Le capitalisme français est en déclin. Il recule face à ses rivaux sur le marché mondial et même national. Son incapacité à développer l’économie est patente. Depuis 2001, le taux de croissance du PIB français oscille entre 0% et 2,5%. La croissance du PIB au premier trimestre 2005 n’était que de 0,2% par rapport au même trimestre de 2004, et la croissance pour l’ensemble de l’année se situera sans doute aux alentours de 1,5%. Cette stagnation aggrave le chômage de masse et la précarité de l’emploi, avec leur cortège de misère et de vies brisées. La grande pauvreté gagne une fraction croissante de la population, avec 5,5 millions de personnes vivant au niveau des « minima sociaux ».
Ayant complètement épuisé sa capacité de faire avancer la société, la classe capitaliste ne peut se maintenir au pouvoir qu’en la refoulant en arrière. Le patronat et le gouvernement mènent une offensive sans cesse renouvelée contre les acquis sociaux et les conditions de vie de la vaste majorité de population. Dans le domaine des retraites, de la sécurité sociale, de la santé publique, de l’éducation, du logement, des allocations sociales, des contrats d’embauche ou des droits des salariés, elle s’efforce de détruire tout ce que le mouvement ouvrier a pu obtenir au cours de plusieurs générations de luttes et de sacrifices. Pour sauvegarder ses profits et ses privilèges, elle est contrainte de réduire par tous les moyens possibles la part de la richesse nationale qui revient aux travailleurs et leur famille. La destruction des services publics et les privatisations massives répondent à sa volonté de soumettre à la loi du profit toutes les sphères d’activité économique.
Le marxisme explique que le développement de la production et de la technologie constitue la force motrice de l’histoire sociale. Le renversement révolutionnaire d’un ordre social donné devient une nécessité historique à partir du moment où il se dresse en obstacle au développement des forces productives. L’Ancien Régime a été condamné, en son temps, par son incapacité à s’accommoder des forces productives nouvelles qui accompagnaient l’ascension de la bourgeoisie. De même, aujourd’hui, le système capitaliste s’avère incapable d’utiliser pleinement le potentiel productif dont dispose la société. Or, sur la base de la technologie moderne et de l’augmentation de la productivité du travail humain qui en résulte, il serait possible d’éradiquer complètement la pauvreté, les mauvaises conditions de logement et toutes les autres manifestations de la misère sociale. Le fait que ces moyens de production soient entre les mains de la classe capitaliste les empêche d’être tournés vers la satisfaction des besoins sociaux.
Cette contradiction entre le développement des moyens de production et leur propriété privée signifie que lorsque la lutte des travailleurs contre la régression sociale prendra un caractère de masse, elle se trouvera rapidement confrontée à la question de la propriété des grandes entreprises, des banques et des moyens d’échange, indépendamment des idées et des objectifs qui caractérisent le mouvement dans ses phases initiales.
Karl Marx expliquait que les idées dominantes, dans une société donnée, sont celles de la classe dominante. Aujourd’hui, les capitalistes disposent de moyens considérables pour imposer leur idéologie et leurs « perspectives ». Ils cherchent à convaincre les jeunes et les travailleurs que le capitalisme sera capable d’assurer la croissance économique et le plein emploi, à condition qu’ils acceptent de faire des sacrifices aujourd’hui. La façon dont les idéologues de la classe dirigeante présentent l’avenir de leur système n’est bien évidemment pas innocente, pas plus que la façon dont ils interprètent le passé.
Cependant, les perspectives présentées par les réformistes qui dirigent le mouvement syndical et les partis de gauche ne sont pas plus crédibles que celles des représentants directs des capitalistes. Il suffirait, à les entendre, d’introduire tel ou tel changement superficiel – des incitations financières à l’embauche, une minuscule taxe sur les gains spéculatifs, etc. – pour inverser la régression sociale. Ils prétendent pouvoir convaincre les capitalistes de faire d’autres « choix » – comme si une autre variété du capitalisme, plus progressiste et sociale, pouvait exister. Ce sont des perspectives complètement fausses qui ne prennent pas en compte la nature même du système capitaliste et l’extrême gravité de sa crise actuelle.
L’économie américaine minée par l’endettement
Dans le Manifeste du Parti Communiste, écrit à l’aube de l’ère capitaliste, Karl Marx et Friedrich Engels expliquaient que le système capitaliste aboutirait à une division internationale du travail – une véritable « économie mondiale » – à laquelle aucune économie nationale ne pourrait se soustraire. Aujourd’hui, cette « mondialisation » de l’économie a été portée à un tel degré que l’interdépendance des économies nationales constitue la caractéristique déterminante de notre époque. L’élaboration des perspectives pour la France doit partir du contexte international.
Le PIB des Etats-Unis, qui représente 39 % de la production mondiale, a crû de 3% en 2003, puis de 4,4% en 2004. Son taux de croissance se situera aux alentours de 3,4% en 2005. Cependant, cette croissance repose essentiellement sur la spéculation immobilière et la consommation des ménages – qui reposent, à leur tour, sur une expansion massive du crédit. Le recours au crédit, aux Etats-Unis, a atteint des proportions absolument colossales. En mars 2005, la dette totale de l’administration, des entreprises, du secteur financier et des ménages américains s’élevait à 40 000 milliards de dollars ! Cette somme représente 137 000 dollars pour chaque homme, femme et enfant américains. L’endettement des ménages s’élève à 10 300 milliards de dollars, soit, en moyenne, 103% des revenus annuels des ménages. La seule dette fédérale, toujours en mars 2005, était de 7 600 milliards de dollars. Le taux d’endettement ne cesse de croître, et ce à un rythme bien supérieur à la croissance de l’économie. Globalement, pour chaque dollar emprunté, la richesse créée n’est que de 23 cents.
Le crédit permet à l’économie capitaliste d’échapper temporairement à une crise de surproduction. Des crises périodiques de surproduction sont inévitables sous le capitalisme, parce que les travailleurs ne peuvent jamais racheter la totalité des richesses qu’ils ont créées. Cependant, par le biais du crédit – c’est-à-dire en injectant dans l’économie des richesses non encore créées – le capitalisme augmente de manière artificielle la demande, ce qui tend à reporter à plus tard la crise de surproduction. Cependant, l’Etat et les entreprises, comme les ménages, ne peuvent emprunter indéfiniment. Tôt ou tard, il faut cesser d’emprunter et commencer à rembourser.
Pour le moment, l’endettement des ménages américains poursuit sa spirale haussière en raison de l’envolée spectaculaire du marché de l’immobilier. Le prix du mètre carré a augmenté de 73% depuis 1997. Lorsque cette « bulle spéculative » éclatera, la chute de la valeur des biens immobiliers plongera des millions de familles américaines dans le surendettement, déclenchant une contraction brutale de la demande intérieure. Le chômage augmentera brusquement. A l’heure actuelle, 85% des nouvelles embauches reposent sur le secteur immobilier ou sur la hausse de la consommation des ménages.
L’administration Bush se comporte comme si l’endettement de l’économie américaine pouvait grimper indéfiniment. Elle réduit les impôts des couches aisées de la population, accorde des subventions aux capitalistes, tout en augmentant massivement les dépenses militaires. Chaque semaine, la guerre en Irak rajoute un milliard de dollars au déficit de l’Etat. Certes, la place prépondérante qu’occupent les Etats-Unis dans l’économie mondiale est telle qu’ils sont à l’abri des pressions du FMI ou de la Banque Mondiale. Mais les lois fondamentales de l’économie opèrent tout de même. La Réserve Fédérale tente de restreindre le recours au crédit au moyen d’une hausse des taux d’intérêt. Mais la croissance économique est devenue tellement dépendante du crédit qu’une hausse assez sévère de ces taux risquerait de la précipiter dans la récession. Ainsi, la Réserve Fédérale a prudemment opté pour une politique d’augmentation graduelle – de 0,25% à la fois – de son principal taux directeur, qui se situait, en septembre, à 3,75%, après la onzième hausse consécutive.
S’il n’est pas possible de prévoir le moment exact où l’économie américaine entrera dans une phase de contraction, il est certain, par contre, que celle-ci interviendra inévitablement à un certain stade. En laissant courir l’endettement, l’administration américaine espère reporter la crise à plus tard. Cette politique aura pour conséquence de rendre la crise encore plus profonde, le moment venu.
Au demeurant, la croissance américaine ne profite pas à la majorité de la population. La répartition des richesses est de plus en plus inégalitaire : 1% des familles détient 38% de la masse globale des revenus des ménages. Les conséquences dramatiques de l’ouragan Katrina ont montré au monde entier l’énorme gouffre qui existe entre les riches et les pauvres, aux Etats-Unis. Ceux qui en avaient les moyens se sont sauvés, laissant les pauvres mourir sur place. Aux méthodes particulièrement brutales des capitalistes américains correspondent celles du gouvernement, qui s’attaque tour à tour aux retraites, à la protection sociale, au système éducatif, aux services publics, aux droits et conditions de travail des salariés. Les inégalités sociales flagrantes, les atteintes aux droits démocratiques, la corruption et le cynisme de la classe dominante provoquent colère et amertume chez les travailleurs. La vague de révolte face à l’indifférence de l’administration Bush et de la classe dirigeante américaine après le passage de l’ouragan Katrina donne un aperçu de la radicalisation que provoquera une récession économique aux Etats-Unis. Elle inaugurera une période de confrontations majeures entre les classes, et poussera les jeunes et les travailleurs du pays à renouer avec leurs traditions militantes et révolutionnaires.
Au moyen d’un endettement colossal, le capitalisme américain est allé au-delà de ses capacités économiques réelles. Sur le plan militaire également, il s’est engagé bien au-delà de ses moyens d’action réels. On le voit en Afghanistan et en Irak, où les forces américaines se sont enlisées dans des guerres extrêmement coûteuses qu’elles ne peuvent pas gagner. Alors que ces interventions visaient à stabiliser les régions concernées, elles ont eu l’effet inverse. Aujourd’hui, le Moyen-Orient est beaucoup plus instable et dangereux – du point de vue des intérêts stratégiques américains – qu’il ne l’était avant l’invasion de l’Irak. Le régime saoudien, par exemple, a été considérablement fragilisé par l’intervention américaine, ce qui soulève la possibilité de son renversement et de son remplacement par un régime hostile aux Etats-Unis.
George W. Bush a annoncé une réduction du nombre de troupes en Irak. Il prétend qu’en 2006, le contingent sera réduit de 20 000 à 30 000 hommes – avant d’expliquer que, dans l’immédiat, il faudra augmenter les effectifs sur place de quelques 20 000 hommes. L’impérialisme américain ne peut pas se retirer d’Irak, car un tel retrait signifierait la chute immédiate du gouvernement irakien actuel et, là aussi, l’arrivée au pouvoir d’un régime hostile aux Etats-Unis. A terme, la guerre en Irak aura les mêmes effets que celle du Vietnam. Dores et déjà, une majorité des citoyens américains est favorable au retrait des troupes. Au fur et à mesure que la population américaine prendra conscience de l’impasse dans laquelle se trouvent les troupes sur place, le mouvement anti-guerre gagnera en ampleur. Rappelons que la défaite des Etats-Unis au Vietnam était due à la résistance des Vietnamiens, d’une part, mais aussi et surtout à l’opposition massive de la population américaine.
La réalité de notre époque ne ressemble en aucune manière à la période de « paix et stabilité » annoncée par le père de George W. Bush au lendemain de la chute du mur de Berlin. Le « nouvel ordre mondial » se caractérise par une lutte impitoyable entre les grandes puissances pour le contrôle des marchés, des ressources naturelles et des nouvelles sources de profit. L’invasion de l’Irak visait à mettre la main sur les réserves importantes de pétrole irakien, à écarter au passage les compagnies pétrolières étrangères – notamment françaises – et à consolider sa position déjà dominante au Moyen-Orient.
Les tensions de plus en plus fortes entre les grandes puissances expliquent les crises successives qui ont secoué l’ONU, l’OTAN, l’OMC et l’Union Européenne. Chaque puissance essaie de résoudre ses propres difficultés au détriment de ses rivales. Ce sont les peuples du monde sous-développé – précipités dans la guerre, la famine et la barbarie – et les travailleurs de tous les pays du monde qui font les frais de cette rapacité impérialiste.
Vers une crise de surproduction en Chine
La perspective d’une récession de l’économie américaine est renforcée par les menaces qui pèsent sur l’économie chinoise – dont l’effondrement aurait des conséquences majeures sur l’économie mondiale.
La Chine est en train de devenir une grande puissance mondiale, sur le plan économique et militaire. Les capitalistes européens et américains considéraient la restauration du capitalisme en Chine du seul point de vue de l’ouverture d’un nouveau marché pour absorber la surproduction occidentale. Cependant, cette aubaine s’est vite transformée en fléau, de leur point de vue. La croissance exponentielle de l’industrie chinoise s’est traduite par l’inondation des marchés internationaux par une masse sans cesse grandissante de produits chinois. Les exportations de la Chine ont augmenté de 34,7% entre 2002 et 2003.
La Chine arrache des parts de marché de plus en plus importantes dans les secteurs du textile, des produits électroniques, et même de l’exploitation pétrolière. Profitant d’une main d’œuvre très bon marché, elle est aujourd’hui capable de produire des marchandises de bonne qualité à des prix défiant toute concurrence, ce qui constitue une menace directe pour l’industrie américaine et européenne. Aux Etats-Unis, on évalue à 3 millions le nombre d’emplois qui ont disparu sous l’impact de la concurrence chinoise. Arrivant tardivement – mais puissamment – sur un marché mondial largement saturé, la Chine porte directement atteinte aux intérêts des grandes puissances dans les pays du sud-est asiatique, en Amérique latine et en Afrique.
Des mesures protectionnistes ont déjà été prises, contre la Chine, par les Etats-Unis et l’Union Européenne. Les Etats-Unis, dont le déficit commercial avec la Chine atteint des proportions abyssales (162 milliards de dollars en 2004), font pression sur la Chine pour qu’elle procède à une réévaluation de sa monnaie, afin de réduire la compétitivité de ses exportations. Compte tenu du taux de croissance très élevé de l’économie chinoise – 9% en 2004, et sans doute autant en 2005 – et compte tenu, aussi, de la part importante de sa production qui va à l’export, la Chine se dirige tout droit vers une crise de surproduction classique, ce qui aura des répercussions économiques particulièrement graves à travers le sud-est asiatique et sur les économies occidentales, dont notamment l’économie américaine. La Chine possède la plus grande réserve de dollars américains au monde et constitue un facteur majeur, de ce fait, dans la situation économique des Etats-Unis. Les perspectives pour l’économie américaine sont étroitement liées à celles de l’économie chinoise.
L’Union Européenne
Les économies des Etats-Unis et de la Chine s’apparentent à des bombes à retardement qui pourraient exploser à tout moment. Elles entraîneront dans leur chute toute l’économie mondiale. En Europe, les répercussions économiques – et donc sociales et politiques – de ce scénario seront particulièrement dramatiques, compte tenu du fait que dores et déjà, avant que n’interviennent ces répercussions, la plupart des pays européens connaissent une stagnation économique ou des taux de croissance très faibles.
L’économie italienne est entrée en récession, avec une chute de son PIB de 0,5% au premier trimestre 2005, suite à une chute de 0,4% pour le dernier trimestre de 2004. Le niveau de sa dette publique dépasse 105% de son PIB annuel. Le PIB de l’Allemagne n’a augmenté que de 1,6% en 2004, et les prévisions du gouvernement, en août dernier, tablaient sur une croissance de seulement 0,8% en 2005. En 2003, la croissance moyenne de l’ensemble des pays de la zone euro n’a été que de 0,2%. Elle est remontée jusqu’à 2% en 2004, mais se situera certainement aux alentours de 1,5% en 2005. La croissance de l’économie française sera probablement du même ordre.
Indépendamment des taux de croissance dans les différents pays, la politique et les méthodes employées par les classes capitalistes et les gouvernements européens sont pratiquement identiques, parfois jusque dans les détails. Ils saccagent les secteurs publics et les systèmes de sécurité sociale, privatisent à grande échelle, s’attaquent aux salaires, aux retraites et aux conditions de travail des salariés. Ils s’en prennent aux chômeurs, aux pauvres, aux infirmes, aux personnes âgées et vulnérables. La seule perspective qui s’ouvre aux peuples européens, sous le capitalisme, est celle de la régression sociale et du chômage de masse.
Depuis de nombreuses années, les capitalistes ont tenté de présenter la « construction européenne » comme un gage de croissance, de prospérité, de plein emploi et de progrès social. Mais au lieu d’assister à la construction de quoi que ce soit, l’immense majorité de la population a subi la destruction de ses acquis sociaux et la dégradation générale de son niveau de vie. Ceci explique le rejet massif de la constitution européenne, en France et ailleurs. Le mensonge a fonctionné pendant un certain temps, mais la réalité implacable de l’Europe capitaliste a fini par l’emporter. Comme le disait Abraham Lincoln, « on peut tromper une partie du peuple pendant un certain temps, mais on ne peut pas tromper tout le peuple, tout le temps. »
Les médias capitalistes s’efforcent de présenter l’Union Européenne comme une force montante dans les affaires du monde. Or, en réalité, face aux Etats-Unis, l’Europe est en déclin depuis plus d’un siècle. C’est précisément ce déclin qui a forcé les puissances européennes à se regrouper dans ce qui est devenu l’Union Européenne. Ceci n’a pourtant pas empêché l’écart entre les puissances européennes et les Etats-Unis de continuer à grandir sur le plan économique et militaire.
Le lancement de l’euro, en 1999, était censé permettre à l’Europe de rattraper son retard sur les Etats-Unis. Il n’en a rien été. Les performances cumulées des Etats-Unis et de l’Europe étaient comparables pendant les trois premières années – mais, depuis 2002, l’écart se creuse de nouveau. En 2003, la croissance américaine était de 3%, contre 0,6% en Europe. En 2004, ce même rapport était de 4,4% contre seulement 2%. En 2005 également, l’économie des Etats-Unis croîtra plus vite que celle de l’Europe. Entre 1980 et 2003, les dépenses militaires américaines ont progressé de 138 à 384 milliards de dollars. Sur la même période, celles des 15 pays qui composaient l’Union Européenne avant son élargissement n’ont progressé que de 112 à 200 milliards de dollars.
Au fond, l’Union Européenne est une coalition protectionniste dirigée contre les Etats-Unis, le Japon, la Chine, le sud-est asiatique et, surtout, contre les pays les plus pauvres et sous-développés. Les puissances européennes exigent la « liberté totale des échanges » à l’intérieur de l’Union Européenne, mais il en est autrement quand il s’agit de l’extérieur. Cependant, force est de constater que l’Europe est en train de perdre la « guerre économique » qu’elle mène contre le reste du monde.
L’Europe n’est pas unie, et ne le sera jamais sur la base du capitalisme. Au contraire, toute l’histoire de cette « union » a été jalonnée par des conflits d’intérêts entre les différentes puissances capitalistes qui la composent. Au lendemain de la chute du mur de Berlin, lorsque l’Allemagne réunifiée voulait attirer davantage de capitaux étrangers, elle a augmenté ses taux d’intérêt sans consulter la France ou la Grande-Bretagne. Ensuite, l’Allemagne a incité la Croatie à se déclarer indépendante, malgré l’opposition de la France. Pour sa part, la France a armé la Serbie contre la Croatie. Dernièrement, un conflit a éclaté entre la France et la Grande-Bretagne concernant la « ristourne » britannique – arrachée par Thatcher en 1984 – et la Politique Agricole Commune. Derrière la façade de l’Union, les puissances européennes sont engagées dans une lutte impitoyable, les unes contre les autres, pour la domination des marchés en Europe et dans le monde. Lénine avait écrit, en son temps, que l’unification de l’Europe sur des bases capitalistes était une « utopie réactionnaire ». C’est tout aussi vrai à notre époque.
Pour la Pologne, la République Tchèque, la Hongrie, la Slovénie et la Slovaquie, l’entrée dans l’Union Européenne signifie un renforcement considérable de leur dépendance à l’égard des capitaux étrangers. Le taux de chômage en Pologne se situe déjà à 19,8 %, et plus de la moitié des chômeurs polonais n’ont pas travaillé depuis plus d’un an. En Europe centrale et orientale, 40% des investissements directs sont liés aux privatisations. Dans cette partie de l’Europe, les achats d’entreprises par les capitalistes allemands, français ou britanniques se sont traduits par des centaines de milliers de suppressions d’emplois. Dans le cas de la Hongrie, dès avant son adhésion, 70 % de ses exportations étaient le fait d’entreprises étrangères implantées dans le pays ou d’entreprises hongroises qui ont été achetées par des capitalistes étrangers.
L’enveloppe qui a été prévue pour financer le récent élargissement de l’Union Européenne, sous forme d’aides aux industriels, aux agriculteurs ou de financement d’infrastructures, ne dépasse pas 22 milliards d’euros pour l’ensemble des pays concernés. Il est impossible de maintenir le niveau des subventions accordées aux capitalistes des « quinze » et d’étendre en même temps leur attribution aux nouveaux membres de l’UE. Les grandes puissances occidentales ont donc pris des dispositions pour que leurs propres intérêts passent avant ceux des nouveaux membres de la « famille européenne ». La France et l’Allemagne ont déjà obtenu que le montant de leurs subventions ne diminuera pas d’ici 2013.
L’introduction de la monnaie unique a été présentée à l’opinion publique comme un moyen de promouvoir l’entente européenne et d’« harmoniser » les économies nationales. Mais elle ne pouvait pas effacer la rivalité entre les puissances européennes. La zone euro a servi, en substance, à protéger les investissements des capitalistes contre les fluctuations des taux de change qui se produisaient avec les anciennes monnaies nationales. Mais elle ne protège pas le capitalisme européen des fluctuations des autres monnaies importantes, comme le dollar ou le yen. La baisse du dollar, par exemple, a lourdement pénalisé les exportations européennes et favorisé la compétitivité des produits américains sur les marchés internationaux. Ceci a contribué à attiser les tensions au sein de l’Union Européenne, puisque les produits qui ne peuvent plus se vendre à l’extérieur de l’Europe se retrouvent sur le marché intérieur.
Par ailleurs, si l’introduction de la monnaie unique a éliminé les problèmes liés aux variations des cours des anciennes monnaies nationales, elle en a créé d’autres qui pourraient s’avérer pires que ceux qui existaient auparavant, surtout dans un contexte de récession. Malgré la multiplication des « critères de convergence », les pays de la zone euro ont des écarts importants en matière de croissance, de commerce extérieur, d’inflation et d’endettement. Certains pays sont entrés en récession, comme le Portugal en 2003 et l’Italie en 2004, alors que d’autres, comme l’Irlande, affichent des taux de croissance relativement élevés.
Cela signifie que la politique monétaire européenne est forcément inadaptée à la réalité des économies nationales. Du coup, toutes les classes capitalistes nationales d’Europe dénoncent l’« immobilisme » de la Banque Centrale Européenne. Le capitalisme français, dont les exportations sont en baisse régulière, aurait besoin d’un euro moins fort, c’est-à-dire d’une dévaluation compétitive par rapport au dollar. Mais ceci ne serait pas dans l’intérêt de l’Allemagne, qui s’y oppose. De même, la croissance économique, en Grande-Bretagne et en Espagne, contraste avec la récession au Portugal et en Italie. Que doit faire la BCE, puisqu’il n’y aucune politique monétaire qui puisse satisfaire toutes les puissances concernées ?
Paradoxalement, alors que la monnaie unique était censée imposer une discipline budgétaire plus forte aux Etats membres, elle leur procure au contraire une large mesure d’impunité. Dans le passé, en Italie, face à une récession, les capitalistes exigeaient une dévaluation de la monnaie nationale, ce qui permettait d’impulser les exportations, de freiner les importations, et ainsi de décharger le fardeau de la crise sur les travailleurs, dont la valeur nominale des salaires valait moins qu’avant en pouvoir d’achat. Si le gouvernement n’obtempérait pas, les capitalistes déclenchaient une spéculation contre la monnaie pour l’y contraindre. De même, le déficit public de la France représente 64% de son PIB – soit plus de mille milliards d’euros – sans que la sanction des marchés financiers ne lui tombe dessus, comme cela aurait été le cas dans le passé. Avec le franc, les taux d’intérêt auraient dores et déjà augmenté pour restreindre le crédit, et la monnaie aurait subi une dévaluation de fait. Or, avec l’euro, ces mécanismes n’existent plus ou, plus exactement, ils ne fonctionnent plus par rapport à un pays donné. Cette impunité engendre une « stabilité » apparente, au prix d’aggraver des déséquilibres économiques dont les conséquences accumulées seront d’autant plus catastrophiques à terme.
Compte tenu des perspectives économiques mondiales, tous les sacrifices imposés aux peuples de l’Europe ne sont malheureusement qu’un début. A un certain stade, un brusque retournement de la conjoncture, aux Etats-Unis, est inévitable. Ceci pourrait se produire en même temps qu’une crise de surproduction en Chine. La récession mondiale qui en résultera sera plus profonde que celle de 1974. Pour l’Europe, la contradiction entre les conquêtes sociales du passé et le maintien du système capitaliste sera exacerbée à un tel degré que sa résolution ne pourra plus être reportée à plus tard. Dès aujourd’hui, la classe capitaliste s’efforce de rétablir l’équilibre économique de son système. Mais cela ne peut aboutir qu’à la rupture du fragile équilibre social qui – avec la complicité des directions réformistes des partis de gauche et des syndicats – a pu exister jusqu’à présent. Cette situation est lourde d’intenses conflits de classe, en France et à travers l’Europe.
Le rejet de la Constitution Européenne, lors du référendum du 29 mai 2005 était une victoire pour les travailleurs et un coup dur pour l’UMP, l’aile droite du Parti Socialiste et celle du mouvement syndical. Cependant, la défaite de la Constitution ne règle aucun problème. L’idée des dirigeants du PCF, de la LCR, et des partisans du « non » au PS, selon laquelle le rejet de la Constitution signifierait un « coup d’arrêt » à la régression sociale, était parfaitement insensée. Les licenciements massifs, délocalisations et fermetures continuent. La Constitution Européenne a été consignée à la poubelle de l’histoire, mais la classe dont elle exprimait les intérêts est toujours au pouvoir. En conséquence, avec ou sans la Constitution, la régression sociale se poursuivra, en France comme ailleurs en Europe. « L’Europe sociale » sur la base du capitalisme n’est qu’une chimère.
Au cours de ces dernières années, l’Espagne, l’Italie, la Grèce, la Grande-Bretagne, l’Allemagne, la France et même l’Autriche ont été l’arène d’une longue série de mobilisations sociales de très grande ampleur, qui ont pris la forme de puissantes grèves générales et de manifestations massives. La manifestation du 15 février 2003, à Londres, contre la guerre en Irak, a été la plus grande manifestation de toute l’histoire du pays. L’ampleur de cette manifestation ne s’explique pas seulement par l’opposition à la guerre. Elle a été nourrie par 25 ans d’attaques contre les travailleurs. Depuis 1995, en France, la courbe des grèves, des manifestations et de la contestation sociale en général n’a cessé de monter. C’est un signe avant-coureur de la confrontation révolutionnaire qui aura lieu dans les années à venir.
Sous l’impact de la crise, la psychologie des travailleurs et de la jeunesse est en train de se transformer. A travers des chocs, des déceptions et des défaites – et sous l’impact de victoires révolutionnaires à l’étranger, comme c’est possible au Venezuela, en Bolivie et en Equateur – les travailleurs et la jeunesse commenceront à tirer des conclusions révolutionnaires. A ce stade, c’est en Amérique latine que le processus révolutionnaire est le plus avancé. Et une seule victoire décisive des travailleurs latino-américains – comme par exemple le renversement du capitalisme au Venezuela – donnerait une formidable impulsion au processus révolutionnaire à travers le monde, y compris en Europe.
Ce n’est pas par hasard que les médias européens ont construit un mur de silence autour de la révolution vénézuélienne. Les capitalistes comprennent, de leur point de vue, ce que nous devons comprendre du nôtre, à savoir que les conditions sociales et économiques qui sont à l’origine de cette révolution – chômage, précarité, privatisations, déclin économique – sont fondamentalement les mêmes que celles qui existent en Europe, et que l’Amérique latine renvoie à l’Europe l’image de son propre avenir.
Le déclin de l’impérialisme français
En 2003, le volume du commerce mondial s’est accru de 12%. Théoriquement, ce taux de croissance relativement élevé offrait l’occasion à toutes les grandes puissances d’augmenter leurs exportations dans des proportions similaires. L’Allemagne a augmenté ses exportations de 13%, la Chine de 25% et les Etats-Unis de 10%. Mais les exportations françaises n’ont cru que de 3%, ce qui signifie que la part du commerce mondial de la France s’est rétrécie de manière significative. Depuis 1999, chaque année, la France perd en moyenne 0,5% de part du marché mondial.
Ce recul sur le marché mondial se traduit par une modification des rapports entre la France et ses principaux rivaux sur les plans diplomatique et militaire. L’impérialisme français perd du terrain en Europe, en Asie, dans les pays du Maghreb et en Afrique subsaharienne.
Au sein de l’Union Européenne, le rapport de force entre la France et l’Allemagne s’est radicalement modifié en faveur de cette dernière, surtout depuis la réunification de l’Allemagne, en 1989. C’est ce qui explique que la réforme de la PAC s’est largement effectuée sur les termes de l’Allemagne, au détriment des agriculteurs français. La récente intégration à l’UE de dix pays situés à l’est du territoire allemand ne fera qu’accentuer l’affaiblissement de la France par rapport à son « partenaire » allemand. La Pologne, la Hongrie, la République Tchèque et les pays d’Europe centrale en général constituent « l’arrière cour » économique de l’Allemagne. La France n’exporte que très peu vers les pays d’Europe centrale et orientale, à l’exception de la Pologne. En 2003, la valeur des exportations françaises vers ces pays n’était que de 12 milliards d’euros, contre 18 milliards pour le seul Lander de Westphalie, en Allemagne.
L’invasion et l’occupation militaire de l’Irak ont pratiquement anéanti ce qui restait de l’influence de l’impérialisme français au Moyen-Orient. Chirac s’est opposé à l’intervention américaine parce qu’il savait que l’occupation de l’Irak par les Etats-Unis signifierait la mise à l’écart de la France, et notamment l’annulation des pré-accords sur l’exploitation du pétrole irakien, signés avec Saddam Hussein en vue d’une éventuelle levée de l’embargo de l’ONU. En l’occurrence, la participation de la France à la guerre n’y aurait pas changé grand chose. L’apport militaire de la France aurait été dérisoire. L’implication de la France dans la guerre en Afghanistan ne lui rapporte aucun avantage significatif en termes économiques ou stratégiques. Sa participation à la guerre contre l’Irak en 1991 lui a seulement valu 2% des contrats de « reconstruction », les Etats-Unis ayant eu la gentillesse de lui confier les opérations de déminage ! Ce traitement méprisant traduit la réalité du rapport de forces entre les Etats-Unis et la France : les dépenses militaires de la France ne représentent que 7 % des dépenses militaires américaines.
Au lendemain de la deuxième guerre mondiale, l’impérialisme français avait pratiquement verrouillé son emprise sur les pays de la « Françafrique », dont il pillait impunément les ressources naturelles et productives depuis des décennies. Par l’armement et l’encadrement des forces de répression sur place, ainsi qu’une présence militaire relativement forte, l’impérialisme français entretenait une série de dictatures qui ne toléraient aucune contestation. Ce n’est un hasard si l’homme qui incarnait la politique africaine de la France, à l’époque, était Jacques Foccart, qui dirigeait le SAC.
Cependant, le déclin de la France dans les affaires du monde a mené à un affaiblissement considérable de sa position en Afrique. Au début des années 90, face à la crise économique généralisée dans ses zones d’influence, la France a dû se tourner vers la Banque Mondiale et le FMI – c’est-à-dire vers les Etats-Unis, qui contrôlent ces institutions. En échange d’une injection de 10 milliards de dollars, Washington a exigé une dévaluation du franc CFA, et Balladur a dû obtempérer en 1994. Dans les pays du Maghreb, les Etats-Unis, l’Espagne et l’Allemagne progressent au détriment de la France. Au Soudan, les intérêts pétroliers de la France sont passés au deuxième plan, loin derrière la Chine. En Libye, Total-Fina-Elf a été largement écartée au profit des compagnies pétrolières américaines. Au Tchad, c’est un consortium dirigé par la compagnie pétrolière américaine Mobil-Exxon qui exploite les gisements les plus intéressants. En Afrique subsaharienne, les Etats-Unis et la Chine empiètent sur les anciennes « chasses gardées » de l’impérialisme français. Dans les pays de la « zone franc », la Chine est aujourd’hui la deuxième puissance en présence, après la France.
La situation en Côte d’Ivoire est particulièrement révélatrice de l’affaiblissement de l’impérialisme français sur le continent africain. Sur fond de crise économique et d’aggravation de la misère, l’Etat ivoirien s’est littéralement désintégré. Les forces armées encore à la disposition du gouvernement ont perdu la moitié du territoire national.
L’impérialisme français s’est avéré impuissant face à l’ampleur de cette débâcle. Dépourvu d’appuis solides dans le pays, il a dû changer à plusieurs reprises de politique vis-à-vis de Laurent Gbagbo. Dans un premier temps Chirac, voulait le chasser. Puis, lors des accords de Marcoussis, il a voulu en faire un « président sans pouvoir ». Pour renforcer sa position vis-à-vis de la France, Gbagbo a fait usage d’une démagogie anti-impérialiste et mobilisé les milices « patriotes ». Chirac n’avait pas les moyens d’imposer le respect des accords de Marcoussis. Exaspéré, Chirac a dénoncé la « dérive fasciste d’un régime exécrable », avant de reconnaître à nouveau Gbagbo comme le président légitime. L’intervention militaire française ne fait que souligner cette impuissance. L’opération Licorne est acculée à l’adoption d’une posture « impartiale », ce qui revient à entériner la division de facto du pays, dont les deux côtés échappent à l’emprise de la France.
Fin 2003, l’Elysée s’est finalement résigné à « faire avec » Gbagbo, dont il a cessé de contester l’autorité. Cette capitulation a été récompensée par un certain nombre de contrats au profit d’entreprises françaises, telles que Bouygues (eau et électricité) et le groupe Bolloré (terminal de conteneurs à Abidjan). La diplomatie française a été réduite à solliciter l’aide de divers chefs d’Etat africains, comme le président gabonais Omar Bongo et celui d’Afrique du Sud, Thabo Mbeki. Cette « aide » – qui n’a aucune chance d’aboutir à quoi que ce soit – n’est pas gratuite. L’Afrique du Sud, par exemple, réclame une participation dans la construction de l’Airbus militaire A400M.
Le cours des événements au Tchad, au Soudan, en République Démocratique du Congo, au Rwanda, au Gabon ou encore au Sénégal, traduit l’affaiblissement de l’impérialisme français. Battant en retraite sur les marchés internationaux et en perte de vitesse diplomatique et militaire, toutes les issues de secours sont bloquées pour les capitalistes français. Il ne reste à cette classe, devenue moribonde, qu’un seul moyen pour défendre son pouvoir, ses privilèges et ses profits : la réduction draconienne du niveau de vie des travailleurs français. Mais par la force des choses, cette politique a, elle aussi, ses limites. Elle provoquera inévitablement une série de confrontations majeures entre les classes en France, similaires dans leur forme, sans doute, aux événements de 1968. Et au cours de ces confrontations, les travailleurs français se trouveront face à l’impossibilité de se défendre autrement que par le renversement du capitalisme.
Le marasme économique
Le moteur de l’économie capitaliste est l’investissement. Or, l’industrie française souffre d’un sous-investissement chronique. L’effort public de recherche était de 1,16% du PIB en 1991 et de 0,82% en 2001, soit une baisse de 30%. Cette évolution négative a été encore plus prononcée dans le secteur privé. Comme le constatait Le Monde du 3 décembre 2004, les effets accumulés de ce sous-investissement, commencent à avoir des conséquences lourdes : « L’économie française semble arrivée à un point de bascule dangereux, de l’avis de nombreux observateurs. Sa compétitivité et son attractivité ne cessent de baisser par rapport à celles des Etats-Unis ou des autres pays européens. »
La baisse du taux d’investissement industriel est particulièrement marquée depuis 2001. L’effondrement du dollar, la concurrence de plus en plus forte de la Chine, la hausse du prix du pétrole, le surendettement de l’Etat, son désengagement industriel et la stagnation relative de la demande intérieure incitent les capitalistes français à réduire davantage leurs investissements productifs. A l’exception de quelques secteurs comme l’automobile et l’aéronautique, l’outil productif français vieillit. L’investissement des grands groupes dans la recherche est considérablement en dessous de celui de leurs rivaux principaux. Selon Patrick Artus, directeur des études économiques Ixis CIB, « la France est, [parmi les pays riches], celui qui compte le moins de chercheurs par entreprise, qui dépense le moins en recherche et développement, qui investit le moins dans les hautes technologies. Elle investit deux fois moins que le Japon et entre le tiers et la moitié des Etats-Unis, à économie comparable. »
Au lieu d’investir, les grands groupes capitalistes augmentent les dividendes payés aux actionnaires, ou rachètent leurs propres actions pour en faire monter le cours, comme l’ont fait Total, Schneider, BNP-Paribas et Pernod Ricard. En 2004, pour répondre à l’avarice de ses actionnaires, le groupe Carrefour a lancé des rachats massifs d’actions, qui pourraient en augmenter le cours de 35% en 2005.
Tout en détruisant progressivement l’outil productif du pays, les capitalistes parviennent à réaliser des profits de plus en plus importants. Les profits des entreprises du CAC 40, par exemple, ont atteint 60 milliards d’euros en 2004, contre 35 milliards en 2003. Autrement dit, ils ont presque doublé d’une année sur l’autre, pendant que le chômage augmentait.
Le taux d’exploitation des travailleurs augmente. La part des salaires (hors cotisations sociales) par rapport à la valeur ajoutée des entreprises françaises était de 55% en 1982, contre seulement 47% aujourd’hui. Les exonérations de cotisations sociales au titre des aides à l’embauche ont progressé de 3% en 2004, s’élevant à 20,1 milliards d’euros. En 2004, les exonérations ont représenté 17,6% des cotisations dites « patronales », soit 8,9% des cotisations à l’URSSAF. Ce n’est donc pas faute d’argent que les capitalistes n’investissent pas, de même que ce n’est pas faute d’argent qu’ils n’embauchent pas. Du point de vue des capitalistes, il ne sert à rien d’investir dans la technologie et la recherche alors que, fautes de marchés, l’utilisation des capacités productives existantes est très faible. Le taux d’utilisation des forces productives était de 89% en 2000. En 2004, il n’était que de 84%.
L’abandon progressif du secteur industriel par les capitalistes détruit chaque année un grand nombre d’emplois. En 1990, il y avait 4 692 400 emplois industriels en France. En mars 2005 il n’y en avait plus que 3 853 400. Entre janvier 2001 et juin 2005, l’industrie française a perdu 300 000 emplois, soit un emploi sur douze. Sur la même période, dans le secteur des biens de consommation, un emploi sur neuf a disparu.
Depuis 2002, il y a eu ce que Le Figaro Economie a appelé une « épidémie de faillites », tous secteurs confondus. Dans les premiers six mois de 2005, 26 100 entreprises françaises ont fait faillite, ce qui pourrait porter leur nombre à plus de 50 000 sur l’ensemble de l’année. Les petites entreprises de moins de 10 salariés constituent 92% de ces faillites, notamment dans le commerce et la restauration. Mais parmi les entreprises dont le chiffre d’affaire annuel dépasse 10 millions d’euros, 66 ont fait faillite au cours du même semestre.
Le commerce extérieur français avait accusé un déficit limité à 581 millions d’euros au premier semestre de 2004. Au deuxième semestre, il a dérapé à hauteur de 9,4 milliards. Sur les six premiers mois de 2005, le déficit du commerce extérieur français a atteint le chiffre record de 11,2 milliards d’euros. Les importations progressent bien plus vite que les exportations, et l’alourdissement de la facture énergétique, en raison de la hausse du prix du pétrole, aggrave encore le déficit. Sur le seul mois de juin 2005, le déficit du commerce extérieur français s’est creusé de 1,2 milliard d’euros !
Le recul du capitalisme français sur le marché intérieur va de pair avec une présence de plus en plus forte de capitaux étrangers. En 2005, des capitalistes étrangers détenaient 45% du capital des entreprises du CAC 40, contre 33,4% en janvier 1998. Sur l’ensemble des entreprises françaises côtées en Bourse, plus de la moitié des actions est détenue par des étrangers. Péchiney et AGF ont été vendues respectivement à des capitalistes canadiens et allemands. De nombreuses entreprises qui n’intéressaient plus les capitalistes français ont été acquises par des repreneurs étrangers. Aujourd’hui, 15% des emplois, en France, dépendent des entreprises étrangères, contre 9% en Espagne, 11% en Allemagne et 13% en Grande-Bretagne. Dans le secteur industriel, 22% des emplois dépendent d’entreprises étrangères.
Cette forte proportion de capitaux étrangers tend à aggraver le sous-investissement dans l’économie française, puisque les profits rapatriés chez les détenteurs étrangers ne sont que faiblement réinvestis en France.
Dans ce contexte de repli, et compte tenu du retard grandissant de la France en matière de technologies nouvelles, de produits de pointe, d’inventions et de brevets, la classe capitaliste française n’a plus qu’une seule arme pour ralentir son déclin : la baisse des prix. La pression du marché dans ce sens est d’autant plus forte en raison de la dévaluation du dollar. Les capitalistes qui baissent leur prix de vente s’efforcent de conserver leur taux de profit par la réduction des coûts, dont surtout la masse salariale.
Le déficit de l’Etat
Le déficit budgétaire de l’Etat est une des expressions de l’impasse dans laquelle se trouve le capitalisme français. Il s’élevait, fin 2004, à plus de 1100 milliards d’euros, soit environ 65% du PIB annuel du pays. Désormais, la totalité des recettes de l’Etat provenant de l’impôt sur le revenu est inférieure aux seuls intérêts que l’Etat doit verser chaque année à ses créditeurs.
Cette situation sera lourde de conséquences, à terme. Les ristournes fiscales pour palier à la faiblesse de la demande intérieure, les subventions massives aux capitalistes et les transferts sociaux destinés à compenser le manque à gagner dans les revenus des ménages – ce sont là autant de façon, pour l’Etat, de colmater les brèches financières de l’économie capitaliste et de payer la note de plus en plus lourde des ravages sociaux causés par ce système. Ainsi, la dette colossale de l’Etat français peut être considérée comme l’un des indicateurs de la faillite du système dans son ensemble. Jusqu’à présent, les gouvernements successifs ont choisi de laisser filer le déficit. Selon les premières estimations, il pourrait augmenter d’environ 20 milliards d’euros en 2005, et, selon le budget du gouvernement de Villepin pour l’année 2006, les dépenses de l’Etat seront supérieures de près de 46 milliards d’euros.
Cette situation ne peut durer indéfiniment. Cette situation rappelle celle qui a précédé la Grande Révolution française de 1789-94. Dans les années 1780, la dette de l’Etat français s’est dramatiquement creusée. Et en 1789, la tentative de Louis XVI de réduire cette dette a déclenché le processus révolutionnaire qui allait aboutir à la destruction complète de l’Ancien Régime.
Pour le moment, comme l’administration Bush aux Etats-Unis, la classe capitaliste française et ses agents, au gouvernement, préfèrent fermer les yeux sur les conséquences de cet endettement colossal. Qui payera ? Ou plus précisément : quelle classe payera ? C’est en ces mêmes termes que le problème se posait dans les années 1780.
Les gouvernements qui se sont succédés depuis de nombreuses années ont décidé que la meilleure chose à faire était… de ne rien faire. Mais, tôt ou tard, l’Etat devra faire face à ce problème, qui ne cesse de s’aggraver. Et quand il le fera, les conséquences pourraient bien s’avérer tout aussi fatales pour l’ordre capitaliste qu’elles ne l’étaient, dans des circonstances analogues, pour l’ordre féodal.
Pour les banques, l’endettement de l’Etat n’est pas un problème. Bien au contraire, c’est une véritable aubaine. Elles encaissent chaque année des dizaines de milliards d’euros en intérêts. Elles évoquent le déficit de l’Etat pour exiger des suppressions d’emploi dans la Fonction Publique, la réduction des dépenses publiques, des privatisations, mais ne toléreraient jamais que l’on remette en question le paiement des intérêts sur la dette, pas plus que les propriétaires des grands groupes industriels accepteraient de perdre leurs subventions et exonérations fiscales. En juillet 2005, le Ministre des Finances Thierry Breton a eu « le courage de dire la vérité aux français » – selon ses propres termes – en expliquant l’ampleur du déficit, avant d’annoncer son intention de… réduire l’impôt sur les grandes fortunes et de poursuivre la baisse de l’impôt sur les revenus. Voilà qui va singulièrement améliorer le déficit public !
Dans le cas d’une récession économique, ou même d’un simple prolongement du contexte de stagnation, les recettes de l’Etat via la TVA et impôts sur les sociétés et sur les revenus en seront gravement affectées, ce qui poussera la classe dirigeante à déclencher une offensive encore plus dévastatrice contre les services publics et les budgets sociaux. Mais ceci ne résorbera pas les plus de 1000 milliards de déficit. Le processus d’endettement est allé beaucoup trop loin pour cela. Cet aspect de la faillite du capitalisme ne sera surmonté qu’en même temps que tous les autres – non pas au moyen d’aménagements budgétaires, mais par des moyens révolutionnaires.
Une régression sociale permanente
La théorie économique de Marx explique que le profit n’est autre que le travail impayé du salariat. C’est la partie des richesses créées par le travail du salarié qui ne lui est pas restituée sous forme de salaire. Et ce qui vaut à l’échelle d’une entreprise capitaliste donnée vaut aussi à l’échelle de l’ensemble de la société, quoique sous des formes plus élaborées. Les allocations familiales, l’indemnisation des chômeurs, les services publics, etc, sont autant de canaux par lesquels le salariat se voit restituer une partie de la valeur créée par son travail – et qui échappe à la classe capitaliste. En dernière analyse, la lutte des classes n’est autre que la lutte entre les capitalistes et les salariés pour le partage des richesses créées par ces derniers.
Ce qui importe, pour le capitaliste, c’est son taux de profit. A ses yeux, toute activité économique qui ne contribue pas à l’enrichir n’a aucune justification. Compte tenu de son repli sur le marché mondial, de son retard en matière de technologies nouvelles et de son abandon progressif du secteur productif, la classe capitaliste française ne parviendra à maintenir ses taux de profit qu’au moyen d’un transfert massif, dans ses caisses, de richesses jusqu’alors restituées au salariat français. C’est le seul levier qui lui reste pour défendre et augmenter ses profits. Telle est l’explication fondamentale de l’offensive implacable que mène le patronat contre les salaires des travailleurs, leurs conditions de travail, leurs droits, leurs retraites, la sécurité sociale, l’éducation nationale, la santé publique et le logement social. L’existence du capitalisme signifie désormais la régression sociale permanente.
Dans les entreprises, le régime interne se durcit. Il faut augmenter le rendement de chaque heure travaillée, le plus souvent sans la moindre contrepartie. Les salariés subissent des pressions psychologiques de plus en plus fortes. Ceux qui osent se plaindre – et surtout se syndiquer – sont rapidement mis à l’écart. L’emploi précaire et mal payé se généralise, tout comme les CDD imposés et injustifiés, ou encore l’intérim.
Cette dégradation des conditions de travail va de pair avec une régression générale de la société. Les statistiques sont assez bien connues. Plus d’un million de personnes touchent le RMI. Le véritable nombre de chômeurs est sans doute deux fois plus élevé que celui qu’annoncent les statistiques officielles. Mais même les chiffres officiels constituent une condamnation sans appel du capitalisme : 10,3% de chômeurs, dont 24% de jeunes de moins de 25 ans. Dans un pays qui figure parmi les plus riches du monde, nous avons près de cinq millions de pauvres, dont un million d’enfants. Deux millions de personnes vivent dans des logements inadaptés, mal équipés ou insalubres. Des centaines de milliers d’autres personnes sont sans domicile fixe, de façon soit permanente, soit intermittente. Dans toutes les villes de France, des gens meurent de froid en hiver, de chaud en été. D’autres ne se nourrissent que grâce à la « soupe populaire », ce symbole de la Grande Dépression des années 30. La dégradation générale du niveau de vie frappe surtout les membres les plus vulnérables de la société, comme les personnes âgées, les malades et les handicapés.
La crise du capitalisme français n’a pas seulement une dimension économique. L’ensemble des rapports sociaux et les différents aspects de l’organisme social en sont nécessairement affectés. Tous les indicateurs de l’évolution sociale – le nombre de médecins, de lits hospitaliers, de chercheurs, de logements sociaux, d’analphabètes, de mal nourris, de toxicomanes, de prostituées et d’actes criminels – pointent dans la même direction : le capitalisme ramène la société française lentement mais sûrement en arrière.
En France et dans le monde entier, les capitalistes menacent l’équilibre écologique. Au nom du profit, ils saccagent les forets, polluent les fleuves, les mers et l’atmosphère. Le réchauffement de la planète déstabilise les climats régionaux, transforme des terres fertiles en déserts, fait fondre les glaces polaires. La réduction de la pollution, la préservation de la nature et des espèces, l’utilisation intelligente des ressources naturelles, la prise en compte de la santé publique et des grands équilibres écologiques nécessitent une planification consciente et démocratique de la productivité humaine dont le capitalisme et les forces aveugles du marché sont incapables. Sur pratiquement tout l’éventail des problèmes écologiques qui se posent, les mesures de sauvegarde indispensables se heurtent à la résistance des capitalistes, pour qui le profit passe avant tout.
En tant que marxistes, nous devons nous intéresser aux problèmes écologiques, comme à toutes les questions qui concernent l’avenir de l’humanité. Le pillage et le gaspillage des ressources de la terre, la pollution et le non respect de la nature poussent de nombreux jeunes à se mobiliser et à s’intéresser à la politique. Mais dans ce domaine comme dans tous les autres, le réformisme – représenté par les Verts et autres « écologistes » – s’avère impuissant. A nous de démontrer que la lutte contre la pollution et la sauvegarde de la planète passe par le socialisme.
La crise du capitalisme se traduit également par un déclin et un étouffement de l’expression culturelle. Un petit nombre d’entreprises géantes contrôlent le monde du cinéma, de la musique et de l’édition, avec pour conséquence une restriction et un appauvrissement de la production artistique. Quelques vedettes fabriquées de toute pièce et hautement rentables – bien que le plus souvent sans talent – bénéficient d’une diffusion médiatique massive et soutenue, dans l’intérêt des grands actionnaires et au détriment de l’immense majorité de la communauté artistique et culturelle. Les médias sont regroupés dans des grands groupes de presse qui sont eux-mêmes sous la coupe d’un petit nombre de capitalistes. Aucun organe de la grande presse n’est complètement indépendant. Les journalistes subissent des pressions afin de présenter l’information sous un jour favorable aux capitalistes. Entre les mains des grands groupes de l’industrie audiovisuelle et des publicitaires, la télévision, qui pourrait et devrait être un formidable moyen d’élever le niveau culturel de la société, est devenue pour l’essentiel un instrument d’abrutissement, de commerce et de manipulation idéologique. La télévision est utilisée comme un moyen de vendre les produits des grandes multinationales, pour distiller les valeurs de l’individualisme et de la concurrence, et valoriser le rôle de l’actionnaire et de l’entrepreneur.
Les enjeux financiers énormes pour les promoteurs du football, du cyclisme et de l’athlétisme ont eu des conséquences lamentables. La recherche du profit envahit, dénature et corrompt le monde sportif. De manière générale, de par sa domination des médias et des moyens d’expression culturelle, le capitalisme se dresse comme un mur d’argent qui empêche l’expression du talent et de la créativité de la jeunesse, comme de l’immense majorité de la société.
A bien écouter les porte-parole du capitalisme au gouvernement, au MEDEF et dans les médias, on s’aperçoit que du point de vue capitaliste, il y a tout simplement trop de gens qui ont besoin de travailler (d’où le chômage de masse), trop de fonctionnaires, trop de jeunes, trop d’étudiants, trop de retraités, trop d’agriculteurs, trop d’usines, trop de production, trop de services publics, trop de logements sociaux, trop de malades, trop d’hôpitaux – en un mot, la société telle qu’elle est devenue est « en trop » par rapport aux capacités de l’ordre capitaliste.
Ceci exprime le fait que le système capitaliste, dans lequel les moyens de production sont concentrés entre les mains d’une infime minorité de la population, est entré en contradiction totale avec les besoins fondamentaux de la société. C’est un ordre social qui a épuisé ses possibilités de développement. Cette réalité incontournable explique le profond malaise social qui existe en France, et qui conditionnera le cours fondamental des événements politiques et sociaux dans les années à venir. Et c’est cette même réalité qui prépare les bases d’une nouvelle époque révolutionnaire, celle de la révolution socialiste.
La France rurale
Dans les grandes concentrations urbaines, la misère sociale est plus concentrée, et donc plus visible. Cependant, elle est tout aussi présente en milieu rural, notamment chez les travailleurs et petits exploitants frappés de plein fouet par la crise de l’agriculture française.
L’industrie agroalimentaire est, comme le reste de l’économie française, dominée par un petit nombre d’entreprises puissantes. La concentration du capital dans ce secteur a eu pour effet d’éliminer progressivement les exploitations de petite et moyenne taille. En 1946, il y avait six millions de chefs d’exploitation agricole. Aujourd’hui, il n’en reste que 600 000. Les gens qui travaillent dans les petites exploitations restantes sont le plus souvent condamnés à des conditions de vie infernales, et sombrent dans la dette et la pauvreté. Pour une durée de travail hebdomadaire qui peut dépasser 100 heures, beaucoup ne s’en sortent qu’avec les 3/4 du SMIC.
Sans les subventions, la quasi-totalité des exploitations de petites ou de moyenne taille feraient immédiatement faillite. Les agriculteurs véritablement « indépendants » n’existent pratiquement plus. Leur activité revient à respecter les normes et les rendements fixés par l’Etat, qui leur verse en retour des subventions permettant aux exploitations d’exister. En réalité, ce sont pour la plupart des salariés déguisés.
L’avarice des grands groupes et la férocité de la concurrence ont tout tiré vers le bas. En 20 ans, le prix du blé a été divisé par trois. Sous la pression des grandes entreprises de l’industrie agroalimentaire, les produits céréaliers rapportent moins aux exploitants que leur coût de production. Qu’il s’agisse des éleveurs, des céréaliers, des viticulteurs ou des simples salariés, les revenus sont partout en baisse. Les revenus des céréaliers, par exemple, a baissé de 50% en 15 ans. Le vin français, fortement concurrencé par les vins étrangers, se vend de moins en moins bien. Certaines années, la baisse des ventes à l’étranger a frôlé les 20%. En 2004, les ventes des vins de Bordeaux ont chuté de 9%. Bien des petits viticulteurs ne gagnent que l’équivalent du RMI. Dans ce contexte de crise et d’appauvrissement général, les salaires des travailleurs agricoles ont baissé de 15% en 10 ans.
Ceci explique les explosions de colère lors des manifestations comme celles qui se sont produites à Narbonne et ailleurs. En Languedoc-Roussillon, notamment, des viticulteurs sont passés à l’acte en mars 2005 au moyen de saccages de supermarchés et de plasticages des bâtiments de la direction de l’agriculture, à Montpellier et Carcassonne. Ces actions ont été revendiquées par le CRAV, qui a également perpétré des attentats à l’explosif contre des négociants. Le désespoir et la démoralisation du monde rural se lit dans le taux de suicide particulièrement élevé en milieu agricole : 83 pour 100 000, contre 53 pour 100 000 pour l’ensemble de la population.
La modification du rapport de force entre les classes
Aujourd’hui, le salariat constitue 86% de la population active. Ces sont les salariés qui assurent toutes les fonctions essentielles de la société, dans tous ses aspects. Jamais, dans l’histoire de la France, le salariat – qui, pour les marxistes, désigne la même chose que la « classe ouvrière » ou le « prolétariat » – n’a été aussi puissant, y compris sur le plan numérique. L’accroissement de la technologie dans le processus productif et l’évolution de la division du travail correspondant fait que les différentes formes d’activité économique et sociale ont atteint un degré d’interdépendance sans précédent, de sorte que le lancement d’une grève dans un secteur donné – même s’il n’emploie qu’un nombre relativement faible de salariés – peut très rapidement mener à la paralysie de pans entiers de l’économie. La concentration des moyens de production et la division du travail qui accompagnent le développement du capitalisme se traduisent par un accroissement du poids social et économique du salariat, et donc de son pouvoir potentiel, au détriment de toutes les autres classes sociales.
A l’époque de la Commune de Paris, la classe ouvrière ne formait qu’une faible minorité de la population. Dans les années 1930, la population urbaine ne constituait toujours que la moitié de la population totale. Aujourd’hui, la population « rurale » proprement dite ne représente pas plus de 6% de la population totale – et parmi les actifs de cette petite minorité, 85% sont des salariés.
Cette profonde modification dans la composition sociale de la France a des implications majeures en ce qui concerne le rapport de forces entre les classes et, en particulier, en ce qui concerne la capacité de la classe dirigeante française à rétablir son contrôle de la situation dans le contexte d’une confrontation majeure avec le mouvement ouvrier.
Marx disait que la France était un pays où la lutte des classes est toujours menée jusqu’à son terme. A son époque, le poids démographique écrasant de la paysannerie et la place encore prépondérante de celle-ci dans l’économie et dans l’armée faisaient qu’un mouvement révolutionnaire urbain qui ne parvenait pas à s’attirer rapidement la sympathie et le soutien de la France rurale était inévitablement écrasé. Les événements de février-juin 1848 et l’expérience de la Commune de 1871 illustrent bien cette tragique réalité. Même dans les années trente, il n’a fallut que 18 mois, après la grève générale de 1936, pour que le rapport de force s’inverse radicalement en faveur de la classe capitaliste. Dans les conditions de notre époque, cependant, le poids social écrasant du salariat fait que, dès lors que le processus révolutionnaire sera sérieusement engagé, le salariat aura non pas une, mais toute une série d’opportunités pour prendre le pouvoir – sans que, dans les temps de reflux, la classe capitaliste puisse inverser de manière décisive la situation en sa faveur.
En même temps, l’érosion des couches intermédiaires de la société signifie que la forme la plus extrême de la réaction capitaliste – l’instauration d’un régime fasciste – est désormais impossible en France, comme dans l’ensemble des pays européens. La base sociale nécessaire au développement d’un mouvement fasciste de masse n’existe plus.
Cependant, dans un contexte de profonde crise du système capitaliste, si les travailleurs ne parviennent pas à prendre le pouvoir, la classe dirigeante pourrait tenter d’instaurer une dictature de type « bonapartiste », c’est-à-dire un régime autoritaire qui restreint sérieusement la marge d’action des organisations ouvrières et qui muselle ou renverse le Parlement. Ceci dit, au stade actuel, la classe dirigeante ne pourrait faire un pas sérieux dans cette direction sans déclencher une riposte massive – et potentiellement révolutionnaire – du mouvement ouvrier. Ainsi, le passage de Le Pen, au deuxième tour des présidentielles de 2002, a jeté des millions de français dans les rues. L’installation d’un régime bonapartiste durable ne deviendrait possible qu’à la suite d’une série de défaites majeures de la classe ouvrière, qui l’épuiseraient et la démoralisaient au point de ne plus pouvoir opposer de résistance sérieuse. Cependant, il ne s’agirait toujours pas de fascisme – qui est un mouvement contre-révolutionnaire de masse – mais d’un régime bonapartiste s’appuyant essentiellement sur la puissance répressive de la police et de l’armée.
Le terme « fascisme » est souvent utilisé de manière abusive – non seulement par des organisations d’extrême gauche et anarchistes, mais aussi parfois par des militants communistes, socialistes et syndicaux – pour désigner des politiciens particulièrement réactionnaires ou des mouvements d’extrême droite et racistes comme le Front National. Le programme du fascisme est celui de la destruction physique et totale des organisations du mouvement ouvrier, l’exécution ou l’incarcération de ses militants, et la suppression de tous les droits démocratiques et agencements que l’on associe à la démocratie bourgeoise – élections, parlements, etc. Ce programme ne peut être accompli autrement que par la guerre civile, qui nécessite à son tour la mobilisation sous les ordres des fascistes de forces sociales immenses – comme ce fut le cas, par exemple, dans l’Allemagne dans les années 30.
Le Front National abrite sûrement un certain nombre de fanatiques qui souhaitent mettre en place un régime fasciste. Mais le programme du Front National n’est pas fasciste. Il s’agit, en fait, d’une version légèrement plus radicale du programme de l’UMP, conjuguée avec l’utilisation systématique du racisme pour diviser les travailleurs entre eux et pour faire porter aux « étrangers » la responsabilité du chômage, de la pauvreté, de la régression sociale, de la criminalité et de toutes les autres manifestations de la faillite du capitalisme. On entend parfois l’idée que Le Pen est un fasciste, qu’il aspire à mettre en place un régime fasciste, mais qu’il n’ose pas le dire, etc. Nous n’avons pas les moyens de savoir ce qui se passe dans le crâne de cet individu. Mais même si c’était vrai, on ne caractérise pas un mouvement par ce que ses dirigeants en pensent, mais par ce qu’il est réellement, c’est-à-dire par son programme, son action et sa base sociale.
Actuellement, Marine Le Pen cherche à « améliorer l’image » du Front National. La raison en est que les idées et les pratiques ouvertement racistes dont son père a fait abondamment usage imposent des limites étroites aux perspectives organisationnelles et électorales du Front National. Ce parti a déjà connu des scissions et des crises internes. Il en connaîtra d’autres à l’avenir. La « modération » souhaitée par Marine Le Pen signifiera, à terme, la redondance du Front National face à l’UMP. En même temps, comme l’indique de nombreux incidents violents contre des grévistes au cours de ces dernières années, les capitalistes auront recours à des organisations anti-syndicales et anti-communistes violentes pour des opérations d’intimidation et pour donner une « leçon » aux travailleurs insoumis. Cependant, compte tenu du rapport de force qui existe entre le salariat et la classe capitaliste à notre époque, la classe dirigeante ne pourrait opposer à un futur mouvement révolutionnaire que des forces sociales relativement insignifiantes.
La base électorale du Front National est largement composée des couches les plus désespérées, démoralisées et pauvres de la classe ouvrière. Ce sont précisément les couches qui ont le plus souffert de la faillite du réformisme. Ce n’est par hasard que l’émergence du Front National coïncide avec la volte-face du gouvernement socialiste-communiste en 1982-1983. Si les partis de gauche présentaient un programme susceptible de changer concrètement les conditions de vie des couches sociales les plus misérables – ce qui implique des mesures décisives pour briser le pouvoir économique des capitalistes – la base électorale de l’extrême droite disparaîtrait presque complètement.
La courbe ascendante des luttes sociales et politiques
Les conditions économiques actuelles et l’impossibilité de mettre un terme à la régression sociale sur la base du capitalisme constituent les prémisses objectives de la prochaine révolution française. Il s’agira d’une révolution socialiste, qui ne pourra aboutir que par le transfert au salariat du pouvoir économique et étatique. Depuis plusieurs années, nous assistons à une exacerbation de la lutte des classes, à travers des vagues successives de grèves et de manifestations. Plusieurs millions de personnes se sont mobilisées dans des luttes pour la défense de l’emploi, des services publics, de l’Education nationale, des retraites, de la sécurité sociale, contre les mauvaises conditions de travail et de logement, contre la Constitution Européenne, contre la guerre, contre le Front National et le racisme.
Le nombre de grèves reste important, et dans certains secteurs, comme les transports, la courbe du nombre de jours de grève monte d’une manière presque linéaire depuis le début de 1996 (à l’exception de 2002), pour atteindre 505 019 jours de grève en 2003. Dans la Fonction Publique (hors Poste et France Télécom), sur la même période, trois pointes successives sont à relever : 685 916 jours de grève en 1996, 1 459 204 en 2000, et 3 659 607 en 2003. Dans les transports et l’ensemble de la Fonction Publique, le nombre de journées de grève, en 2003, dépasse largement celui enregistré en 1995, à l’époque de la grève générale des transports et des services publics contre le « Plan Juppé ».
Dans le secteur privé, le nombre de jours de grève a fortement augmenté entre 1999 et 2001. Avec le ralentissement de l’économie et le nombre très important de suppressions d’emploi depuis 2001, les grèves sont moins fréquentes. Un autre facteur qui explique cette baisse serait la fin des négociations – et des grèves – provoquées par la mise en application des lois Aubry sur les 35 heures. En 2000, par exemple, 29% des conflits recensés avaient pour motif la réduction du temps de travail. Sur l’ensemble des mouvements de grève, 65% ont eu lieu dans l’industrie, la métallurgie, le textile, l’industrie du tabac, de l’armement, l’agroalimentaire et l’industrie pharmaceutique. Dans près de 30% des cas, il s’agit de mouvements qui ont pour motif la défense de l’emploi. Les secteurs liés aux nouvelles technologies ont été touchés par de nombreux conflits et grèves, notamment dans la microélectronique, la téléphonie et l’informatique.
Les mouvements de grèves ne sont bien évidemment pas la seule expression de la contestation sociale. Des centaines de milliers de travailleurs et de jeunes qui n’ont jamais fait grève brûlent néanmoins d’indignation et de colère contre l’injustice du capitalisme dans toutes ses formes. D’importantes mobilisations ont eu lieu sur des questions directement politiques, comme par exemple contre la guerre en Irak, ou contre le Front National lors des élections présidentielles en 2002. Ces mobilisations ont produit des manifestations énormes, sans parler des milliers de réunions publiques et de rassemblements qui ont eu lieu pendant la campagne contre la Constitution Européenne.
Au cours de ces dernières années, et en particulier à partir du mouvement de grève massif des dernières semaines de 1995, il y a en France une courbe ascendante de luttes sociales et politiques. Dans cette « école préparatoire », une couche grandissante de la classe ouvrière et de la jeunesse est en train de tirer des conclusions révolutionnaires à partir de son expérience. La réalité de l’impasse dans laquelle le capitalisme a mené la société commence à pénétrer la conscience de cette couche. Ce que Trotsky appelait « le processus moléculaire de la révolution » est actuellement en cours. Bien que de puissantes explosions sociales puissent avoir lieu à court terme, il se pourrait aussi que le processus soit lent et pénible dans un premier temps, et ce d’autant plus qu’aucune organisation suffisamment visible et reconnue par les travailleurs ne fonde son programme et son action sur cette réalité. Mais il finira nécessairement par aboutir.
Le gouvernement Raffarin – avec celui de Villepin, qui prolonge son action – a été le plus réactionnaire que la France ait connu depuis le régime de Vichy. La victoire électorale de la droite, en 2002, était une victoire par défaut, dont le gouvernement Jospin, ainsi que les directions du Parti Socialiste et du Parti Communiste, portent l’entière responsabilité.
La politique mise en œuvre par Jospin était un mélange de réformes et de contre-réformes. La loi sur les 35 heures, les emploi-jeunes et l’introduction de la CMU allaient de pair avec une politique économique qui, sur toutes les questions essentielles, était taillée pour répondre aux exigences réactionnaires des grands groupes capitalistes. L’alignement sur les intérêts capitalistes se traduisait aussi, dans le domaine de la politique étrangère, par l’implication de la France dans deux guerres impérialistes : contre la Serbie, en 1999, et contre l’Afghanistan, en 2001. Sur le plan intérieur, le gouvernement Jospin a mis en œuvre le plus grand programme de privatisations jamais vu dans l’histoire de France. Les travailleurs menacés de licenciement qui se sont tournés vers le gouvernement ont rencontré un mur d’indifférence.
C’est la servilité du gouvernement Jospin face aux capitalistes qui explique la débâcle du 21 avril 2002. Le candidat Jospin a été évincé au premier tour des élections présidentielles, au profit de Jean-Marie Le Pen. Entre les deux tours des présidentielles, et avant d’essuyer une nouvelle défaite quelques semaines plus tard aux législatives, les dirigeants socialistes et communistes ont eu l’occasion de commettre une dernière faute majeure. Au lieu de mettre en évidence le fait que les programmes de l’UMP et du Front National ne diffèrent que dans les détails, ils ont présenté Jacques Chirac comme un « rempart contre le fascisme », canalisant les immenses mobilisations anti-FN – dont les millions de manifestants le 1er mai – au profit de l’UMP. Cette ultime trahison a considérablement renforcé la main de la droite aux législatives et facilité la tâche du gouvernement Raffarin dans les premiers mois de son existence.
Raffarin avait pour mission de rattraper le « retard » de la France – comparé à la Grande-Bretagne, par exemple – dans la démolition des acquis sociaux, des services publics et, de manière générale, de tout ce qui constitue un obstacle au profit capitaliste. Chirac, Raffarin et le MEDEF voulaient faire ce que Thatcher avait fait en Grande-Bretagne dans les années 80 : revenir sur tout ce qui restait des conquêtes sociales du passé.
Ce programme ne pouvait se réaliser qu’au prix d’une série de confrontations majeures avec les travailleurs. Le plus important des affrontements – et le plus riche en enseignements – a été provoqué par la réforme des retraites et la loi sur la décentralisation. Prenant le relais, pour ainsi dire, des manifestations contre la guerre en Irak qui se sont estompées en mars 2003, ce conflit a duré tout le long des mois d’avril et de mai, jusqu’aux derniers jours de juin. Les grèves et les manifestations de cette période étaient les plus importantes jamais vues en France depuis la grève générale des transports, en novembre-décembre 1995. De nombreuses villes de province ont connu les plus grandes manifestations de leur histoire, y compris celles des crises révolutionnaires de 1936 et de 1968. La manifestation parisienne du 13 mai et la manifestation nationale du 25 ont mobilisé entre 400 000 et 600 000 personnes. Le 13 mai, le nombre total de manifestants, à l’échelle nationale, se situait aux alentours de 2 millions de personnes. La police s’est attaquée aux manifestants à plusieurs reprises, comme par exemple devant le Palais Garnier, à Paris. A la faculté de Perpignan, des affrontements violents avec la police ont eu lieu, et des barricades ont été érigées pour tenir les forces de l’ordre à distance.
Malgré la gravité des enjeux, l’humeur des manifestants était optimiste et joyeuse. Cela s’explique en partie par l’ampleur des manifestations elles-mêmes et le soutien massif dont le mouvement jouissait dans les sondages, ce qui ne pouvait que renforcer le moral. Mais ce n’était pas le seul facteur. L’état d’esprit des manifestants s’expliquait surtout par les victoires précédentes de 1995 et de 2000, quand les gouvernements Juppé et Jospin avaient renoncé à la poursuite de leurs projets rétrogrades devant la pression de la rue.
Comme nous l’écrivions alors dans La Riposte : « Le fait est qu’à ce stade, beaucoup de travailleurs ne se rendent pas compte de la gravité de la situation dans laquelle ils se trouvent. Même au niveau des couches les plus militantes du salariat, nombreux sont ceux qui croyaient qu’il suffisait de faire une série de grandes manifestations et de crier sa colère pour que le gouvernement fasse marche arrière. Sur les manifestations, on ne pouvait qu’être frappé par la confiance exubérante, voire la gaieté des participants. On aurait dit un carnaval ! Cette ambiance traduisait un optimisme qui était fondé sur l’idée – erronée, comme la suite des événements allait le démontrer – que si les manifestations étaient assez importantes, les tambours et les sifflets assez assourdissants, les chants assez militants, les masques et effigies assez effrayants, Raffarin ne pouvait que céder. Après tout, Juppé n’avait-il pas reculé en 1995, sans la participation de tous ? Et Jospin n’a-t-il pas cédé en 2000 ? Mais les temps ont changé et, pour ainsi dire, le carnaval est terminé. »
A partir de la journée de mobilisation du 19 juin, le mouvement s’est estompé. A la différence de Juppé, Raffarin n’a pas cédé, malgré l’ampleur impressionnante des manifestations. La gravité de la situation dans laquelle se trouve le capitalisme impose à ses représentants une attitude plus implacable. La régression sociale est devenue une nécessité absolue du point de vue du capitalisme français. Dans le passé, le désir de couper court la contestation ou la crainte des conséquences électorales incitaient les gouvernements à remettre à plus tard les mesures les plus impopulaires. Mais aujourd’hui, compte tenu du recul du capitalisme français sur les marchés intérieur et extérieur, et le besoin impérieux de trouver de nouvelles sources de profit, les capitalistes ne peuvent plus attendre.
Depuis cette défaite, il y a eu bien d’autres manifestations et mouvements de grève, mais l’humeur de leurs participants a changé perceptiblement. Elle est plus sobre, plus amère, plus inquiète. Ce changement est lourd de signification. Les travailleurs qui ont participé directement dans les grèves et manifestations, ainsi qu’une partie non négligeable des millions de travailleurs et de jeunes qui étaient solidaires avec leur combat, commencent à prendre conscience du fait que la situation n’est plus comme avant, que les obstacles sont beaucoup plus difficiles à surmonter que ce qu’ils pensaient jusqu’alors, et que des manifestations ou même des grèves importantes ne suffisent plus pour défendre leurs intérêts.
Malgré l’élan, l’enthousiasme et la détermination des grévistes et manifestants, le comportement des directions syndicales a fini par condamner le mouvement. En signant un accord avec le gouvernement, moins de 48 heures après les manifestations colossales du 13 mai, le dirigeant de la CFDT, François Chérèque, a cyniquement trahi les travailleurs. Les fédérations CFDT ont appris la nouvelle en même temps que le reste de la population, par la radio et la télévision. Les dirigeants de Force Ouvrière n’ont pas hésité à jouer avec des mots d’ordre radicaux, comme celui de « grève générale », mais n’avaient bien évidemment aucune intention de les mettre en application.
Une fois de plus, lors des manifestations du printemps 2003, les syndicats CGT ont démontré leur capacité de mobilisation. A côté des syndicats de l’enseignement, ils formaient la partie la plus importante des cortèges. Mais dans une lutte de cette envergure, la question de la direction du mouvement est décisive. Or, depuis de nombreuses années, la direction autour de Bernard Thibault s’efforce de réorienter la CGT dans le sens de ce qu’il appelle un « syndicalisme de proposition et de négociation » et non plus de « confrontation », c’est-à-dire, en clair, un syndicalisme qui cherche à s’entendre avec le patronat et les gouvernements – y compris de droite – plutôt que de lutter.
La revendication principale de Thibault – pour ne pas dire la seule – était que le gouvernement devait rouvrir des négociations avec les syndicats. Il était d’accord, disait-il, avec la nécessité d’une réforme, mais voulait en discuter les détails avec le gouvernement. Ceci voulait dire, en clair, qu’il considérait la dégradation des retraites comme étant inévitable, puisqu’il n’y avait bien évidemment aucune possibilité que des discussions avec Raffarin débouchent sur leur amélioration. Au fond, il n’y avait rien à négocier, et le gouvernement ne disait pas autre chose. La direction confédérale n’a pris aucune initiative susceptible de renforcer et généraliser le mouvement de grève. Pendant les manifestations du 13 mai, par exemple, il s’est dissocié publiquement des salariés de la RATP qui avaient voté la poursuite de leur mouvement de grève.
Il fallait exiger non pas des négociations, mais le retrait pur et simple de la réforme des retraites, en même temps que la dissolution immédiate de l’Assemblée nationale et l’organisation d’élections législatives pour balayer le gouvernement de droite. Au lieu de chercher à limiter l’ampleur de l’action, il fallait s’adresser hardiment à l’ensemble des travailleurs du secteur public et privé, leur expliquer franchement que les mouvements de grève partiels et les manifestations n’allaient pas suffire, organiser des assemblées générales auxquelles les salariés non syndiqués pouvaient participer et s’efforcer par tous les moyens possibles de lancer une grève générale de 24 ou 48 heures pour l’abandon de réformes et la convocation d’élections législatives.
Compte tenu des enjeux, ce n’était que par une approche militante et audacieuse de ce genre que la lutte avait des chances d’aboutir. Certes, rien ne pouvait en garantir d’avance le succès, mais même dans le cas d’une défaite, cette démarche aurait au moins donné un exemple de la façon de mener un combat contre un gouvernement aussi réactionnaire que celui de Raffarin. La trahison flagrante de François Chérèque, d’une part, et l’attitude conciliante et restrictive des directions confédérales de la CGT et de FO, d’autre part, ont été les causes principales de la défaite du printemps 2003.
Malgré le problème posé par le caractère réformiste des bureaucraties syndicales, le pouvoir de celles-ci ne devrait pas être exagéré. Dans son histoire, la classe ouvrière française a démontré à maintes reprises, et à une échelle de masse, l’extraordinaire courage, la combativité, la détermination et l’esprit d’initiative dont elle est capable. Il suffit de connaître les hommes et les femmes qui ont participé aux innombrables luttes contre des fermetures, des délocalisations ou des licenciements pour sentir la trempe et la détermination de ces « soldats inconnus » de la lutte des classes. La lutte contre la privatisation de la SNCM, à Marseille et en Corse, constitue un exemple magnifique de l’audace, de l’organisation et de la résistance dont les travailleurs sont capables quand ils décident de passer à l’action. Pendant que de tristes académiciens et divers « sociologues » radotent bêtement sur le thème de la disparition du salariat et de la lutte des classes, la réalité de la société moderne confère au salariat une puissance potentielle beaucoup plus grande que celle des générations précédentes. Il s’agit d’une puissance « potentielle » dans le sens où les travailleurs doivent prendre conscience de cette puissance et de la nécessité d’en faire usage. Pour reprendre l’expression de Marx, ils doivent devenir non seulement une classe en soi, mais aussi une classe pour soi. Dès lors, aucune force sur terre ne pourra arrêter la marche en avant des travailleurs et de la jeunesse française pour prendre les reines de la société en main et éradiquer la cause de leurs souffrances.
Les limites du syndicalisme
Le mouvement syndical n’existe pas dans le vide. Il subit les pressions contradictoires de la classe ouvrière et de la classe capitaliste. Du fait qu’ils côtoient les représentants directs de la classe dirigeante, et du fait de leur niveau de vie, du prestige de leurs fonctions, de l’ambiance corruptrice des « institutions républicaines » et de leur ignorance de la théorie et des principes du socialisme, les dirigeants de ces organisations sont particulièrement exposés aux pressions capitalistes. Cependant, ces « réformistes sans réforme » voient leur crédibilité détruite par l’impasse du système capitalisme.
Les idées politiques et la psychologie générale des dirigeants actuels de la CGT, de la CFDT et de FO correspondent à une époque définitivement révolue. Ils se considèrent comme des arbitres, comme des « partenaires sociaux » du patronat. Leur monde idéal est un monde où il y a toujours un terrain d’entente possible, où tout se négocie. Les travailleurs avancent leurs revendications. Les patrons répondent favorablement et, s’ils ne cèdent pas sur tout, ils cèdent assez pour parvenir à un « bon accord » qui satisfait toutes les parties. Pour que tout se passe dans de bonnes conditions et sans débordements, travailleurs et capitalistes doivent se montrer modérés et raisonnables. Après tout, les capitalistes, dans ce monde idéal, ont des raisons d’être contents, parce que leur système n’est pas remis en cause, et que l’exploitation des travailleurs continue. Les travailleurs aussi, en raison des améliorations obtenues, s’en sortent à bon compte. Et surtout, les négociateurs syndicaux, qui sont la clé de voûte de ce système, sont des gens dont l’utilité et l’importance sont reconnues par tous !
Dans les faits, ce monde idéal n’a jamais existé. Mais il est vrai que dans un contexte d’expansion capitaliste, d’essor de la production et de conquête de nouveaux marchés – comme ce fut le cas, dans la plupart des pays européens et aux Etats-Unis, de 1872 à 1914 et de 1945 à 1973 -, la classe capitaliste est généralement plus encline à faire des concessions, pour éviter de risquer des grèves et des confrontations. C’est alors que l’on s’approche de ce climat de négociation et de compromis systématiques qui constitue le milieu naturel de l’espèce réformiste.
Cependant, dans un contexte de crise du système capitaliste et de stagnation de l’économie, la défense des profits dépend essentiellement de la capacité des capitalistes à résister aux revendications des travailleurs, voire de leur de reprendre ce qui leur a été cédé dans le passé. Et dès lors, du point de vue la classe dirigeante, le négociateur réformiste perd son utilité. Au lieu de pouvoir conjuguer fidélité au capitalisme et défense des intérêts des travailleurs, il se trouve désormais dans l’obligation de choisir entre les deux. Le déclin du capitalisme a détruit les bases économiques sur lesquelles reposait le réformisme, le rendant parfaitement stérile. C’est cette crise du réformisme – conséquence directe de celle du système capitaliste – qui explique l’évolution actuelle des directions syndicales. En signant la contre-réforme des retraites au lendemain des immenses manifestations du 13 mai 2003, Chérèque et son entourage, à la tête de la CFDT, ont clairement choisi leur camp. La direction de FO n’est pas fondamentalement différente de celle de la CFDT. Tout en faisant semblant de lutter contre le chômage, la précarité et l’érosion des droits des salariés, les dirigeants de FO, de la CFDT et de la CFTC collaborent avec le gouvernement de droite et le MEDEF.
A la suite des mouvements de grève et des manifestations, y compris la lutte des lycéens contre la loi Fillon, de nombreux militants commencent à tirer des conclusions politiques et révolutionnaires à partir de leur expérience. Et l’une de ces conclusions, c’est que les grèves et les manifestations ont leurs limites. Même si Raffarin avait été forcé de retirer son projet de réforme des retraites, il aurait aussitôt lancé une attaque sur un autre front, avant de revenir à la charge contre les retraites à une date ultérieure. Le capitalisme actuel, c’est la régression sociale permanente. Pour empêcher la régression sociale, il faut mettre fin au pouvoir des capitalistes. La direction de la CGT, qui a rayé la nationalisation de l’économie de la plate-forme de la confédération sous prétexte qu’il s’agissait d’une revendication « politique », et qui, pour ne pas « faire de la politique », ne voulait pas demander d’élections anticipées pour balayer Raffarin, ne prouve par là que sa propre myopie. La lutte syndicale et la lutte politique contre le capitalisme sont indissociables.
Les travailleurs sont toujours très patients et loyaux envers leurs organisations traditionnelles – que ce soit leurs partis ou leurs syndicats – ainsi qu’à l’égard des dirigeants de celles-ci. Ce n’est qu’au terme de dures épreuves, comme les défaites électorales de 2002 ou la défaite de la lutte du printemps 2003, qu’ils commencent à tirer, péniblement et à contre-cœur, des conclusions négatives à leur sujet. Cette loyauté est une source d’énervement permanent pour les petites organisations gauchistes qui appellent les travailleurs à abandonner leurs puissantes organisations et à se placer sous les ordres de leurs minuscules équipes « révolutionnaires ». Cependant, la loyauté des travailleurs est une qualité saine et positive. Dès lors qu’ils comprennent qu’un problème fondamental se pose au sein de leurs propres organisations, ils s’efforcent de les transformer pour en faire des instruments de lutte plus fiables. A l’heure actuelle, au sein de toutes les confédérations, y compris la CGT, un mouvement d’opposition à la dérive droitière des directions confédérales est en train de prendre forme. La trahison de Chérèque a provoqué une crise profonde au sein de la CFDT, et le renversement des orientations de Thibault et Le Digou sur la question européenne est une indication parmi bien d’autres du processus de radicalisation qui est en cours dans la CGT.
En conséquence de l’expérience collective de ces dernières années, il y a un début de prise de conscience, d’une part, de l’extrême gravité de la crise du capitalisme et, d’autre part, de la faillite des dirigeants réformistes. Sous les effets de la crise économique, de l’attitude implacable des capitalistes et de nouvelles confrontations entre les classes, ce processus de radicalisation va s’accélérer dans les années à venir.
A un certain stade, la régression sociale permanente et la multiplication des provocations à l’égard des travailleurs préparera le terrain à l’éclatement d’une grève générale comparable à celle de 1968, et ce indépendamment de la politique et du comportement des directions confédérales. Cependant, la seule lutte syndicale, même à une échelle de masse, et même si elle atteint une puissance et une ampleur comparable à la grève générale de 1968, ne peut pas aboutir au renversement du capitalisme. La grève générale et illimitée pose la question du pouvoir, mais elle n’y répond pas. La grève générale paralyse l’économie capitaliste, réduit la classe dominante et son Etat à l’impuissance – mais, en soi, elle n’abolit pas la propriété capitaliste. Les événements de 1968 ont abouti à une situation de « double pouvoir » comparable, dans ses caractéristiques essentielles, à celle qui existait à Petrograd à partir de février 1917 ou encore à Barcelone en mai 1937 : l’Etat socialiste embryonnaire existait parallèlement à celui, suspendu en l’air, de la classe capitaliste. Une telle situation ne peut durer indéfiniment. Elle doit nécessairement aboutir à l’éradication de l’un des deux Etats. L’échec de la révolution de 1968 ne s’explique pas par de mauvaises conditions objectives. En fait on pourrait difficilement en imaginer de plus favorables. Le capitalisme a survécu parce que les dirigeants réformistes du PCF et de la CGT – comme la CNT, à Barcelone, en 1937 – n’ont pas voulu y mettre fin, insistant stupidement sur le caractère « purement économique » du mouvement.
Perspectives pour les partis de gauche
L’un des aspects les plus importants des perspectives pour la France concerne la nature et le rôle des partis traditionnels des travailleurs que sont le Parti Socialiste et le Parti Communiste. C’est aussi une question sur laquelle les différents groupements d’extrême gauche ont réussi à semer une certaine confusion et à empoisonner, par leurs attitudes sectaires, la conscience d’une certaine frange de la jeunesse et des travailleurs. Pour le sectaire, tout ce qui ne cadre pas avec ses idées préconçues sur ce que le mouvement ouvrier devrait être est une source d’énervement et d’hostilité à l’égard du mouvement ouvrier tel qu’il est réellement. Ce qui nous importe ici, ce n’est pas l’attitude des représentants de la LCR, de LO, d’anarchistes et autres « alternatifs » envers les grands partis de gauche, mais celle des millions de jeunes, de travailleurs, de chômeurs et de retraités qui forment les immenses réserves sociales sur lesquels ils reposent.
A trois reprises, au cours des 25 dernières années – en 1981, en 1988 et en 1997 – les travailleurs et les jeunes ont porté les partis de gauche au pouvoir afin d’infliger une défaite aux représentants directs du capitalisme. Il en sera très probablement de même en 2007, comme l’indiquent les résultats des dernières élections régionales et européennes. Encore une fois, les groupes d’extrême gauche trouvent que tout ceci n’est pas très « logique ». La gauche n’a-t-elle pas déçu son électorat en 1997-2002 ? Ne fera-t-elle pas de même si elle est ramenée au pouvoir en 2007 ?
Ce que ces « stratèges » gauchistes ne parviennent pas à comprendre, c’est que dès lors que s’engage une lutte – y compris électorale – contre la classe capitaliste, ses partis, son Etat et les puissants moyens médiatiques dont elle dispose, les travailleurs ont besoin de grandes organisations, reconnues par tous et capables d’unir sous leurs drapeaux des forces sociales suffisamment importantes pour vaincre leurs ennemis. Les travailleurs reviendront encore et encore vers le PS et le PCF.
Cela ne signifie pas que tous les travailleurs font tous confiance aux dirigeants des partis de gauche, où qu’ils s’imaginent que ceux-ci vont résoudre les problèmes qui se posent. Cela signifie, par contre, qu’à la différence d’organisations marginales et de petits cercles « révolutionnaires », les travailleurs sont contraints de tenir compte du côté pratique des choses. Ils ne peuvent pas se permettre des postures abstentionnistes et démonstratives. Et si, dégoûtés par le comportement des dirigeants des partis de gauche, un trop grand nombre d’entre eux se laisse tenter par le « vote de protestation » ou l’abstention, ils le paient très cher, comme ce fut le cas en 2002.
Moins de deux ans après la défaite de Jospin, la droite a subi une défaite écrasante aux élections régionales et européennes de 2004. Aux régionales, la gauche a emporté 20 régions sur 22 ! L’extrême gauche, qui avait réalisé un score relativement élevé en 2002, a été ramenée, à peu de choses près, à son niveau d’avant 1997. Aux régionales, la somme des voix portées sur les candidats LO et LCR à l’échelle nationale était inférieure au nombre de voix portées sur le PCF en Ile-de-France. La leçon était apprise : les votes « sanction » font le jeu de l’adversaire. Ces victoires, sur le plan politique, étaient aussi le prolongement des luttes sur le plan syndical. Une fois de plus, les travailleurs se sont tournés vers leurs organisations traditionnelles comme le seul moyen à leur disposition d’infliger une défaite à leurs adversaires.
Il en sera également ainsi en 2007. L’idée, véhiculée par l’extrême gauche, selon laquelle le résultat du référendum européen « change tout » et que les perspectives électorales du PS sont compromises du simple fait que la majorité de sa direction s’est trouvée du côté des perdants – cette idée est complètement fausse. Si l’expérience du gouvernement Jospin n’a pas empêché la victoire du PS aux élections de 2004, la prise de position d’une partie de sa direction sur la constitution européenne ne l’empêchera pas non plus de gagner en 2007.
Le rapport qui existe entre le PS, le PCF, et les millions de personnes qui forment leur base sociale ne concerne pas que la lutte sur le plan électoral et parlementaire. Il est aussi un élément fondamental dont il faut tenir compte en ce qui concerne les perspectives d’évolution de ces organisations dans les années à venir.
Une révolution se caractérise avant tout par l’implication de la masse de la population dans l’arène politique, où se joue sa destinée. C’est ce qui se passe au Venezuela, actuellement. Mais les révolutions sont, de par leur nature même, des périodes historiques exceptionnelles, séparées les unes des autres par de longs intervalles pendant lesquels, pour reprendre l’expression de Marx, les événements d’un seul jour semblent s’étaler sur vingt ans. Dans de telles périodes « normales », non révolutionnaires, l’immense majorité des travailleurs reste inerte. Elle ne s’occupe pas de la politique en dehors des élections – et beaucoup ne votent même pas. A l’exception d’une fine couche de militants, les travailleurs tendent alors à délaisser leurs propres organisations. Aujourd’hui, les effectifs réunis du PS et du PCF ne doivent pas dépasser 300 000 personnes, dont seulement une minorité – peut-être un quart – participe régulièrement aux réunions de section et aux activités militantes. Il en va de même, à une plus large échelle, pour les organisations syndicales.
Mais ceci changera au fur et à mesure que la lutte des classes gagnera en intensité. La vague d’adhésions – près de 20 000 au total – au PS et au PCF, dans les jours qui ont suivi le 21 avril 2002, sont une indication de ce qui se passera à une échelle beaucoup plus grande à l’avenir. L’impasse du capitalisme est telle que la France se dirige vers une période de grande instabilité sociale et politique, qui finira par soulever la masse jusqu’alors inerte de la classe ouvrière française, et la projettera brusquement sur l’avant-scène de l’histoire. Une fois debout, cette masse ne remarquera même pas les petites organisations qui grouillent autour des grandes formations traditionnelles des travailleurs, mais s’emparera de ces grandes organisations syndicales et politiques, renversera radicalement le rapport de force existant en leur sein – au détriment des éléments conservateurs – et s’efforcera d’en faire des instruments fiables et puissants de la lutte engagée.
La crise du capitalisme signifie la crise de toutes les organisations du salariat – partis et syndicats – dont les dirigeants et les programmes cherchent à s’accommoder de ce système. En se tournant sans cesse vers ces organisations, les travailleurs se heurteront aux limites imposées par le caractère réformiste de leurs directions, et n’auront d’autre choix que de s’efforcer de les transformer, en les dotant d’un programme et de dirigeants qui correspondent aux impératifs de la lutte. Ainsi s’engagera un processus de radicalisation des organisations du salariat.
Toutes les petites organisations qui agissent aux marges du mouvement ouvrier et se présentent comme autant de partis « alternatifs » – y compris celles dont le nombre d’adhérents ne dépasse pas 5 ou 6 – ont été créées dans la perspective que le réformisme des organisations traditionnelles de la classe ouvrière mènerait tôt ou tard à un ralliement massif de celle-ci derrière leurs petites boutiques sectaires. Or, malgré 15 ans de gouvernement de gauche depuis 1981, les plus grandes de ces formations – LO, le PT et la LCR – stagnent chacune, et depuis longtemps, entre 1000 et 3000 adhérents. Ces trois organisations sont néanmoins capables – grâce à l’argent fourni par l’Etat – de présenter aux élections des candidats qui concurrencent le PCF et du PS.
Lutte Ouvrière est une bien étrange organisation, dont l’approche rappelle celle des Economistes de la Russie pré-révolutionnaire, qui partaient du principe qu’il fallait se limiter à l’agitation sur des questions de salaires, de conditions de travail et d’autres aspects de la lutte « économique » des travailleurs. En effet, la propagande de LO ne cesse de rappeler aux travailleurs que les patrons font des profits, que les salaires sont trop bas, qu’ils sont exploités, ainsi qu’un petit nombre d’autres évidences qui n’apprennent rien à personne. Cette lamentable secte n’aura pratiquement aucun impact sur le développement du mouvement ouvrier français dans les années à venir.
Comme LO, le PT se qualifie de « trotskiste ». Mais sa démarche n’a, elle non plus, aucun rapport avec les idées et les méthodes de ce grand révolutionnaire, qui se retournerait dans sa tombe s’il pouvait voir le comportement de ceux qui agissent en son nom. La campagne du PT contre la Constitution Européenne, par exemple, a été menée au nom de la défense de « la République une et indivisible », images de Marianne et drapeaux bleu-blanc-rouge à l’appui ! Le fait de voir cette organisation « trotskiste » descendre à de telles profondeurs a néanmoins son côté salutaire, car il y a très peu de chances, dans ces conditions, qu’elle puisse désormais intéresser qui que ce soit ayant ne serait-ce qu’une vague compréhension du marxisme.
La LCR, pour sa part, a opéré un tournant de 180° au cours des 12 derniers mois. Jusqu’en 2004, lors des élections régionales et européennes, elle incitait les travailleurs de sanctionner le PCF pour sa participation au gouvernement Jospin. A l’époque, elle refusait son soutien aux candidats socialistes ou communistes, au deuxième tour, parce que, selon Besancenot, les candidats de gauche ne valaient pas mieux que ceux de la droite.
Cette stratégie ultra-gauchiste vis-à-vis du PCF n’a pas payé, et ce dernier est désormais sollicité avec insistance par la LCR, qui demande que le PCF se montre « unitaire » à son égard lors des prochaines élections. Désormais, la LCR semble réserver ses consignes abstentionnistes aux seuls dirigeants du PS qui étaient partisans de la Constitution Européenne – ce qui ne peut que profiter à la droite. L’idée de la LCR, c’est qu’en se blottissant contre le flanc du PCF, elle peut éviter la débâcle politique et financière qu’elle a subie aux régionales et aux européennes de 2004.
Les électeurs de gauche se méfieront de la dispersion des voix au premier tour des présidentielles, mais il n’est pas impossible que Besancenot fasse un score relativement élevé, s’il se présente. Mais la LCR ne fera jamais de « percée » en termes de recrutement et d’implantation sociale, parce que les travailleurs ont besoin d’organisations « de masse » face à la droite et le patronat – et parce que, dans ses traits essentiels, le programme de la LCR est similaire à celui du PCF, c’est-à-dire pour une société « solidaire, citoyenne, féministe, écologiste » etc. – mais, doit-on supposer, également capitaliste, puisque les plateformes électorales et la propagande générale de la LCR ne parlent jamais du socialisme.
C’est le glissement vers la « modération » – c’est-à-dire vers la droite – des programmes et du comportement des directions du PS et du PCF qui a favorisé la LCR, LO et le PT – sans pour autant qu’ils en tirent grand avantage. Cependant, dans les années à venir, ces deux grands partis seront poussés vers la gauche – au prix de graves dissensions, de conflits internes, et même de scissions. Dans ces conditions, la politique des grands partis ressemblera de plus en plus à la « radicalité » réformiste qui caractérise les programmes des organisations dites d’extrême gauche, ce qui rendra ces dernières encore plus redondantes aux yeux des travailleurs et de la jeunesse. La lutte pour rétablir les idées et le programme du socialisme dans la classe ouvrière se déroulera au sein de ses puissantes organisations traditionnelles, et non dans les cercles étriqués des groupements gauchistes qui se tiennent à l’écart du mouvement.
Le Parti Socialiste
La gauche a été au gouvernement pendant 15 des 24 dernières années. En dehors des quelques nationalisations de 1981-82, les dirigeants du Parti Socialiste, considérant la propriété capitaliste comme inviolable, se sont contentés de s’installer confortablement dans le décor luxueux des institutions de la république capitaliste – avec tous les privilèges, le prestige, le pouvoir et les opportunités de faire de bonnes affaires qui vont avec – et de gérer le capitalisme pour le compte des capitalistes. Pendant ce temps, la misère et la précarité se généralisaient. Ce triste bilan a démontré l’impuissance du réformisme face au système capitaliste dans sa phase de déclin, et préparé le terrain à la période de crises internes qui s’est ouverte dans le PS depuis 2002.
L’installation du gouvernement Jospin, en 1997, a coïncidé avec une période de croissance relativement forte de l’économie française. Mais même dans ce contexte – à priori plus favorable aux réformes sociales – le gouvernement Jospin s’est mis à genoux devant les capitalistes. La loi sur les 35 heures devait satisfaire une revendication historique du mouvement ouvrier. Mais pour ne pas nuire aux sacro-saints critères du profit capitaliste, la réforme a été tellement dénaturée – subventions massives, accords de productivité, blocage des salaires, flexibilité accrue des horaires – que dans la plupart des cas, les employeurs y gagnaient bien plus qu’ils n’y perdaient. D’autres dispositifs, comme celui des emploi-jeunes et de la CMU, cherchaient à palier aux graves problèmes sociaux créés par le capitalisme. Mais dans l’ensemble, la politique du gouvernement Jospin était axée sur la défense des intérêts de la classe capitaliste et l’extension de son emprise sur l’économie française. Le programme de privatisations mis en œuvre par le gouvernement s’est soldé par le transfert du secteur public au secteur privé de biens dont la valeur s’élevait à 31 milliards d’euros.
Lorsque les mécanismes implacables de l’économie capitaliste entraînent une dégradation générale de tout ce qui influe sur le niveau de vie des travailleurs – emplois, salaires, logement, services publics, etc. – des réformes superficielles ne suffisent pas pour inverser la tendance. A notre époque, le réformisme fait penser à un homme qui monte lentement et prudemment un escalier automatique descendant. Et puis, comme toujours, après que les dirigeants de gauche se sont pliés en quatre pour se montrer responsables, modérés et soucieux de protéger les intérêts des capitalistes, ces derniers les ont jeté à la poubelle, au profit de leurs représentants directs, à la première occasion qui s’est présentée, c’est-à-dire dès que ces mêmes dirigeants de gauche s’étaient suffisamment discrédités auprès de leur propre base électorale.
La défaite de Jospin, dès le premier tour des présidentielles, et la victoire de la droite aux législatives qui ont suivi, ont envoyé une onde de choc à travers la base militante et électorale de la gauche. Les travailleurs qui ont voté pour Chirac au deuxième tour ont commis une erreur. Mais les dirigeants de gauche qui les ont incités à le faire ont commis un crime. Pour la masse des électeurs de gauche, il s’agissait d’un acte épisodique d’autodéfense – la seule qui leur restait, leur semblait-il, en l’absence de consignes d’action extra-parlementaire contre l’UMP et le FN. Beaucoup d’entre eux ont par la suite regretté d’avoir voté Chirac. Et tous, ou presque, considèrent que cela leur est resté en travers de la gorge. Dans le PS et en dehors, l’amertume provoquée par cet acte contre-nature n’a fait qu’alimenter le ressentiment contre les dirigeants « jospinistes ».
Un processus de différenciation est en cours au sein du Parti Socialiste, qui se divise entre aile gauche et aile droite. Ceci reflète la pression qu’exercent les classes antagoniques sur le parti. Le cours des événements, dans les années à venir, tendra à accentuer la polarisation droite-gauche au sein du PS – laquelle, pour l’instant, n’en est qu’à ses débuts.
Depuis que la droite est au pouvoir, la direction du parti, autour de François Hollande, s’est contentée de récolter passivement les bénéfices électoraux du mécontentement social. Les faciles victoires, aux élections régionales et européennes, la confortaient dans cette position. Hollande croyait qu’il lui suffirait d’émettre des critiques, de temps en temps, sur tel ou tel aspect de la politique gouvernementale, pour planer paisiblement vers le fauteuil présidentiel de 2007. Il n’a pris aucun engagement sérieux pour l’annulation des mesures prises par la droite, exception faite du rétablissement du jour férié de Pentecôte. Le congrès du PS a voté une motion en faveur de l’abrogation de la loi Fillon sur les retraites, mais plusieurs responsables du PS, dont Hollande lui-même, ont laissé entendre que le prochain gouvernement de gauche n’en tiendra pas compte. Concernant les privatisations de France Télécom ou d’EDF-GDF, il aurait suffit d’annoncer que le prochain gouvernement de gauche renationaliserait immédiatement les entreprises concernées, sans indemnisation des actionnaires, pour que leur privatisation devienne impossible.
Pour l’aile droite du PS, tout l’attrait de la partie III du projet de constitution européenne venait de ce qu’il fournissait un alibi « constitutionnel » pour ne pas prendre des mesures contre des intérêts de capitalistes. Si le « oui » l’avait emporté, en France et dans le reste de l’Europe, ce vote « démocratique » – arraché par une vaste conspiration de mensonges, de désinformation et de fausses promesses – aurait servi de prétexte pour justifier la politique pro-capitaliste de la direction du PS. Heureusement, c’est le « non » qui l’a emporté, ce qui a précipité le parti dans une crise profonde. L’aile droite du parti se trouve désormais dans une situation extrêmement difficile.
Devenus des réformistes sans réformes, les dirigeants de l’aile droite du PS sont passés carrément dans le camp de la contre-réforme, avec les privatisations de 1997-2002. Depuis de nombreuses années, ces dirigeants droitiers – y compris Fabius – perdent du terrain dans les sections du parti, comme en témoigne le pourcentage des voix – aux alentours de 37% – que ses adhérents ont porté sur les motions considérées comme contestataires, à l’époque du congrès de Dijon, en 2003. La débâcle de 2002 et le rejet de Constitution au référendum du 29 mai ont considérablement aggravé la position de la droite du parti.
Les 42 % pour le « non », dans le référendum interne du PS, en décembre 2004, furent un reflet de la baisse de l’autorité politique de la direction. Hollande était secoué par ce résultat. Dans un premier temps, il a voulu se venger contre l’opposition, allant jusqu’à menacer d’exclusion les militants socialistes qui s’exprimeraient publiquement pour le « non ». Il a dû renoncer à cette option pour la simple raison que la vaste majorité des adhérents, qu’ils aient voté « oui » ou « non » dans le référendum interne, ne l’aurait jamais accepté. En persistant, Hollande se serait affaibli davantage.
Le fait que les dirigeants du parti aient envisagé des mesures organisationnelles contre l’opposition est une expression de la faiblesse de leur position. Ils sont désormais sur la défensive. Les plus clairvoyants d’entre eux comprennent qu’il ne sera pas possible d’arrêter le processus de radicalisation en cours. Rocard a fustigé Hollande pour ne pas avoir pris des mesures répressives contre l’aile gauche du parti. Il s’est même prononcé pour une scission dans l’éventualité d’une défaite de la direction « hollandaise » d’ici les élections présidentielles. Ainsi, ces messieurs ô combien « démocrates » quand les décisions sont en leur faveur, cherchent à démolir le parti dès qu’ils commencent à en perdre le contrôle. Une scission à court terme n’est pas la perspective la plus probable. Cependant, à un certain stade, le départ des éléments les plus franchement pro-capitalistes du parti est inévitable. Ils formeront sans doute un parti « social-démocrate ». Certains d’entre eux pourraient passer directement à l’UDF ou à l’UMP. La majorité des militants socialistes ne les suivront pas, et leur départ aura comme conséquence d’accélérer l’évolution du PS vers la gauche.
L’avantage principal de l’aile droite du PS réside dans le caractère éperdument opportuniste des principaux dirigeants de l’aile gauche, qui changent d’idées et de camp presque aussi souvent qu’ils changent de chemise. A l’époque du gouvernement Rocard, Jean-Luc Mélenchon et Julien Dray pestaient contre la politique du Premier Ministre, tout en affichant un soutien sans faille au Président de la République François Mitterrand, comme s’il y avait une différence majeure entre la politique de l’Elysée et celle de Matignon. Au Congrès de Rennes, en 1990, leur courant a rallié la motion de Laurent Fabius. Plus tard, à l’époque du gouvernement Jospin, Mélenchon et Dray ont soutenu Jospin et Hollande, en désignant désormais le « social-libéral » Fabius comme l’homme à abattre – et Mélenchon en a été récompensé en 2000 par un poste dans le gouvernement. Après la défaite de 2002, Dray a rompu avec la gauche du parti pour devenir le porte-parole officiel du PS, alors que Mélenchon a fait un revirement de 180°, en soutenant Fabius contre le « social-libéral » Hollande.
Les itinéraires politiques des autres personnalités qui dirigent les différents courants de la gauche dans le parti – Emmanuelli, Montebourg, Peillon, etc. – sont tout aussi rocambolesques. Alors que Mélenchon a préféré rallier Fabius dès avant le congrès, Emmanuelli, Montebourg et Peillon ont décidé de faire une motion commune sans Fabius, en attendant d’emboîter le pas de Mélenchon lors du Congrès. Au demeurant, le contenu de la motion commune ne va pas au-delà d’un réformisme insipide, d’un genre qui pourrait s’accommoder relativement facilement, en effet, aux orientations de Fabius.
A ce stade, il est difficile de prévoir le résultat du conflit qui oppose Fabius, Hollande et Strauss-Kahn au sommet du parti. De toute façon, ceci n’a pas une grande importance. Laurent Fabius s’est toujours positionné sur la droite du PS. Il a été nommé Premier Ministre en 1984 afin d’enterrer définitivement la politique de réformes sociales menées précédemment par Pierre Mauroy. Il a toujours défendu une politique franchement pro-capitaliste. Il s’est uniquement positionné contre la Constitution Européenne dans le but de profiter de la situation dans la perspective d’une victoire du « non », soit dans le référendum interne du parti, soit lors du référendum national. Politiquement, il n’y a aucune différence significative entre Fabius, Hollande et Strauss-Kahn. Il a pourtant suffi que Fabius vote « non » à la Constitution européenne pour que Mélenchon, Emmanuelli et compagnie acceptent de le soutenir. Hier, Hollande était présenté comme un rempart contre le social-libéral Fabius. Aujourd’hui, c’est l’inverse.
Fabius ne va pas refuser le soutien de la gauche, si cela peut l’aider à parvenir à ses fins. Mais s’il l’emporte, il exigera la soumission totale de Mélenchon, Emmanuelli et Montebourg, qui seront sommés de cautionner sans réserve sa politique pro-capitaliste. Faute de quoi il se retournera contre eux avec véhémence, en s’appuyant sur ses rivaux droitiers de la veille. Ce qui est certain, par contre, indépendamment de l’issue du conflit au sommet, c’est que la différenciation entre la droite et la gauche du parti ne pourra que s’accentuer dans les années à venir. L’arrivée au pouvoir de la gauche en 2007 aura lieu dans un contexte de stagnation économique, et peut-être même de récession. Ceci contraindra le gouvernement socialiste, indépendamment des personnalités qui le dirigent et de la participation ou non du PCF, à poursuivre une politique qui ne sera pas fondamentalement différente de celle que mène la droite depuis 2002. Ceci achèvera de miner la crédibilité des dirigeants associés à la politique gouvernementale et accentuera le clivage gauche-droite dans les sections du parti.
Le PS est entré dans une période de conflits internes qui déboucheront, à terme, sur une scission. La crise dans le parti est, au fond, le reflet de la crise du capitalisme, qui a détruit les bases économiques sur lesquelles reposait le réformisme. Les groupements gauchistes qualifient le PS de « parti capitaliste » parce qu’ils ne comprennent strictement rien au mouvement ouvrier. Le PS est un parti du salariat, au même titre que le PCF. Mais comme tous les partis de ce type, le PS n’existe pas dans le vide. Il subit la pression idéologique et l’influence corruptrice de la classe capitaliste, qui se font très fortement sentir dans les échelons supérieurs de l’appareil, au niveau des parlementaires et des technocrates. Cependant, le pouvoir de cette bureaucratie droitière a ses limites. Les sections du PS sont et resteront autant de « coquilles vides » tant que la masse du salariat reste relativement inerte, ce qui augmente considérablement le poids relatif de la bureaucratie parlementaire et autres éléments conservateurs. Cependant, compte tenu des perspectives économiques et de l’aggravation inévitable de la crise sociale qui en découle, cette inertie ne durera pas indéfiniment. L’éruption du volcan social transformera le PS de fond en comble. Elle mettra les éléments les plus droitiers du parti en minorité, comme ce fut le cas dans la foulée de l’effondrement économique du début des années 30 et au lendemain de la crise révolutionnaire de 1968.
Le PCF
Malgré son affaiblissement indéniable sur le plan organisationnel et électoral aux cours des années 90, le Parti Communiste conserve une assise sociale massive. Plus que toute autre organisation politique, il est soutenu par la couche la plus militante et politiquement consciente de la classe ouvrière et de la jeunesse. Le PCF a moins d’adhérents, certes, que le Parti Socialiste, mais il repose sur plus de militants actifs que ce dernier. Parmi toutes les organisations impliquées dans la campagne contre la Constitution Européenne, c’est de loin le PCF qui a fait preuve de la plus grande capacité de mobilisation. Si le « non » l’a emporté, c’est notamment la conséquence de l’implication, de la détermination, des sacrifices financiers et du savoir-faire organisationnel des militants du Parti Communiste.
Issu de la SFIO, sous l’impact du carnage impérialiste de 1914-1918 et de la révolution russe, le PCF a été forgé dans le feu de grands événements. Depuis cette époque, en raison de ses traditions militantes et révolutionnaires, et malgré les terribles ravages causés par le stalinisme et la dégénérescence réformiste de ses dirigeants, le Parti Communiste a toujours été un parti reposant sur des réserves sociales massives dans la société française.
Le recul électoral et organisationnel du PCF s’explique fondamentalement par la politique réformiste de sa direction, dans un contexte où il se trouve en concurrence avec le Parti Socialiste. Quand l’électorat doit choisir entre deux partis réformistes – le PS et le PCF – sans aucune différence fondamentale entre leurs programmes respectifs, c’est nécessairement le plus grand qui l’emporte.
Aux yeux de la masse des électeurs de gauche, les points communs entre les démarches des deux partis ont trouvé leur expression concrète dans la participation du PCF au gouvernement Jospin sur la base d’un programme de privatisation à une échelle massive. A l’époque, Robert Hue avait tenté de donner une expression « théorique » à cette honteuse capitulation en déclarant que le PCF était désormais en faveur d’une économie de marché « à dominante sociale ».
A l’intérieur du parti, le comportement servile des dirigeants lors du gouvernement Jospin, la défaite de 2002 et l’affaiblissement du parti ont contribué au déclin de l’autorité politique de sa direction et à l’émergence de divers réseaux et tendances. La démoralisation politique qui s’est installée au sommet du parti est particulièrement marquée dans les idées défendues par Pierre Zarka, selon lequel le PCF n’a plus aucune raison d’être en tant que structure indépendante et dotée d’un programme qui lui est propre, et devrait se fondre dans un « mouvement populaire » vaguement défini.
Marie-George Buffet a adopté une attitude plus offensive que Robert Hue, mais le changement est dans le ton seulement. La lecture du document Vingt-sept objectifs pour un programme résolument à gauche permet de prendre la mesure de l’écart énorme entre les idées défendues par la direction du parti et celles du marxisme. En dépit de sa tonalité « anti-capitaliste », ce document ne contient aucun élément susceptible de porter sérieusement atteinte à l’emprise de la classe capitaliste sur l’économie du pays. Ses auteurs sont apparemment convaincus qu’il est entièrement possible d’abolir le chômage, dans le cadre du capitalisme, au moyen de quelques mesures administratives et fiscales, et notamment par le biais de primes versées aux capitalistes pour récompenser des créations d’emploi ! Au lieu de prétendre qu’il est possible d’éradiquer le chômage de masse, la précarité, la pauvreté et la régression sociale par de petites modifications fiscales et juridiques, sans toucher à la propriété capitaliste, une direction communiste digne de ce nom doit expliquer, au contraire, qu’aucun de ces problèmes ne peut être réglé dans le cadre de ce système, et s’efforcer de convaincre les travailleurs de la nécessité d’y mettre fin.
La direction du PCF rejette les privatisations, mais ne propose aucune nationalisation. Elle est désespérément à la recherche d’idées « nouvelles » pour donner l’impression d’avoir un « projet de société ». Certains dirigeants vont jusqu’à flirter avec les idées farfelues de la nébuleuse « altermondialiste », d’associations comme ATTAC et autres confusionnistes, comme le soi-disant « commerce équitable », alors que d’autres lorgnent vers les idées franchement réactionnaires de la « décroissance soutenable » et de l’« anti-productivisme ». En même temps, parmi les militants du parti, et en réaction à ces dérives, il y a clairement un malaise face au vide programmatique et au jargon petit-bourgeois qui s’infiltre progressivement dans les discours et dans les textes du parti. Il y a incontestablement un regain d’intérêt pour les idées du marxisme, un besoin de « revenir aux sources ».
En réaction à l’expérience du gouvernement Jospin, l’idée qu’il faut refuser toute nouvelle alliance avec le Parti Socialiste a gagné du terrain parmi les militants du parti. Il y a une confusion considérable sur cette question dans le parti. La clé du renforcement organisationnel et électoral du PCF ne réside pas dans les alliances qu’il peut conclure avec d’autres forces politiques, mais dans son propre programme. Le recul électoral du PCF ne s’explique pas par le fait qu’il ait conclu des accords de désistement réciproque, voire des listes communes avec le PS, mais par le fait que son programme ne se distingue pas clairement de celui du PS, et qu’il s’est associé à sa politique au gouvernement.
Nous devons mettre l’accent sur la question du programme du parti, et notamment sur la nécessité d’y inclure la nationalisation, sous la gestion et le contrôle démocratique des travailleurs, de tous les grands groupes du secteur industriel, de l’agro-alimentaire et de la grande distribution, ainsi que de toutes les banques et compagnies d’assurance. En ce qui concerne la question des alliances, il est tout à fait admissible et nécessaire, pour barrer la route aux partis capitalistes, de conclure avec le Parti Socialiste des accords de désistement réciproque aux deuxièmes tours. Mais ceci ne veut pas dire s’aligner sur sa politique. Nous devons aussi expliquer que le PCF ne devrait accepter des postes dans un gouvernement socialiste que sur la base d’un programme de mesures décisives pour mettre fin au pouvoir économique des capitalistes, et que toute nouvelle participation dans un gouvernement qui privatise et qui se plie aux dictats de la Bourse, comme ce fut le cas avec Jospin, ne peut que discréditer le PCF aux yeux des travailleurs.
En raison de la baisse de l’autorité de la direction nationale, il est possible que la stratégie électorale du PCF ne soit pas partout la même aux élections législatives. Cependant, du point de vue de la direction nationale, une alliance PCF-LCR sans le PS est hors de question. La direction du PCF entretient délibérément un certain flou sur cette question, convaincue que ce genre d’« ouverture vers d’autres forces politiques » est bon pour son image. Mais en réalité, les jeux sont faits. Le PCF présentera un candidat communiste aux présidentielles de 2007, et conclura des accords de désistement réciproque avec le PS aux législatives. Cela ne plaira pas à la LCR, dont les dirigeants placent l’actuelle direction du PS dans le même camp que la droite. Mais l’idée qu’une organisation aussi petite pouvait imposer un candidat de son choix au PCF, uniquement parce que les deux organisations étaient pour le « non » au référendum européen, relève de ce que la psychiatrie appelle la « folie des grandeurs ».
Le rôle moteur du PCF dans la campagne pour le « non » au référendum européen lui permettra d’améliorer sensiblement son score aux prochaines élections, par rapport à 2002. Les résultats des récentes législatives partielles tendent à confirmer cette perspective. Il semblerait, par ailleurs, que les effectifs du parti et le nombre de militants impliqués dans ses activités soient en train d’augmenter de nouveau, après plusieurs années de déclin. Le parti aurait certainement attiré un nombre beaucoup plus important de jeunes et de travailleurs s’il avait un programme qu’ils pouvaient prendre au sérieux. Quoi qu’il en soit, la différenciation entre les tendances qui veulent orienter le parti vers un réformisme similaire à celui de la gauche du PS et celles qui s’efforcent d’affirmer l’identité communiste du parti ne pourra que s’accentuer dans les années à venir, surtout dans l’éventualité d’une nouvelle période de participation gouvernementale.
Les Rouges Vifs ont attiré l’attention d’une partie des militants de base qui s’opposaient à la dérive droitière du temps de Robert Hue. Il en va de même pour la Gauche Communiste et d’autres regroupements comme le PRCF. Cependant, toutes ces tendances sont teintées de « souverainisme » (c’est-à-dire nationalisme) et de stalinisme. Ils imaginent, pour la plupart, que le programme du parti à l’époque de Georges Marchais – qui n’allait pas plus loin que la revendication d’un secteur nationalisé légèrement renforcé – était « marxiste » et « révolutionnaire ». Pendant les négociations au sujet du Programme Commun PS-PCF dans les années 70, Marchais ne réclamait que la nationalisation de quinze groupes industriels. Mitterrand et Mauroy en ont nationalisé moins. Mais même si le gouvernement avait réalisé les quinze nationalisations demandées par le PCF, la classe capitaliste aurait conservé l’essentiel du pouvoir économique, 75% de l’économie restant dans le secteur privé. L’échec du gouvernement de gauche élu en 1981 était la conséquence du caractère réformiste de son programme, qui laissait aux capitalistes la possibilité de passer à la contre-attaque et d’imposer l’abandon des réformes sociales à partir de 1982. Marchais et les quatre ministres communistes ont accepté le blocage des salaires et les restructurations industrielles décidées par le gouvernement en 1983, et le PCF n’a quitté le gouvernement qu’en juillet 1984.
Il semble peu probable que ces différentes tendances oppositionnelles, au sein du PCF, puissent étendre sérieusement leur influence dans le parti, et ce d’autant plus qu’elles ont le plus souvent « un pied dedans et un pied dehors ». De nombreux représentants de ces groupements n’appellent même pas à voter PCF lors des élections, et cette attitude négative et sectaire les coupe de la vaste majorité des militants du parti. Indépendamment de nos désaccords avec le programme actuel du parti, il va de soi que nous devons systématiquement soutenir les candidats PCF aux élections et, de manière générale, faire tout ce que nous pouvons pour soutenir le parti dans son action et son travail militant au quotidien. Notre tâche, pour reprendre l’expression de Lénine, est de « patiemment expliquer » nos idées, tout en militant de manière loyale et constructive avec les camarades qui ne sont pas encore convaincus du bien-fondé de nos idées. C’est par la force de nos arguments, et à la lumière de l’expérience collective des militants du PCF – comme du MJC – que nous parviendront à convaincre les camarades qui nous connaissent du sérieux et de la justesse de nos idées marxistes.
Conclusion
Le marxisme explique que la conscience humaine est déterminée par les conditions matérielles d’existence d’une époque donnée. Mais il explique également que la conscience n’est pas le reflet immédiat et exact de la réalité. Les idées dominantes, dans un ordre social donné, sont normalement celles de la classe dominante. Les conditions objectives de la révolution socialiste – l’incapacité du capitalisme à développer l’économie, la régression sociale, l’existence d’un salariat massif et puissant qui assure toutes les fonctions économiques et sociales essentielles – sont d’ores et déjà réunies. Le salariat est en effet aujourd’hui la seule classe directement intéressée au développement des moyens de production et de la culture en général. Cependant, la conscience de cette réalité, chez les travailleurs, est à la traîne, et la politique confuse et réformiste des dirigeants de la gauche tend à freiner encore son évolution.
Les travailleurs ne viennent pas facilement aux idées révolutionnaires. Pour les libérer de la pression idéologique capitaliste, qui les incite à se résigner à leur condition sociale, de grands chocs sont nécessaires. La révolution socialiste ne commencera que lorsque la masse du salariat sortira de la torpeur fataliste et paralysante des périodes historiques « normales ». Dans le contexte actuel de crise économique et d’instabilité sociale, la psychologie de l’ensemble du salariat est en train de changer. L’expérience des gouvernements, de droite comme de gauche, a montré leur impuissance face au déclin inexorable du capitalisme. La régression sociale, et l’impossibilité de changer les cours des choses par des manifestations et des grèves partielles, impactent sur la mentalité des travailleurs et des jeunes, dont la couche la plus consciente commence à tirer des conclusions révolutionnaires.
La croissance extrêmement faible ou inexistante qui caractérise le capitalisme européen à notre époque, avant même que ne se produisent les inévitables récessions économiques aux Etats-Unis et en Chine ; le déclin de la position mondiale du capitalisme français ; la régression sociale permanente et le gouffre de plus en plus large qui se creuse entre les classes antagoniques – tout cela constitue les prémisses objectives de la prochaine révolution française. Aucun système qui impose une dégradation constante des conditions d’existence de la vaste majorité de la population ne peut survivre indéfiniment. Tôt ou tard, il sera inévitablement contesté par un mouvement de masse similaire à celui qui s’est produit en 1968 – ou plutôt par une série de mouvements de ce type. Au cours de ce processus, le renversement du capitalisme se posera comme une tâche pratique incontournable.
Le programme et les principes politiques du marxisme peuvent être définis comme l’expression consciente et généralisée des conclusions tirées de la pratique, de l’action et de l’expérience collective du mouvement ouvrier. Les luttes actuelles contre le gouvernement de droite, comme la mise à l’épreuve des dirigeants réformistes des partis de gauche quand ils sont au gouvernement, constituent une école préparatoire, dans laquelle ceux qui sont conscients du processus « inconscient » doivent se former, s’organiser, élaborer leur programme et leurs perspectives, et mettre tout en œuvre pour lier le programme, la théorie et les perspectives du marxisme aux puissantes organisations du mouvement ouvrier français.
Le marxisme authentique n’a rien à voir avec l’activité et le discours des sectes doctrinaires et isolées, scandant leurs formulations dans le vide. Certes, nous avons besoin de notre propre organisation, de nos propres moyens matériels et financiers, de nos propres moyens de communication. Mais tout ceci n’a d’intérêt que dans la mesure où cela sert à renforcer la compréhension du programme, des principes, de la théorie et des perspectives du marxisme auprès des travailleurs, et prioritairement dans le PCF et le MJC. L’alternative révolutionnaire au capitalisme et au réformisme doit émerger du cœur des grandes organisations traditionnelles des travailleurs français. C’est ainsi que sur la base des événements, sur la base des grandes confrontations de classe qui sont inévitables dans les années à venir, nous pouvons créer les conditions, non pas de la révolution – qui aura lieu indépendamment de notre existence – mais de sa victoire définitive, du renversement de l’ordre capitaliste et de l’avènement du socialisme.
Les révolutions qui se sont produites en Europe continentale entre 1789 et 1871 ont abouti à la mise en selle d’une nouvelle classe de propriétaires, qui a remplacé celles dont les différentes composantes – noblesse, cour royale, autorités ecclésiastiques – opprimaient et exploitaient les couches sociales inférieures. Le capitalisme, tout en donnant une formidable impulsion au développement des forces productives, ne pouvait signifier autre chose que le remplacement d’une forme d’exploitation par une autre. A l’inverse, la prochaine révolution, dans son aboutissement final, ne peut mener qu’au transfert du pouvoir économique et étatique entre les mains d’une classe sans propriété, à savoir le salariat, qui est donc la dernière classe de l’histoire. Aucune autre classe ne se trouve en dessous d’elle. Dans un pays aussi moderne et économiquement avancé que la France, le socialisme jettera les bases de l’éradication complète de toutes les formes d’exploitation de l’homme par l’homme. Au cours de leur lutte contre le capitalisme et ses conséquences, les travailleurs de France trouveront dans le programme, les principes et la théorie du socialisme scientifique – le marxisme – la clé de leur propre émancipation, et ouvriront ainsi une nouvelle ère dans l’histoire de l’humanité.
Greg Oxley