont faibles et ne sont pas parvenues à prendre le pouvoir – du moins jusqu’à présent.
Chaque fois qu’elles ont essayé de prendre le pouvoir, les forces contre-révolutionnaires ont été vaincues. En avril 2002, elles ont effectivement pris le pouvoir, mais le coup d’Etat a été balayé. C’est la première fois, dans l’histoire du continent, qu’un coup d’Etat ayant réussi a été renversé par un mouvement des masses. Et pourtant, aussi incroyable que cela puisse paraître, les réformistes et les staliniens vénézuéliens se plaignent du « faible niveau » de conscience des masses. Ces misérables petits-bourgeois n’ont absolument aucune confiance dans les masses et aucune perspective de prise du pouvoir. Ils représentent une tendance complètement réactionnaire qui, si elle prenait le dessus, détruirait la révolution et rendrait le pouvoir aux réactionnaires. Après quoi ces gens feraient le tour de l’Europe en pleurant sur la tragédie du Venezuela et en reprochant aux masses d’« avoir voulu aller trop loin, trop vite ».
Les masses vénézuéliennes ont fait preuve d’une extraordinaire maturité révolutionnaire. Ceci dit, elles n’ont toujours pas pris le pouvoir. Pourquoi ? L’unique raison, c’est l’absence du facteur subjectif : le parti révolutionnaire. Objectivement, il n’y a pas de raison. Les conditions objectives ne pourraient être plus favorables pour mener la révolution à son terme. Les réactionnaires ne peuvent pas l’emporter – du moins à court terme. La droite a montré sa totale impuissance en boycottant les élections législatives. Ils sont divisés et démoralisés.
Washington commence à désespérer de l’évidente faiblesse des forces intérieures de la réaction. Les éléments petits-bourgeois ont peur d’une intervention militaire des Etats-Unis. Ils ne cessent de crier : « les Américains arrivent ! », un peu comme le petit garçon de la fable qui crie sans cesse : « au loup ! » En réalité, une intervention militaire directe des Etats-Unis est exclue, à ce stade. Les impérialistes américains sont piégés en Irak. Bush ne peut pas ouvrir un second front au Venezuela – du moins pas directement.
A ce stade, la réaction ne peut pas renverser Chavez. Mais cette situation ne saurait durer indéfiniment. Le fait que le Venezuela dispose de grandes réserves de pétrole est indubitablement un facteur qui donne au gouvernement une certaine marge de manœuvre. La droite du mouvement bolivarien – les éléments pro-bourgeois – y puise un sentiment illusoire de sécurité. Le rapport de force actuel, qui est favorable à la révolution, ne pourra pas se prolonger indéfiniment.
Les masses veulent du changement. Désormais que les Chavistes détiennent une majorité décisive à l’Assemblée nationale, il n’y a pas d’excuses pour ne pas prendre de mesures déterminantes contre l’oligarchie. Les masses diront : « les dirigeants doivent faire ce qu’on demande ». Une partie de la direction du mouvement tient compte de cette pression. Ils veulent aller plus loin dans la voie des expropriations et du contrôle ouvrier. Mais la droite traîne des pieds. Elle reflète les pressions des capitalistes et de l’impérialisme. C’est la contradiction centrale de la révolution, et elle doit être résolue, d’une façon ou d’une autre, dans la période à venir.
La principale caractéristique de la situation au Venezuela, c’est l’énorme polarisation entre la gauche et la droite. Certains pourraient s’attendre à une évolution rapide qui tranche cette contradiction par la victoire, soit de la révolution, soit de la contre-révolution. Dans la Russie de 1917, l’ensemble du processus n’a duré que 9 mois – de février à octobre. En comparaison, les évènements au Venezuela semblent aller beaucoup plus lentement. Quelqu’un a parlé de « révolution au ralenti ». Mais il y a des raisons à cela.
Dans la Russie de1917, il y avait deux options très claires : soit la victoire du fascisme de Kornilov, soit la révolution socialiste sous la direction du parti bolchevik. Mais au Venezuela, les choses ne sont pas aussi claires. Les forces contre-révolutionnaires sont démoralisées, divisées et de plus en plus désespérées. L’opposition est très affaiblie, et n’a aucune chance de prendre le pouvoir dans l’immédiat. D’un autre côté, il manque à la classe ouvrière une direction : il n’y a pas de parti bolchevik, pas de Lénine et pas de Trotsky. Par conséquent, il n’y a aucune possibilité de solution rapide, ni dans un sens, ni dans l’autre.
Après la sévère récession provoquée par le sabotage patronal de décembre 2002-janvier 2003, l’économie est repartie et progresse rapidement. Au cours de la dernière période, 150 000 emplois ont été créés dans le secteur public vénézuélien (sur la bases des « missions » gouvernementales, etc.). Cependant, il n’y a eu que 40 000 créations d’emplois dans le secteur privé. Cela montre la véritable position de la bourgeoisie vénézuélienne à l’égard de la révolution et de Chavez. Ils sont résolument hostiles et ne peuvent être gagnés par des beaux discours. Ils n’ont pas confiance dans les Bolivariens et n’investissent pas.
Au final, l’une ou l’autre des classes sociales devra l’emporter. La situation actuelle, qui peut être caractérisée comme une trêve fragile, peut durer des mois, voire des années, avec des hauts et des bas. Mais tôt ou tard – il est impossible de prévoir le rythme précis des évènements – il y aura inévitablement une confrontation majeure.
Le rôle de la direction
Le marxisme n’a jamais nié le rôle de l’individu dans l’histoire. Il ne fait aucun doute que Chavez a joué un rôle énorme dans la révolution vénézuélienne, et qu’il en est parvenu à des conclusions très avancées. Le fait qu’il se soit déclaré en faveur du socialisme doit être accueilli avec le plus grand enthousiasme. Mais ce socialisme doit être clairement défini. La tâche des marxistes est d’apporter les précisions nécessaires : mettre les points sur les « i » et, surtout, diffuser et populariser les idées du socialisme parmi la jeunesse et les travailleurs.
Une fois affirmé notre soutien à Chavez contre l’impérialisme et l’oligarchie, nous devons préciser que ce soutien ne peut pas être inconditionnel. Nous ne donnons de chèque en blanc à aucun individu. Notre position envers Chavez est celle d’un soutien critique. Nous soutenons toutes les mesures progressistes qu’il prend, tout en demandant qu’il aille plus loin, que la révolution s’attaque aux fondements de la propriété bourgeoise en expropriant les propriétaires terriens et les capitalistes. Nous intervenons énergiquement dans le débat sur le la nature du socialisme pour défendre le marxisme et lutter contre les idées confuses et opportunistes des réformistes, qui s’efforcent d’influencer Chavez pour qu’il prenne la voie du compromis avec l’impérialisme et l’opposition.
Dans le même temps, nous insistons sur le rôle indépendant de la classe ouvrière dans la révolution. Nous soutenons toutes les actions qui tendent à renforcer ce rôle : les occupations d’usines, le contrôle ouvrier, etc. Surtout, nous ciblons nos attaques contre les éléments corrompus et pro-bourgeois de la bureaucratie bolivarienne, qui sabotent la révolution et la minent de l’intérieur.
Des tendances contradictoires émergent, au sein de la direction du mouvement bolivarien, qui reflètent les pressions de différentes classes. Une partie veut aller plus loin dans le processus. Une autre demande la réintégration de l’opposition. Ils prétendent qu’il est dangereux que les contre-révolutionnaires ne soient pas représentés au Parlement (conséquence logique du boycott des élections). Cette aile droite exige que la majorité s’incline devant les souhaits de la minorité. Et c’est ce qu’ils appellent la démocratie ! Heureusement, les masses ne l’entendent pas ainsi. Il y a eu de nouvelles expropriations, suite à des initiatives des travailleurs eux-mêmes. Ils veulent que la révolution soit menée jusqu’à son terme.
L’aile réformiste s’efforce de ralentir et de dénaturer les différentes mesures révolutionnaires qui sont lancées, et – par le dialogue et la négociation avec le monde des affaires – d’introduire dans les politiques gouvernementales toute une série de mesures visant à défendre le pouvoir économique qui est encore entre les mains des capitalistes. Ils veulent qu’un certain nombres de choses exigées par les patrons soient mises en place : augmentation des prix, subventions aux entreprises, garanties de la propriété privée, etc. Or, dans le contexte actuel d’une lutte des classes, le pouvoir économique des capitalistes représente l’arme principale dont ils disposent pour miner les bases sociales de la révolution et créer, à l’avenir, un rapport de forces qui leur permettrait de mener à bien leurs projets contre-révolutionnaires.
Pour ces éléments réformistes de la direction, les idées de socialisme ou d’expropriation sont des anathèmes. Chavez se heurte toujours plus aux éléments de droite de la bureaucratie bolivarienne. Des ministres font des messes basses sur la « folie » du Président. Ils redoutent le peuple et rêvent d’une trêve dans le processus révolutionnaire. Nombre d’entre eux sont en relation directe avec les ennemis de la révolution – les escualidos et l’ambassade américaine. C’est dans cette situation que réside le plus grand danger pour la révolution bolivarienne.
Les réformistes font penser à un homme qui scie la branche sur laquelle il est assis. Leur politique ne va pas atténuer l’opposition des impérialistes et de l’oligarchie. Bien au contraire, elle va les encourager à intensifier leurs activités contre-révolutionnaires. En même temps, ils risquent de décourager les masses et de susciter un dangereux sentiment d’apathie et d’indifférence. Si cela devait continuer, cela pourrait complètement miner la révolution. La bureaucratie agit comme une Cinquième Colonne. Elle saborde la révolution de l’intérieur. En conséquence, de sévères conflits ont eu lieu au plus haut niveau de l’Etat. Ce n’est pas un hasard si Chavez a changé la composition de son gouvernement et de ses conseillers.
Le cours objectif de la révolution pose la nécessité d’exproprier l’oligarchie. Pour ce faire, Chavez pourrait s’appuyer sur les masses. Mais cela provoquerait une scission au sein du mouvement bolivarien. Chavez voudrait éviter cela – mais ce n’est pas évitable. Le MVR a toujours été un mouvement extrêmement hétérogène et idéologiquement confus. Les sommets sont pleins d’éléments contre-révolutionnaires. L’impérialisme s’appuie sur la droite des Chavistes et complotent avec les éléments corrompus qui sont favorables au capitalisme et maudissent secrètement le président et la révolution.
Une lutte doit s’ouvrir qui verra la victoire d’un des deux camps. Chavez ne peut gagner qu’en s’appuyant sur les masses, en les mobilisant, en les poussant à lutter contre l’aile droite. Les masses, et en particulier les travailleurs, en viennent aux bonnes conclusions : que les travailleurs doivent contrôler leurs chefs et leurs organisations. On le voit à chaque élection : il y a des protestations contre le truquage des listes électorales. C’est la seule véritable sauvegarde contre l’usurpation de la révolution par une caste privilégiée de bureaucrates.
Nous nous appuyons, non sur des dirigeants individuels, mais sur les instincts de classe des travailleurs et des paysans, qui tirent des conclusions révolutionnaires. Le plus grand danger, pour la révolution, c’est que les masses se fatiguent des discours et des slogans, alors que rien n’est fait pour régler la question fondamentale, c’est-à-dire pour briser le pouvoir de l’oligarchie et rejeter les carriéristes et bureaucrates corrompus qui sabordent la révolution. La patience des masses n’est pas illimitée, et en la matière, les élections législatives de décembre 2005 ont déjà servi d’avertissement au gouvernement.
Le mécontentement du peuple va croissant, bien que, pour le moment, il s’accumule sous la surface. Il y a une humeur critique à l’égard de l’écrasante majorité des dirigeants (à l’exception de Chavez et de quelques autres), bien que le sentiment qui domine, à ce stade, c’est l’espoir que le virage à gauche proposé par Chavez va rapidement signifier de profondes modifications des conditions de vie. La victoire récente aux élections législatives, le boycott de l’opposition et l’élection d’une Assemblée uniquement composée de députés bolivariens ont encore fait grandir ces attentes. « Désormais, il n’y a plus d’excuses pour ne pas terminer la révolution » – tel est aujourd’hui l’idée de la plupart des bolivariens.
Chavez a obtenu six millions de voix au referendum, mais aux législatives, seulement trois millions de personnes ont voté. C’est un avertissement. Un sentiment d’impatience grandit parmi les travailleurs et les paysans – et en particulier dans l’avant-garde : les travailleurs qui militent dans les syndicats et les organisations bolivariennes. « Les choses ont assez duré, il faut terminer la révolution ». C’est totalement vrai, mais insuffisant. Pour que les aspirations des masses deviennent réalité, il faut leur donner une expression consciente et organisée.
Le fort taux d’abstention, aux législatives de 2005, est une indication que l’humeur des masses est en train de changer. Elles sont frustrées par la lenteur du processus révolutionnaire. Ce sont là les signes avant-coureurs d’un danger. Si les masses perdaient confiance dans la révolution, et sombraient dans l’apathie et l’indifférence, l’heure d’une nouvelle offensive de la contre-révolutionnaire serait venue. La réaction peut compter sur l’appui, non seulement de l’ambassade américaine, mais aussi de nombreux sympathisants contre-révolutionnaires dans les couches supérieures du mouvement bolivarien.
La révolution vénézuélienne a commencé, dans le sens où la révolution espagnole avait commencé, en 1931. Si les travailleurs vénézuéliens avaient un parti bolchevik de 8000 membres, ils auraient déjà pris le pouvoir. En dernière analyse, la seule garantie du succès de la révolution, c’est l’existence d’un parti révolutionnaire doté d’une autorité aux yeux des masses. Ce parti n’existe pas – pas encore. Il doit être construit. Et comment le construire ? Certainement pas en le proclamant, comme se l’imaginent les sectaires. Pour construire un parti révolutionnaire sérieux, il faut élaborer les tactiques, les mots d’ordre et les méthodes qui permettent de se lier aux masses – sans quoi ce parti sera mort-né.
Ce qu’il faut, c’est construire une tendance marxiste puissante, avec des racines dans la classe ouvrière et le mouvement bolivarien. Les masses, que ce soit en Russie, au Venezuela ou ailleurs, ne peuvent apprendre qu’à travers l’expérience collective. Le rôle des marxistes est de lutter aux côtés des masses, de partager avec elles cette expérience et, à chaque étape, de les aider à tirer les bonnes conclusions. C’est seulement de cette manière que les marxistes pourront gagner la confiance des masses, à commencer par les éléments les plus avancés, afin de les gagner au programme de la révolution socialiste.
La révolution permanente
Les objectifs initiaux de la révolution bolivarienne étaient très modérés. Ils ne mentionnaient pas le socialisme. Ils ne menaçaient pas la propriété privée. Que proposaient-ils ? Une Constitution authentiquement démocratique, des réformes qui améliorent la vie des masses dans les domaines de la santé, de l’éducation etc., une réforme agraire et la souveraineté nationale. En d’autres termes, c’était le programme de la révolution nationale-démocratique.
Le simple fait que la révolution bolivarienne ait dû inscrire ces mesures sur sa bannière, presque 200 ans après Simon Bolivar, est en soi une démonstration flagrante de la faillite du capitalisme et de la bourgeoisie vénézuélienne. En deux siècles, les capitalistes ne sont pas parvenus à accomplir une seule des tâches de la révolution bourgeoise-démocratique. Et ce n’est pas seulement vrai pour le Venezuela. Cela vaut pour tous les pays dits du « Tiers Monde ». Dans le monde modernes, les tâches de la révolution nationale-démocratique ne peuvent être menées à bien que par la classe ouvrière, à la tête de ses alliés naturels, les paysans et les pauvres des villes. C’est ce qu’avait démontré Léon Trotsky, dès 1904, dans sa célèbre théorie de la « révolution permanente » :
« La perspective de la révolution permanente peut se résumer ainsi : la victoire complète de la révolution démocratique en Russie n’est concevable que sous la forme de la dictature du prolétariat s’appuyant sur la paysannerie. La dictature du prolétariat, qui mettra infailliblement à l’ordre du jour, non seulement les tâches démocratiques, mais aussi les tâches socialistes, donnera en même temps une forte impulsion à la révolution socialiste internationale. Seule la victoire du prolétariat en Occident préservera la Russie de la restauration bourgeoise et lui assurera la possibilité de mener l’édification socialiste jusqu’au bout. » (Trotsky, Trois conceptions de la révolution russe)
Cette analyse reste entièrement valide aujourd’hui. Si on veut balayer tous les vieux obstacles au progrès, il faut absolument éradiquer le pouvoir de l’oligarchie. Pour mener à bien une réforme agraire digne de ce nom, il faut absolument briser le pouvoir des gros propriétaires terriens, nationaliser la terre et confisquer les grands domaines. Un premier pas a été fait dans ce sens, mais il reste beaucoup à faire pour que les paysans soient assurés que le mot d’ordre de la réforme agraire n’est pas qu’un mot creux.
Dans la révolution russe, le désaccord fondamental entre les bolcheviks et les mencheviks portait sur cette question cruciale : l’attitude envers la bourgeoisie. Lénine refusait absolument de reconnaître à la bourgeoisie russe la capacité de mener sa propre révolution jusqu’au bout, et l’histoire lui a donné raison. Les arguments des éléments opportunistes et pro-bourgeois, au Venezuela, ne sont pas nouveaux. Ils paraphrasent simplement les arguments des Mencheviks russes en défendant l’idée que la révolution doit prendre garde à ne pas s’aliéner la classe moyenne.
Trotsky poursuit, dans l’article cité plus haut : « Dans les années de la première révolution, Plekhanov répétait : “ Il nous faut faire cas du soutien des partis non prolétariens, et ne pas les repousser par des incartades manquant de tact. ” Par de monotones leçons de morale de ce genre, le philosophe du marxisme montrait que le dynamisme vivant de la société lui était resté inaccessible. Le “ manque de tact ” peut repousser un intellectuel isolé trop sensible. Les classes et les partis sont attirés ou repoussés par des intérêts sociaux. “ On peut dire avec certitude, répliquait Lénine à Plekhanov, que les propriétaires fonciers qui sont libéraux vous pardonneront des millions d’actes qui manquent de tact, mais ne vous pardonneront pas des appels à la saisie des terres. ” Et pas seulement les propriétaires fonciers. Les sommets de la bourgeoisie sont liés aux propriétaires fonciers par les intérêts qui unissent tous les possédants et, plus étroitement, par le système bancaire.
« Les sommets de la petite bourgeoisie et de “ l’intelligentsia ” sont matériellement et moralement dépendant des possédants grands et moyens ; tous craignaient le mouvement indépendant des masses. Cependant, pour abattre le tsarisme, il fallait dresser des dizaines de millions d’opprimés en une offensive révolutionnaire héroïque, prête aux sacrifices, téméraire, ne s’arrêtant devant rien. Dresser les masses en une insurrection, cela ne pouvait se faire que sous le drapeau de leurs propres intérêts, et par conséquent dans un esprit d’hostilité implacable envers les classes exploitantes, à commencer par les propriétaires fonciers. “ Repousser ” la bourgeoisie oppositionnelle, l’éloigner des ouvriers et des paysans révolutionnaires, c’était donc la loi immanente de la révolution elle-même et cela ne pouvait être évité par de la diplomatie et du “ tact ”. »
Les marxistes sont pour le socialisme – le pouvoir ouvrier. Mais nous sommes absolument favorables à la lutte contre l’impérialisme, et nous sommes partisans d’un front avec la démocratie révolutionnaire – à une condition : qu’ils se battent effectivement pour le programme de la révolution nationale-démocratique et ne cherchent pas le compromis avec l’impérialisme et l’oligarchie. Une partie des démocrates révolutionnaires veulent aller plus loin dans la lutte, et nous combattrons à leurs côtés, en les encourageant à aller de l’avant. Mais il y a d’autres sections qui ne veulent pas aller plus loin, qui ont peur de la réaction de l’impérialisme et de l’oligarchie, qui recherchent constamment des compromis avec l’ennemi, qui en appellent à la modération, et ainsi de suite. Ce ne sont pas du tout des démocrates révolutionnaires – mais seulement des bourgeois libéraux.
Il est absolument nécessaire de comprendre que la révolution vénézuélienne n’est pas un acte isolé, mais un maillon de la chaîne révolutionnaire qui traverse toute l’Amérique latine. Le bout de cette chaîne s’étend jusqu’aux Etats-Unis eux-mêmes. Toutes les révolutions sont liées les unes aux les autres. Les allégations de Washington, qui voit la main d’Hugo Chavez derrière chaque émeute révolutionnaire en Amérique latine, sont fausses et absurdes. Mais ce qui est indéniablement vrai, c’est que l’exemple de la révolution bolivarienne est un point de référence et fonctionne comme un puissant aimant sur les millions de travailleurs et de paysans pauvres qui cherchent une voie révolutionnaire. C’est un fait d’une énorme signification historique potentielle !
Nous devons ajouter le « potentielle » pour le simple fait que la révolution bolivarienne n’a pas encore révélé tout son potentiel. Le petit ruisseau ne fait pas encore la grande rivière. Un embryon n’est pas encore un être humain. Ils n’en sont que de simples potentialités. Que ce potentiel se réalise ou non dépend d’un certain nombre de facteurs. Le fait est que la révolution vénézuélienne a commencé, mais elle n’a pas encore franchi la ligne de non-retour, et elle ne pourra la franchir sans prendre des mesures décisives pour briser le pouvoir de l’oligarchie une fois pour toutes.
La révolution bolivarienne a pris un certain nombre de mesures pour améliorer les conditions de vie de la majorité. Elle a adopté une Constitution démocratique. Elle s’est dressée contre l’impérialisme. Elle a engagé une réforme agraire et nationalisé des entreprises. Ces développements sont progressistes, mais ce n’est pas encore le socialisme. La majorité des capitalistes n’ont pas été expropriés. Les propriétaires terriens détiennent encore la plus grande partie des terres. L’ancien Etat bourgeois a été partiellement purgé, et il est criblé de contradictions de classe qui, dans une large mesure, font que les capitalistes ne peuvent pas facilement l’utiliser contre le processus révolutionnaire. Il y a même d’importants éléments de décomposition.
Ceci dit, l’une des principales faiblesses du processus révolutionnaire réside dans le fait de ne pas avoir remplacé l’ancien Etat par un nouvel appareil d’Etat contrôlé par la classe ouvrière et d’autres sections de la population – nouvel Etat qui servirait de base au parachèvement de la révolution. Certaines parties de l’ancien appareil d’Etat, et en particulier l’encadrement des forces de police et de l’armée, sont quasiment intactes. Plus cette contradiction au sein de l’Etat perdurera, en même temps que le maintien des formes de propriété et de production capitalistes, plus le risque sera grand de voir la classe capitaliste reprendre un contrôle total et direct de l’appareil d’Etat, et l’utiliser pour ses objectifs contre-révolutionnaires.
Aussi longtemps que ces tâches ne seront pas accomplies, la révolution restera en danger. Il ne peut y avoir d’accord avec l’oligarchie et ses représentants politiques. Aucune négociation n’aboutira à des résultats positifs. La modération, les discours feutrés et les concessions ou compromis n’atténueront en rien l’hostilité fanatique de l’opposition. Au contraire, l’expérience a montré qu’elle interprète la modération comme de la faiblesse – et la faiblesse invite toujours à l’agression. Par conséquence, les « réalistes » – réformistes, sociaux-démocrates, etc – qui prônent la modération ne peuvent obtenir que le contraire de ce qu’ils recherchent.
C’est une grave erreur de penser que l’hostilité des impérialistes peut être atténuée en ralentissant le processus révolutionnaire ou en adoptant des politiques plus « modérées ». L’impérialisme et l’oligarchie vénézuélienne ne peuvent pas permettre à la révolution de progresser – ni même d’exister. Il n’est pas possible de réconcilier des tendances qui s’excluent mutuellement. Ceux qui, pour sauver la révolution, conseillent à Chavez d’adopter une position modérée le font peut-être pour des motifs sincères, mais ils portent préjudice à la révolution et la mettent sérieusement en danger.
Une intervention militaire ?
Les réformistes s’efforcent constamment d’effrayer les travailleurs et les paysans avec le spectre d’une intervention américaine. Or en fait, les Etats-Unis sont déjà intervenus et continuent d’intervenir au Venezuela. A chaque fois, ils ont échoué. Et s’il serait irresponsable de sous-estimer le pouvoir de l’impérialisme américain, il serait encore plus irresponsable de le surestimer, et d’imaginer qu’il est illimité.
Dans le contexte actuel, il serait difficile, pour les Etats-Unis, d’intervenir directement au Venezuela, tout au moins dans le cadre d’une invasion militaire. Ils sont embourbés jusqu’au cou en Irak. De plus, ils savent très bien qu’ils rencontreraient une forte résistance de la part de tout un peuple. A côté d’une invasion américaine du Venezuela, l’occupation de l’Irak ferait figure de promenade de santé. Chavez est un militaire : il n’a peur ni de la guerre, ni des armes. Il organise 2 000 000 de réservistes – autrement dit, il arme la population. Par ailleurs, il faut ternir compte des effets d’une invasion sur l’arène internationale. Cela provoquerait des situations explosives dans toute l’Amérique latine, où pas une seule ambassade américaine ne resterait debout. Enfin, il y a la question des conséquences aux Etats-Unis mêmes, où les « Latinos » représentent désormais la plus grande minorité, principalement constituée de gens pauvres et exploités.
Bien sûr, Washington a d’autres cordes à son arc. Ils travaillent de toutes leurs forces à isoler le Venezuela politiquement et économiquement. Mais là non plus, ils n’ont pas beaucoup de succès. Ils ont essayé d’intervenir contre le Venezuela par le biais de l’Organisation des Etats d’Amérique (OAS). Mais les autres régimes bourgeois d’Amérique latine ont peur d’intervenir contre Venezuela à cause des conséquences que cela aurait dans leur propre pays. Malgré toute leur puissance, les Etats-Unis ne sont même pas parvenus à obtenir la signature de la ZLEA. Rice et Rumsfeld n’ont trouvé aucun appui contre le Venezuela. Ils sont sortis perdants, politiquement, de la conférence de l’OAS à Fort Lauderdale, en Floride. Au lieu de contrôler la situation, ils sont sur la défensive. C’est ce qui est clairement ressorti de la visite de Bush en Argentine.
Malgré ces revers, l’impérialisme américain ne peut tolérer Chavez et sa révolution, à cause des effets qu’elle produit sur l’ensemble de l’Amérique latine. De nouveaux actes d’agression sont inévitables, même si cela ne prend pas la forme d’une intervention militaire directe. Les stratèges de l’impérialisme ont la même compréhension de la révolution latino-américaine que les marxistes. Ils ont un plan à long terme pour lutter contre la révolution en Amérique latine. Ils interviennent toujours plus en Colombie. Le Plan Colombie est supposé être une guerre contre la drogue. Mais en réalité, c’est un plan anti-insurrectionnel. En armant la Colombie, ils ont modifié les rapports de forces militaires dans la région. Les forces armées colombiennes sont désormais les plus puissantes de l’Amérique latine. Les impérialistes américains ont transformé le pays en un gigantesque camp militaire.
En Colombie, ils utilisent les mêmes méthodes que lors de la guerre du Vietnam, y compris le largage de grandes quantités de défoliants sur les forêts et les terres cultivables. Ces armes chimiques – comme le fameux « agent orange » – sont de vraies armes de destruction massive. Ils ont également envoyé des « conseillers » – comme au début du Vietnam – pour appuyer les forces armées du « démocrate » Uribe. Ce dernier s’appuie sur les paramilitaires fascistes, qui sont aussi actifs au Venezuela. Il est évident qu’ils projettent d’assassiner Chavez, avec le soutien actif de la CIA. Georges Bush et ses partenaires de crime ne sont pas opposés à ce type de terrorisme. Dans des installations secrètes, en Floride, ils entraînent des unités spécialisées dans l’assassinat. Si tout le reste échoue, ils provoqueront un incident à la frontière avec la Colombie, et pousseront cette dernière dans une guerre contre le Venezuela.
Ici, on voit l’arrogance des impérialistes américains. Lorsque Chavez achète à la Russie 100 000 AK-47s, les Etats-Unis protestent et déclarent que cela constitue une menace contre leurs intérêts. Par contre, lorsque Washington injecte en Colombie des milliards de dollars d’armements, ce n’est pas sensé constituer une menace contre le Venezuela ! Ils disent que Chavez va donner ces armes à la guérilla des FARC, en Colombie. C’est faux. Ces armes serviront à moderniser l’arsenal militaire vénézuélien – et les anciennes armes seront données aux réservistes. Chavez se prépare à la guerre, très correctement. La différence, c’est que l’armement du Venezuela est l’acte défensif d’un pays faible et menacé par un puissant ennemi – alors que l’armement de la Colombie est un acte monstrueux d’agression d’un pays puissant contre tout un continent.
Il est possible que, dans certaines circonstances, ils décident d’intervenir par le biais de la Colombie. Mais cela reste une option très risquée. Les révolutions ne respectent pas les frontières. Une guerre contre le Venezuela pourrait aboutir au renversement d’Uribe, non de Chavez. Cela encouragerait la guérilla colombienne à intensifier ses attaques. L’armée colombienne se verrait obligée de combattre sur deux fronts. Une telle guerre serait profondément impopulaire en Colombie. Il y a au moins un million de Colombiens, au Venezuela. Chavez leur a donné la pleine citoyenneté. Ils sont en contact avec leurs familles et amis, en Colombie. De plus, une telle intervention aurait des répercussions dans toute l’Amérique latine, et même aux Etats-Unis. Comment les « Latinos » qui vient aux Etats-Unis réagiraient-ils ?
Même l’assassinat de Chavez présente des risques réels pour Washington. C’est pour le moins une option problématique. Cela déclencherait des réactions révolutionnaires dans toute l’Amérique latine, et mènerait immédiatement à l’arrêt de tout l’approvisionnement des Etats-Unis en pétrole vénézuélien (soit 15% de leurs approvisionnements). Même en Colombie, malgré la terrible répression contre le mouvement ouvrier, il y a eu des grèves générales et des occupations d’usines. Le Bloc de Gauche a remporté les élections locales à Bogota. D’autre part, la guérilla continue, malgré toutes les tentatives d’Uribe pour l’arrêter. Si les Etats-Unis poussent la Colombie dans une guerre contre le Venezuela, cela ne fera qu’aggraver les contradictions internes à la Colombie, où le gouvernement d’Uribe n’est pas si solide qu’il y parait.