La bourgeoisie américaine est parvenue à maintenir sa tête hors de l’eau en utilisant sa position particulière et son immense puissance économique et financière. Mais du point de vue de l’orthodoxie capitaliste, elle s’est comportée de façon irresponsable. En essayant d’éviter une récession, elle a généré toute une série de nouvelles contradictions et de déséquilibres qui peuvent finir par miner tout le système du commerce mondial, si laborieusement édifié après la seconde guerre mondiale. Cela fait peser d’immenses risques sur le capitalisme mondial. Mais la clique qui domine à Washington ne s’en soucie pas. Ce sont des affairistes bornés et exclusivement concernés par les intérêts américains. Leur slogan est : « Ce qui est bon pour l’Amérique est bon pour le monde ». Malheureusement, ce n’est pas forcément le cas.
Fondamentalement, la crise globale du capitalisme est une crise de surproduction (ou de « surcapacité »). La crise est aggravée par l’endettement et les déficits, qui ne sont pas les causes du principal problème, mais simplement ses symptômes. Pour résorber le déficit de ses comptes courants, les Etats-Unis doivent importer moins et exporter davantage. Mais dans les circonstances actuelles, cela entraîne automatiquement les Etats-Unis dans un conflit avec le reste du monde. Si la reprise actuelle de l’économie américaine devait se poursuivre, ce ne serait qu’en trouvant de nouveaux marchés pour ses produits. Cela ne peut se faire qu’au détriment de l’Asie et de l’Europe. Si l’augmentation de la demande, aux Etats-Unis, ne sert qu’à accroître le volume des importations à partir du reste du monde, elle aura été totalement contre-productive du point de vue de la bourgeoisie américaine.
Une reprise fondée sur la croissance de la consommation n’est pas une reprise saine. En dépit du taux de croissance élevé enregistré au troisième trimestre 2003, la faiblesse sous-jacente de l’économie américaine s’exprime par la hausse inexorable du chômage. A 5,7 %, il est à son niveau le plus élevé depuis neuf ans. Cela a fait émerger un bruyant lobby protectionniste exigeant des mesures pour protéger l’industrie américaine contre la concurrence étrangère, particulièrement celle de la Chine, qui, en 2002, avait un excédent de sa balance commerciale de 103 milliards de dollars, principalement avec les Etats-Unis. Cela représente la moitié du déficit budgétaire américain. Telle est la cause des tensions croissantes entre ces deux pays. Mais la Chine n’est pas la seule visée. Taiwan, la Corée du Sud et d’autres économies asiatiques ont également crû aux dépens des Etats-Unis, grâce à des monnaies délibérément sous évaluées.
Au cours des trois dernières années, 3 millions d’emplois ont été perdus dans l’industrie manufacturière américaine, soit près d’un emploi sur six dans ce secteur. La baisse du dollar est un moyen d’améliorer la compétitivité des exportations américaines. En d’autres termes, c’est une façon d’exporter le chômage en l’Europe et au Japon. Cela accroîtra la pression sur l’Europe et aggravera les tensions entre l’Europe et les Etats-Unis. Un dollar plus faible favorisera assurément les exportations américaines – aux dépens de l’Europe, de la Chine et du Japon. Cela exacerbera les tensions sociales et intensifiera la lutte de classe dans ces pays. Mais les capitalistes américains ne s’en soucient pas, et exigent à cors et a cris des mesures contre la Chine et d’autres concurrents sur les marchés mondiaux. Cela donne la mesure de la profondeur de la crise mondiale.
L’économie chinoise croît rapidement, beaucoup plus rapidement que celles du reste du monde. C’est un colosse qui jouera sans aucun doute un rôle de tout premier plan dans l’histoire mondiale. Dans le cadre de l’économie mondiale, elle a joué le rôle qu’autrefois les occidentaux pensaient voir jouer par la Russie. Malgré les accusations selon lesquelles la Chine a profité de ses exportations vers les Etats-Unis et d’autres marchés, les importations chinoises ont crû, en réalité, plus rapidement que ses exportations (40 % par an contre environ 30 %). Mais ceci n’impressionne pas les Etats-Unis, qui ont un important déficit commercial avec la Chine. Il est désormais plus important que son déficit avec le Japon. La devise chinoise, le yuan, est liée au dollar selon la parité fixée en 1994 de 8,3 yuans pour 1 dollar. A l’origine, les Chinois en ont été félicités. Aujourd’hui, on leur dit que le yuan est sous-évalué de pas moins de 56 %, et la Chine est accusée de dumping sur le marché américain.
Pékin résiste aux pressions américaines pour réévaluer le yuan, car il a peur des conséquences politiques et sociales du chômage. Aux Etats-Unis, cette question a suscité une campagne hystérique contre la Chine. Certains proposent de taxer les marchandises chinoises susceptibles de causer des « déstabilisations du marché ». Tel est l’attachement des Etats-Unis pour le libre échange !
Les économies asiatiques dépendent du marché américain. Les exportations représentent désormais 64 % du PIB de l’Asie, contre 55 % dans les années 90. Les capitalistes de Taiwan, de Corée du Sud et de Chine achètent des dollars pour tenter de limiter sa chute, et donc de stimuler leurs exportations aux dépens des Etats-Unis. Pour conserver leur taux de croissance, ils doivent artificiellement maintenir le bas prix de leurs exportations. Mais cela produit de graves contradictions avec les capitalistes américains, qui souhaitent réduire leurs importations et augmenter leur part dans le commerce mondial. Les tensions se sont sensiblement accrues, non seulement entre les Etats-Unis et l’Europe, mais également entre l’Asie et les Etats-Unis.
Tel est le problème central : le monde entier dépend désormais de l’économie d’un seul pays, les Etats-Unis. Ce n’était pas le cas autrefois. Les économies puissantes, comme le Japon et la RFA, étaient des locomotives de l’économie mondiale, aux côtés des Etats-Unis, et pouvaient prendre la relève lorsque l’économie américaine faiblissait. Ceci n’est plus possible. Le Japon est en récession depuis une décennie et ne montre aucun signe de rétablissement de son ancien dynamisme. L’économie allemande n’est pas en meilleure forme, avec 4,4 millions de chômeurs (presque 10 % de la population active). Seule la croissance de la consommation américaine fournit au reste du monde un marché pour ses exportations.
On touche là à un problème fondamental. Actuellement, les importations des Etats-Unis dépassent ses exportations de plus de 50 %. Les Etats-Unis aspirent les importations des autres pays, ce qui les maintient à flot. C’est très plaisant pour les industriels européens, chinois et japonais, mais beaucoup moins pour leurs homologues américains. Des entreprises américaines sont poussées à la faillite et des ouvriers américains perdent leur emploi. D’ailleurs, le déficit budgétaire de l’Etat américain augmente de façon alarmante. S’il continue à augmenter au rythme actuel, on estime qu’il atteindra environ 800 milliards de dollars, soit 7% du PIB américain, vers la fin de 2004. Ce serait une situation insupportable, semblable à une hémorragie massive : les sommes énormes payées en intérêts emporteraient une grande partie de la richesse du pays. Dans la pratique, cependant, les choses n’iront pas si loin. Bien avant cela, la « main invisible » du marché interviendra pour apporter une correction à travers une dévaluation du dollar. Ceci aura de graves conséquences pour l’économie mondiale.
Le déficit public est à présent le plus élevé de son histoire. Autrefois, les Etats-Unis étaient les créanciers les plus importants au monde. Ce sont aujourd’hui les plus grands débiteurs. Même à la fin du XIXe siècle, après la guerre civile, le déficit américain était en général inférieur à 3 % du PIB. À la fin des années 70, après des décennies au cours desquelles les comptes courants étaient toujours excédentaires, les Etats-Unis possédaient des actifs nets étrangers équivalant à près de 10 % de leur PIB. Mais dans les années 80, des déficits publics persistants ont transformé les Etats-Unis en débiteurs nets. Depuis, ils n’ont cessé de s’enfoncer toujours plus dans l’endettement.
Cette situation ne tient que grâce à des apports massifs en capitaux étrangers. Cependant, ces capitaux peuvent tout aussi bien repartir dans l’autre sens lorsque les investisseurs étrangers comprendront que la structure entière est aussi solide qu’une cabane construite sur des pattes de poulets. Au cours de la présidence de Reagan, le déficit a atteint un maximum de 3,4 % du PIB. Il s’élève aujourd’hui à 5 % du PIB. Si cette situation devait durer, le paiement des intérêts sur la dette accumulée représenterait une ponction insupportable sur la richesse produite aux Etats-Unis. Mais cela ne se produira évidemment pas car, encore une fois, bien avant que nous atteignions cette limite, les investisseurs étrangers commenceront à se défaire de leurs dollars, causant une brutale dévaluation de la monnaie américaine.
La charte du FMI interdit à tout pays d’intervenir sur la valeur de sa monnaie dans le but de conquérir un « avantage concurrentiel déloyal » sur ses partenaires commerciaux. Mais, comme le veut le dicton, tout est permis en amour comme à la guerre – et c’est également vrai pour les guerres commerciales. Malheureusement pour les capitalistes européens et asiatiques, quand il s’agit de lutter pour des marchés mondiaux, les Etats-Unis disposent d’une puissance écrasante. Bush a déjà montré que les lois et les règlements importent peu quand un conflit porte sur des intérêts vitaux. A peine était-il installé à la Maison Blanche qu’il déchirait le traité de Kyoto. Il a par la suite continué d’ignorer ou de rejeter d’autres accords internationaux sur le désarmement, le commerce et toute autre question qui ne lui convenait pas – ou, plus exactement, qui ne convenait pas aux intérêts des grandes compagnies américaines.
Toute la situation est complètement malsaine et ne peut pas durer. Le dollar est déjà sous pression. Il a chuté de façon continue pendant 18 mois avant de se reprendre face à l’euro. Mais ceci ne durera pas. Depuis son pic en 2002, le dollar a perdu 8 % par rapport aux monnaies de ses partenaires commerciaux. Mais cela ne suffit pas. Le dollar devra tomber de 40 % ou plus pour avoir un impact sérieux sur le déficit de la balance commerciale. Les américains espèrent que cela se réalisera au moyen d’une « correction » maîtrisée. Pourtant, les estimations sur l’ampleur de la baisse du dollar qui est requise varient de 15 % à pas moins de 50 %. Une dépréciation de 50 % pousserait l’euro à plus de 2 dollars et le yen à près de 60 yens pour un dollar. Il est extrêmement difficile de contrôler une dévaluation aussi énorme.
Dès lors que les investisseurs commenceront à se débarrasser de grandes quantités de dollars sur les marchés monétaires mondiaux, cela pourrait dégénérer en panique complète. Le danger existe d’une spirale baissière dans laquelle un facteur en affecte un autre, provoquant la chute de l’ensemble de l’économie mondiale. La faiblesse de la demande entraîne une baisse des prix et des profits, qui, à leur tour, conduisent à une chute des investissements, à des fermetures d’usine, et à une hausse du chômage. Ces facteurs minent la confiance du consommateur, menant à une nouvelle chute de la demande, et ainsi de suite. Dans le cas du dollar, ce qui s’est produit dans le Sud-Est asiatique peut se répéter avec des effets bien plus dévastateurs. Cela pourrait facilement pousser l’économie mondiale dans une profonde récession, comme l’explique The Economist :
« Ce type de dépréciation est extrêmement risqué. Plus une monnaie chute, et plus le risque est important de la voir chuter trop bas et trop vite. Un brutal effondrement du dollar pourrait bouleverser les marchés financiers et plonger le monde dans la récession » (The Economist, 20 septembre 2003.)
Il poursuit par cet avertissement :
« En outre, il est peu probable que le dollar baisse au même rythme par rapport à toutes les devises. La détermination des banques centrales asiatiques à stopper la hausse de leur monnaie a jusqu’ici reporté le poids de la chute du dollar sur l’euro. Le dollar a perdu 20 % par rapport à l’euro depuis le début de l’année 2002, contre 8 % en moyenne. Une baisse plus importante du dollar par rapport sur l’euro minerait probablement les économies européennes » (Ibid.)
L’article conclue : « le risque d’un effondrement du dollar et, en conséquence, d’une crise financière, n’est pas négligeable ». Selon les termes de Ken Rogoff, universitaire à Harvard et ancien économiste en chef du FMI, « le monde est sur le point de sauter du haut d’un ravin, sans connaître la profondeur du fleuve en contrebas » (Ibid.)
En dépit de tous ces avertissements, on peut s’attendre à de nouvelles baisses du dollar, reflétant la fragilité de l’économie et des finances américaines. Cela signifie que l’économie mondiale ne pourra pas beaucoup plus longtemps continuer à dépendre des Etats-Unis. Ce processus est en train d’atteindre ses limites. La bourgeoisie américaine n’est pas très préoccupée par ce problème. Elle laissera le dollar se déprécier pour en tirer avantage sur ses rivaux. Elle cherchera à résoudre ses problèmes aux dépens de la Chine, de l’Europe et du Japon, même si le prix à payer est le chaos à l’échelle mondiale.
Depuis quelques années la classe capitaliste diffuse inlassablement l’idée selon laquelle la mondialisation a éliminé toutes les vieilles contradictions entre nations et a posé les bases d’un avenir paisible et prospère. Les révisionnistes les plus obtus, tel le professeur Hobsbawm, ont naturellement avalé d’un trait ces raisonnements. Ils tentent de présenter le mouvement vers le libre échange et la mondialisation comme un processus inéluctable et automatique. Ils ne tiennent pas compte de toutes les contradictions et tendances inverses. En réalité, l’examen le plus superficiel de l’histoire suffit à révéler qu’aux périodes de plus grand libre échange (comme avant la première guerre mondiale) ont succédé des périodes de guerres commerciales et de protectionnisme féroces (les années 30), et que la bourgeoisie recourra au protectionnisme lorsque ses intérêts seront menacés. Cela est tout aussi vrai aujourd’hui qu’aux époques de Marx ou de Lénine.
En dépit d’une décennie ou plus de « globalisation », aucune des vieilles contradictions n’a été résolue. Au contraire, elles ont été multipliées par mille et reproduites sur une échelle plus vaste que jamais. Les conflits se déroulent sous nos yeux, passant d’un pays ou d’un continent à un autre, sans interruption et à une vitesse incroyable. La question nationale – loin de disparaître, comme Hobsbawm et d’autres l’avaient imaginé – a pris partout un caractère particulièrement aigu et empoisonné. Les guerres se succèdent. Fondamentalement, cela reflète l’impasse dans laquelle se trouve l’économie mondiale, qui suffoque dans la camisole de force de l’économie de marché. C’est l’époque du capitalisme « toutes griffes dehors ».
Ces antagonismes fondamentaux sont la véritable raison de la transformation du rôle des Etats-Unis dans le monde, de son ralliement à un impérialisme beaucoup plus agressif. Les capitalistes du monde entier sont confrontés à l’impérieuse nécessité de conquérir des marchés étrangers, des matières premières et des sphères d’influence. Dans la situation actuelle, ils se battront pour le plus petit marché, comme des chiens se disputent un os. Dans ce contexte, l’idée que des forums internationaux soi-disant impartiaux puissent éliminer les conflits entre puissances impérialistes est aussi absurde que d’inviter un tigre mangeur d’hommes à brouter de l’herbe. Cela vaut aussi bien pour l’ONU que pour l’OMC, dont l’avenir est incertain.