En mars 1921, un soulèvement contre-révolutionnaire s’est produit dans la forteresse de Cronstadt, près de Petrograd. Ce fut l’un des derniers épisodes de la guerre civile et de la lutte contre les armées d’intervention étrangères qui ont suivi la révolution russe de 1917. Depuis, historiens pro-capitalistes et propagandistes anarchistes n’ont jamais cessé de présenter la répression de ce soulèvement par l’armée rouge comme la preuve que le régime soviétique de 1921 était foncièrement hostile aux travailleurs et à la paysannerie russes. En 1938, face au déluge de propagande au sujet de Cronstadt, qui visait le bolchevisme en général et le fondateur de l’Armée rouge, Léon Trotsky, en particulier, ce dernier a répondu par l’article que nous publions ci-dessous. Il constitue à notre avis une excellente réfutation des arguments des « amis de Cronstadt ».
La campagne autour de Cronstadt est menée dans certains milieux avec une énergie qui ne se relâche pas. On pourrait croire que la révolte de Cronstadt ne s’est pas produite il y a dix-sept ans, mais hier seulement. Anarchistes, mencheviks russes, social-démocrates de gauche du bureau de Londres, confusionnistes individuels, le journal de Milioukov et, à l’occasion, la grande presse capitaliste participent à cette campagne avec un zèle égal et les mêmes cris de ralliement. En son genre, c’est une sorte de « front populaire » !
Hier seulement, j’ai trouvé par hasard dans un hebdomadaire mexicain de tendance à la fois catholique réactionnaire et « démocratique », les lignes suivantes : « Trotsky ordonna l’exécution de 1500 (?) marins de Cronstadt, ces purs d’entre les purs. Sa politique quand il était au pouvoir ne différait en rien de la politique actuelle de Staline. » Comme on le sait, c’est la même conclusion qu’ont tirée les anarchistes de gauche. Lorsque, pour la première fois, je répondis brièvement dans la presse aux questions de Wendelin Thomas, membre de la commission d’enquête de New York, le journal des mencheviks russes vola au secours des mutins de Cronstadt et de… Wendelin Thomas. Le journal de Milioukov intervint dans le même sens. Les anarchistes m’attaquèrent encore plus fort. Toutes ces autorités proclamaient que ma réponse à Thomas était sans valeur. Cette unanimité est d’autant plus remarquable que les anarchistes défendent dans le symbole de Cronstadt l’authentique communisme anti-étatique ; à l’époque de l’insurrection de Cronstadt, les mencheviks étaient partisans déclarés de la restauration du capitalisme, et, aujourd’hui encore, Milioukov est pour le capitalisme.
Comment l’insurrection de Cronstadt peut-elle être à la fois si chère au cœur des anarchistes, des mencheviks et des contre-révolutionnaires libéraux ? La réponse est simple : tous ces groupes ont intérêt à discréditer l’unique courant révolutionnaire qui n’ait jamais renié son drapeau, qui ne se soit jamais compromis avec l’ennemi, et qui soit le seul à représenter l’avenir. C’est pourquoi il y a parmi les accusateurs attardés de mon « crime » de Cronstadt tellement d’anciens révolutionnaires, ou d’anciensdemi-révolutionnaires, de gens qui jugent nécessaire de détourner l’attention des abjections de la IIIe Internationale ou de la trahison des anarchistes espagnols. Les staliniens ne peuvent pas encore se joindre ouvertement à la campagne autour de Cronstadt, mais à coup sûr ils se frottent les mains de satisfaction. Autant de coups dirigés contre le « trotskisme », contre le marxisme révolutionnaire, contre la IVe Internationale !
Mais au juste pourquoi cette confrérie bigarrée s’accroche t-elle précisément à Cronstadt ? Au cours des années de la révolution, nous avons eu pas mal de conflits avec les Cosaques, les paysans et même avec certaines couches d’ouvriers (des ouvriers de l’Oural organisèrent un régiment de volontaires de l’armée de Koltchak !). La base de ces conflits résidait avant tout dans l’antagonisme entre les ouvriers, en tant que consommateurs, et les paysans, en tant que producteurs et vendeurs du pain. Sous la pression du besoin et des privations, les ouvriers eux-mêmes se divisaient épisodiquement en camps hostiles, selon qu’ils étaient plus ou moins liés au village. L’Armée rouge elle-même subissait l’influence de la campagne. Pendant les années de guerre civile, il fallut plus d’une fois désarmer des régiments mécontents. L’introduction de la « nouvelle politique économique » (NEP) atténua les frictions, mais fut loin de les faire disparaître complètement. Au contraire, elle prépara la réapparition des koulaks et conduisit, au début de la présente décennie, à la renaissance de la guerre civile dans les campagnes. L’insurrection de Cronstadt ne fut qu’un épisode dans l’histoire des relations entre la ville prolétarienne et le village petit-bourgeois ; on ne peut comprendre cet épisode qu’en le mettant en liaison avec la marche générale du développement de la lutte des classes au cours de la révolution.
Cronstadt ne diffère de la longue liste des autres mouvements et soulèvements petits-bourgeois que par son aspect sensationnel. Il s’agissait d’une forteresse maritime, sous Petrograd même. Pendant le soulèvement, on fit des proclamations, lança des appels par radio. Les socialistes-révolutionnaires et anarchistes, accourus précipitamment de Petrograd, embellirent le soulèvement avec des phrases et des gestes « nobles ». Tout ce travail laissa des traces imprimées. A l’aide de ce matériel documentaire (en fait, de fausses étiquettes), il n’est pas difficile de bâtir une légende autour de Cronstadt, d’autant plus exaltée que, depuis 1917, le nom de Cronstadt était entouré d’une auréole révolutionnaire. Ce n’est pas pour rien que la revue mexicaine ci-dessus mentionnée appelle ironiquement les marins de Cronstadt « les purs entre les purs ».
La spéculation sur le prestige révolutionnaire de Cronstadt est l’un des principaux traits de cette campagne véritablement charlatanesque. Anarchistes, mencheviks, libéraux, réactionnaires, tentent de présenter les choses comme si, au début de 1921, les bolcheviks avaient retourné leurs armes contre ces mêmes marins de Cronstadt qui avaient assuré la victoire de l’insurrection d’octobre. C’est le point de départ de tout l’édifice de leur mensonge. Qui veut en mesurer la profondeur doit avant tout lire l’article du camarade J. G. Wright dans New International. Mon objectif est différent : je veux caractériser la physionomie du soulèvement de Cronstadt d’un point de vue plus général.
Les groupements sociaux et politiques à Cronstadt
La révolution est « faite » directement par une minorité. Cependant, le succès d’une révolution n’est possible que si cette minorité trouve un appui plus ou moins grand, ou au moins une amicale neutralité de la part de la majorité. La succession des divers stades de la révolution, de même que le passage de la révolution à la contre-révolution, sont directement déterminés par les modifications des rapports politiques entre minorité et majorité, entre avant-garde et classe.
Parmi les marins de Cronstadt, il y avait trois couches politiques : les révolutionnaires prolétariens, certains ayant un sérieux passé de luttes et une trempe révolutionnaire ; la couche intermédiaire, la majorité essentiellement d’origine paysanne, et enfin une couche de réactionnaires, fils de Koulaks, de boutiquiers et de popes. Au temps du tsar, l’ordre ne pouvait être maintenu sur les bateaux de guerre et dans la forteresse que dans la mesure où le corps des officiers, par- l’intermédiaire de la partie réactionnaire des sous-officiers et des marins, exerçait son influence ou sa terreur sur la large couche intermédiaire, isolant ainsi les révolutionnaires, qui étaient surtout les mécaniciens, les artilleurs, les électriciens, c’est-à-dire surtout des ouvriers de la ville.
L’histoire de la mutinerie du cuirassé Potemkine, en 1905, repose intégralement sur les relations réciproques entre ces trois couches, c’est-à-dire la lutte des couches extrêmes, prolétarienne et petite-bourgeoise réactionnaire, pour exercer l’influence dominante sur la couche paysanne intermédiaire, la plus nombreuse. Celui qui n’a pas compris ce problème, qui constitua l’axe du mouvement révolutionnaire dans la flotte, ferait mieux de se taire sur les problèmes de la révolution russe en général. Car elle fut tout entière, et, pour une large part, elle est encore aujourd’hui une lutte entre le prolétariat et la bourgeoisie pour influencer de façon décisive la classe paysanne. La bourgeoisie, durant la période soviétique, s’est présentée surtout dans la personne des koulaks, c’est-à-dire des sommets de la petite bourgeoisie, de l’intelligentsia « socialiste », et, maintenant, sous la forme de la bureaucratie « communiste ». Telle est la mécanique fondamentale de la révolution à toutes ses étapes. Dans la flotte, cette mécanique a pris une expression plus concentrée, et par là plus dramatique.
La composition sociale du soviet de Cronstadt reflétait la composition sociale de la garnison et des équipages. Dès l’été 1917, la direction du soviet appartenait au parti bolchevique. Il s’appuyait sur la meilleure partie des marins et comprenait nombre de révolutionnaires passés par l’illégalité, libérés des bagnes. Mais les bolcheviks constituaient, si je me souviens bien, même durant les journées de l’insurrection d’octobre, moins de la moitié du soviet. Plus de la moitié était constituée par les socialistes-révolutionnaires et les anarchistes. Les mencheviks n’existaient absolument pas à Cronstadt. Le parti menchevique haïssait Cronstadt. Les socialistes révolutionnaires officiels n’avaient d’ailleurs pas à son égard une attitude meilleure. Les révolutionnaires de Cronstadt étaient passés très vite à l’opposition contre Kerensky et constituaient un des détachements de choc de ceux qu’on appelait les socialistes révolutionnaires « de gauche ». Ils s’appuyaient sur les éléments paysans et sur la garnison de terre. Quant aux anarchistes, ils constituaient le groupe le plus bigarré. Il y avait parmi eux d’authentiques révolutionnaires, du genre de Jouk ou de Jelezniak, mais ils étaient des individus isolés, étroitement liés aux bolcheviks. La majorité des « anarchistes » de Cronstadt représentait la masse petite-bourgeoise de la ville et, du point de vue du niveau révolutionnaire, était en dessous des socialistes révolutionnaires de gauche. Le président du soviet était un sans-parti, « sympathisant anarchiste », mais au fond un petit fonctionnaire tout à fait paisible, qui avait été auparavant plein de haine pour les autorités tsaristes et l’était maintenant pour la révolution. L’absence complète de mencheviks, le caractère « gauche » des socialistes-révolutionnaires et la coloration anarchiste de la petite bourgeoisie s’expliquent par l’acuité de la lutte révolutionnaire de la flotte et l’influence dominante de la partie prolétarienne des marins.
Cette caractérisation politique et sociale de Cronstadt que l’on pourrait, si l’on voulait, corroborer et illustrer par de nombreux faits et documents, permet déjà d’entrevoir les modifications qui se sont produites à Cronstadt durant les années de guerre civile et dont le résultat fut de changer sa physionomie jusqu’à la rendre méconnaissable. C’est précisément sur ce côté très important de la question que mes accusateurs tardifs ne disent pas un mot, en partie par ignorance, en partie par mauvaise foi.
Oui, Cronstadt fut une page héroïque de l’histoire de la révolution. Mais la guerre civile commença à dépeupler systématiquement Cronstadt et toute la flotte de la Baltique. Déjà, dans les journées de l’insurrection d’octobre, des détachements de marins de Cronstadt furent envoyés en renfort à Moscou. D’autres furent ensuite dirigés sur le Don, en Ukraine, pour réquisitionner le blé, organiser le pouvoir local. Les premiers temps, Cronstadt semblait inépuisable. Il m’arriva d’envoyer sur différents fronts des dizaines de télégrammes réclamant la mobilisation de nouveaux détachements « sûrs », formés d’ouvriers de Petrograd et de marins de la Baltique. Mais, dès la fin de 1918 et en tout cas pas plus tard que 1919, les fronts commencèrent à se plaindre que les nouveaux détachements marins de Cronstadt n’étaient pas bons, qu’ils étaient exigeants, indisciplinés, peu sûrs au combat, en somme, plus nuisibles qu’utiles. Après la liquidation de Ioudénitch à l’hiver 1919, la flotte de la Baltique et Cronstadt tombèrent dans une prostration totale. On en avait retiré tout ce qui avait quelque valeur, pour le jeter dans le sud, contre Denikine. Si les marins de Cronstadt de 1917-1918 s’étaient trouvés considérablement au-dessus du niveau de l’Armée rouge et avaient constitué l’armature de ses premiers détachements, de même que l’armature du régime soviétique dans de nombreux gouvernements, les marins qui étaient restés dans le Cronstadt « en paix » jusqu’au début de 1921 sans trouver d’emploi sur aucun des fronts de la guerre civile, étaient en règle générale considérablement au-dessous du niveau moyen de l’Armée rouge, et contenaient un fort pourcentage d’éléments complètement démoralisés qui portaient des pantalons bouffants et se coiffaient comme des souteneurs.
La démoralisation sur la base de la famine et de la spéculation avait de façon générale terriblement augmenté vers la fin de la guerre civile. Ce qu’on appelait le mechotchnitchestvo – le petit marché noir – avait revêtu le caractère d’un fléau qui menaçait d’étrangler la révolution. Et, à Cronstadt particulièrement, garnison qui était oisive et vivait sur son passé, la démoralisation avait atteint des proportions importantes. Quand la situation devint particulièrement difficile dans Petrograd affamée, on examina plus d’une fois, au bureau politique, la question de savoir s’il ne fallait pas faire un « emprunt intérieur » à Cronstadt, où restaient encore d’importantes réserves de denrées variées. Mais les délégué des ouvriers de Petrograd répondaient : « Ils ne nous donneront rien de plein gré. Ils trafiquent sur les draps, le charbon, le pain. A Cronstadt aujourd’hui, toute la racaille a relevé la tête. » Telle était la situation réelle, sans les doucereuses idéalisations faites après coup.
Il faut ajouter encore que s’étaient réfugiés dans la flotte de la Baltique, en se portant « volontaires », des marins lettons et estoniens qui craignaient de partir au front et cherchaient à revenir dans leurs patries bourgeoises, la Lettonie et l’Estonie. Ces éléments étaient résolument hostiles au pouvoir soviétique et ont bien manifesté cette hostilité pendant les journées de l’insurrection de Cronstadt. Et, en même temps, des milliers et des milliers d’ouvriers lettons, surtout d’anciens manœuvres, faisaient preuve, sur tous les fronts de la guerre civile, d’un héroïsme sans précédent… On ne peut mettre dans le même sac ni tous les Lettons ni tous ceux de Cronstadt. Il faut savoir opérer les différenciations politiques et sociales.
Les causes sociales du soulèvement
La tache d’une enquête sérieuse est de déterminer, sur la base de données objectives, la nature sociale et politique de la rébellion de Cronstadt et la place qu’elle occupe dans le développement de la révolution. En dehors de cela, la « critique » se réduit à des lamentations sentimentales du type pacifiste à la manière d’Alexandre Berkman, d’Emma Goldman, et de leurs émules récents. Ces messieurs n’ont pas la moindre notion des critères et des méthodes d’une enquête scientifique, Ils citent les appels des insurgés comme des prédicateurs dévots citent les Saintes Ecritures. Ils se plaignent d’ailleurs que je ne tienne pas compte des « documents », c’est-à-dire de l’Evangile selon Makhno et autres apôtres. « Tenir compte » des documents ne signifie pas les croire sur parole. Marx disait déjà qu’on ne pouvait pas juger les partis ni les individus sur ce qu’ils disent d’eux-mêmes. Le caractère d’un parti est déterminé beaucoup plus par sa composition sociale, son passé, ses relations avec les différentes classes et couches sociales que par ses déclarations, verbales ou écrites, surtout quand elles sont faites au moment critique de la guerre civile. Si nous nous mettions, par exemple, à prendre pour argent comptant les innombrables proclamations de Negrin, Companys, Garcia Oliver etc., nous devrions reconnaître que ces messieurs sont les amis ardents du socialisme. Ils sont pourtant en fait ses perfides ennemis.
En 1917-1918, les ouvriers révolutionnaires entraînèrent derrière eux la masse paysanne, non seulement dans la flotte, mais également dans tout le pays. Les paysans s’emparèrent de la terre et la partagèrent, le plus souvent sous la direction des marins et des soldats qui rentraient dans leur village. Les réquisitions de pain ne faisaient que commencer et se limitaient d’ailleurs presque totalement à frapper les hobereaux et les Koulaks. Les paysans se firent aux réquisitions comme à un mal temporaire. Mais la guerre civile dura trois ans. La ville ne donnait presque rien au village et lui prenait presque tout, surtout pour les besoins de la guerre. Les paysans avaient approuvé les « bolcheviks », mais devenaient de plus en plus hostiles aux « communistes ». Si au cours de la période précédente, les ouvriers avaient mené en avant les paysans, les paysans maintenant tiraient les ouvriers en arrière. C’est seulement par suite d’un tel changement d’état d’esprit que les Blancs réussirent à attirer partiellement à eux les paysans et même des ouvriers demi-paysans de l’Oural. C’est de ce même état d’esprit, c’est-à-dire de l’hostilité à l’égard de la ville, que s’est nourri le mouvement de Makhno, lequel arrêtait et pillait les trains destinés aux fabriques, aux usines et à l’Armée rouge, détruisait les voies ferrées, exterminait les communistes. Bien entendu, Makhno appelait cela la lutte anarchiste contre « l’Etat ». En fait, c’était la lutte du petit propriétaire exaspéré contre la dictature prolétarienne. Un mouvement analogue se produisit dans un certain nombre d’autres provinces, surtout dans celle de Tambov, sous le drapeau des « socialistes révolutionnaires ». Enfin, dans diverses parties du pays, étaient à l’œuvre des détachements paysans qu’on appelait les « verts », qui ne voulaient reconnaître ni les rouges ni les blancs et se tenaient à l’écart des partis de la ville. Les « verts » se mesuraient parfois aux blancs et reçurent d’eux de cruelles leçons ; mais ils ne rencontraient certes pas de pitié de la part des rouges non plus. De même que la petite bourgeoisie est broyée entre les meules du grand capital et du prolétariat, de même les détachements de partisans paysans étaient réduits en poudre entre l’armée rouge et l’armée blanche.
Seul un homme à l’esprit tout à fait creux peut voir dans les bandes de Makhno ou dans l’insurrection de Cronstadt une lutte entre les principes abstraits de l’anarchisme et du socialisme d’Etat. Ces mouvements étaient en fait les convulsions de la petite bourgeoisie paysanne, laquelle voulait assurément s’affranchir du capital, mais en même temps n’était nullement d’accord pour se soumettre à la dictature du prolétariat. Elle ne savait pas concrètement ce qu’elle voulait elle-même, et, de par sa situation, ne pouvait pas le savoir. C’est pourquoi elle couvrait si facilement la confusion de ses revendications tantôt du drapeau anarchiste, tantôt du drapeau populiste, et tantôt d’un simple drapeau « vert ». S’opposant au prolétariat, elle tentait, sous tous ces drapeaux, de faire tourner à l’envers la roue de la révolution.
Entre les diverses couches sociales et politiques de Cronstadt, il n’y avait évidemment pas de cloisons étanches. Pour prendre soin des machines, il était resté à Cronstadt un certain nombre d’ouvriers et de techniciens qualifiés. Mais leur sélection s’était faite par élimination, et c’étaient les moins sûrs politiquement et les moins propres à la guerre civile qui étaient restés. C’est de ces éléments que sortirent par la suite plusieurs « chefs » du mouvement. Cependant, ce fait absolument naturel et inévitable, que certains accusateurs soulignent triomphalement, ne change en rien la physionomie anti-prolétarienne de la rébellion. Si on ne se laisse pas abuser par des mots d’ordre pompeux, de fausses étiquettes, etc., le soulèvement de Cronstadt n’apparaît que comme une réaction armée de la petite bourgeoisie contre les difficultés de la révolution socialiste et la rigueur de la dictature prolétarienne. C’est précisément la signification du mot d’ordre de Cronstadt, « les soviets sans communistes », dont se sont immédiatement emparés non seulement les socialistes révolutionnaires, mais aussi les libéraux bourgeois. En tant que représentant le plus perspicace du capital, le professeur Milioukov comprenait qu’affranchir les soviets de la direction des communistes, c’était tuer à bref délai les soviets. C’est confirmé par l’expérience des soviets russes dans la période du règne des mencheviks et des socialistes révolutionnaires, et plus clairement encore par l’expérience des soviets allemands et autrichiens sous le règne de la social-démocratie. Les soviets dominés par les socialistes révolutionnaires et les anarchistes ne pouvaient servir que de marchepieds pour passer de la dictature du prolétariat à la restauration capitaliste. Ils n’auraient pu jouer aucun autre rôle, quelles qu’aient été les « idées » de leurs membres. Le soulèvement de Cronstadt avait ainsi un caractère contre-révolutionnaire.
Du point de vue de classe, lequel – sans vouloir offenser messieurs les éclectiques – demeure le critère fondamental, non seulement pour la politique, mais aussi pour l’histoire, il est extrêmement important de comparer le comportement de Cronstadt à celui de Petrograd dans ces journées critiques. De Petrograd aussi, on avait extrait toute la couche dirigeante des ouvriers. Dans la capitale désertée régnaient la famine et le froid, plus cruellement encore peut-être qu’a Moscou. Période héroïque et tragique ! Tous étaient affamés et irrités. Tout le monde était mécontent. Il y avait dans les usines une sourde fermentation. En coulisse, des organisateurs venus des socialistes-révolutionnaires et des officiers blancs tentaient de lier le soulèvement militaire à un mouvement d’ouvriers mécontents. Le journal de Cronstadt parlait de barricades à Petrograd, de milliers de tués. La presse du monde le répétait. Mais en réalité il s’est produit un phénomène inverse. Le soulèvement de Cronstadt n’a pas attiré mais repoussé les ouvriers de Petrograd. La démarcation s’opéra selon la ligne des classes. Les ouvriers sentirent immédiatement que les rebelles de Cronstadt se trouvaient de l’autre côté de la barricade et ils soutinrent le pouvoir soviétique. L’isolement politique de Cronstadt fut la cause de son manque d’assurance interne et de sa défaite militaire.
La NEP et l’insurrection de Cronstadt
Victor Serge, qui semble vouloir fabriquer une synthèse quelconque de l’« anarchisme », du poumisme et du marxisme, s’est mêlé bien malencontreusement de la discussion sur Cronstadt. Selon lui, l’introduction, une année plus tôt, de la NEP, aurait pu éviter le soulèvement. Admettons-le. Mais il n’est pas très difficile de donner après coup de tels conseils. Certes, comme Serge le fait remarquer, j’avais proposé dès le début de 1920 le passage à la NEP. Mais je n’étais nullement convaincu d’avance du succès. Ce n’était pas pour moi un secret que le remède pouvait s’avérer pire que le mal. Quand je me heurtai à l’opposition de la direction du parti, je ne fis pas ouvertement appel à la base, pour ne pas mobiliser la petite bourgeoisie contre les ouvriers. Il fallut l’expérience des douze mois qui suivirent pour convaincre le parti de la nécessité d’un cours nouveau. Mais il est remarquable que, précisément, les anarchistes de tous les pays aient accueilli la NEP comme… une trahison du communisme ! Et maintenant, les avocats des anarchistes nous accusent de ne pas l’avoir introduite une année plus tôt !
Au cours de l’année 1921, Lénine a plus d’une fois publiquement reconnu que l’obstination du parti à maintenir les méthodes du communisme de guerre était devenue une grave erreur. Mais qu’est-ce que cela change à l’affaire ? Quelles qu’aient été les causes de l’insurrection de Cronstadt, immédiates ou lointaines, sa signification était celle d’une menace mortelle pour la dictature du prolétariat. La révolution prolétarienne, même si elle avait commis une erreur politique, devait-elle se punir elle-même et se suicider ?
Ou peut-être suffisait-il de communiquer aux insurgés de Cronstadt les décrets sur la NEP pour les apaiser ? Illusion ! Les insurgés n’avaient pas consciemment de programme, et, par la nature même de la petite bourgeoisie, ne pouvaient pas en avoir. Eux-mêmes ne comprenaient pas clairement que leurs pères et leurs frères avaient, avant tout, besoin de la liberté du commerce. Ils étaient mécontents, révoltés, mais ne connaissaient pas d’issue. Les éléments les plus conscients, c’est-à-dire les plus à droite, qui agissaient en coulisse, voulaient la restauration du régime bourgeois. Mais ils n’en parlaient pas à voix haute. L’aile « gauche » voulait la liquidation de la discipline, les soviets « libres » et une meilleure pitance. Le régime de la NEP ne pouvait apaiser les paysans que graduellement, et, à la suite des paysans, la partie mécontente de l’armée de la flotte. Mais il fallait pour cela l’expérience et le temps.
Il est plus puéril encore de prétendre que l’insurrection n’était pas une insurrection, que les marins ne proféraient aucune menace, qu’ils s’étaient « seulement » emparés de la forteresse et des bâtiments de guerre, etc. Cela veut dire que si les bolcheviks ont attaqué la forteresse en passant sur la glace, la poitrine à découvert, c’est uniquement à cause de leur mauvais caractère, de leur penchant à provoquer artificiellement des conflits, de leur haine des marins de Cronstadt ou de la doctrine anarchiste (à laquelle, soit dit en passant, personne ne pensait en ces jours-là). N’est-ce pas là bavardage puéril ? Se mouvant librement dans l’espace et le temps, des critiques dilettantes essaient – dix-sept ans après – de nous suggérer l’idée que tout se serait terminé à la satisfaction générale si la révolution avait laissé à eux-mêmes les marins insurgés. Mais le malheur est que la contre-révolution ne les aurait nullement laissés à eux-mêmes. La logique de la lutte donnait, dans la forteresse, l’avantage aux éléments les plus extrémistes, c’est-à-dire aux contre-révolutionnaires. Le besoin de ravitaillement aurait placé la forteresse dans la dépendance directe de la bourgeoisie étrangère et de ses agents, les émigrés blancs. Tous les préparatifs nécessaires pour cela étaient déjà en cours. Attendre passivement, dans de telles conditions, un dénouement heureux, c’est sans doute ce dont auraient été capables des gens du type des anarcho-syndicalistes espagnols ou des poumistes. Par bonheur, les bolcheviks appartenaient à une autre école. Ils considéraient que leur devoir était d’éteindre l’incendie dès le début, et par conséquent avec le moins de victimes.
Au fond, messieurs les critiques sont les adversaires de la dictature du prolétariat, et, de ce fait, les adversaires de la révolution. C’est en cela que tient tout le secret. Certes, un certain nombre d’entre eux admettent en paroles révolution et dictature. Mais cela ne vaut guère mieux. Ils veulent une révolution qui ne mènerait pas à la dictature et une dictature qui s’exercerait sans contrainte. Ce serait bien entendu une dictature fort « agréable ». Mais cela exige quelques détails : un développement très régulier et surtout, un niveau très élevé des masses travailleuses. Dans de telles conditions, la dictature ne serait plus nécessaire. Certains anarchistes, qui sont au fond des pédagogues libéraux, espèrent que, dans cent ou dans mille ans, les travailleurs auront atteint un niveau de développement si élevé que la contrainte sera inutile. Assurément, si le capitalisme était capable de mener à un tel développement, il serait inutile de le renverser. Il n’y aurait aucun besoin, ni de révolution violente, ni de la dictature qui est la conséquence inévitable de la victoire révolutionnaire. Cependant, le capitalisme décadent actuel laisse peu de place aux illusions humanitaires et pacifistes.
La classe ouvrière – pour ne pas parler des masses semi-prolétariennes – est hétérogène, socialement comme politiquement. La lutte des classes engendre la formation d’une avant-garde qui attire à elle les meilleurs éléments de la classe. La révolution est possible au moment où l’avant-garde réussit à entraîner avec elle la majorité du prolétariat. Mais cela ne signifie nullement que disparaissent les contradictions entre les travailleurs eux-mêmes. Au point culminant de la révolution, elles sont certes atténuées, mais seulement pour se manifester ensuite, à la seconde étape, dans toute leur acuité. Telle est la marche de la révolution dans son ensemble. Telle fut sa marche à Cronstadt. Quand des raisonneurs en pantoufles veulent prescrire après coup à la révolution d’octobre un autre itinéraire, nous ne pouvons que leur demander respectueusement de nous indiquer où et quand leurs grands principes se sont trouvés confirmés en pratique, ne fût-ce que partiellement, ne fût-ce tendanciellement ? Où sont les signes qui permettent de compter à l’avenir sur le triomphe de ces principes ? Nous n’aurons bien entendu jamais de réponse.
La révolution a ses lois. Nous avons formulé depuis longtemps ces « leçons d’octobre », qui ont une importance non seulement russe, mais également internationale. Personne n’a tenté de proposer d’autres « leçons ». La révolution espagnole confirme par la négative les « leçons d’octobre ». Mais les critiques sévères se taisent ou se dérobent. Le gouvernement de « Front populaire » étrangle la révolution socialiste et fusille les révolutionnaires. Les anarchistes participent à ce gouvernement et, quand on les chasse, continuent à soutenir les bourreaux. Et leurs avocats et alliés étrangers s’occupent pendant ce temps de la défense de… la rébellion de Cronstadt contre les féroces bolcheviks. Ignoble comédie !
Les discussions actuelles autour de Cronstadt tournent autour du même axe de classes que le soulèvement de Cronstadt lui-même, au travers duquel la partie réactionnaire des marins tentait de renverser la dictature du prolétariat. Sentant leur impuissance sur l’arène de la politique révolutionnaire d’aujourd’hui, les confusionnistes et les éclectiques petits-bourgeois tentent d’utiliser le vieil épisode de Cronstadt pour combattre la IVe Internationale, c’est-à-dire le parti mondial de la révolution prolétarienne. Ces « Cronstadtiens » modernes seront écrasés comme les autres, sans avoir recours aux armes, il est vrai, car, heureusement, ils n’ont pas de forteresse.
Le 15 janvier 1938
Léon Trotsky