Il n’y a pas un seul régime capitaliste
stable dans toute l’Amérique latine. Des mouvements sociaux
massifs, des grèves générales, l’élection
de gouvernements de gauche, et, dans certain cas, des insurrections
et le début de processus révolutionnaires ont secoué
tous les pays de la région, sans exception. La tendance générale
est en direction de la révolution. Les pays où le mouvement
n’a pas atteint un stade aussi avancé évoluent cependant
dans le même sens. Le Venezuela, la Bolivie, l’Argentine
et l’Equateur sont les miroirs qui reflètent les développements
à venir dans l’ensemble de l’Amérique Latine.
Même dans les petits pays réputés plus stables,
comme le Costa Rica et le Honduras, le système capitaliste est
en crise et le mouvement ouvrier à l’offensive.
Ceci est le résultat de toute une série
de facteurs économiques, politiques et sociaux qui se sont combinés
pour créer une situation hautement volatile et explosive.
D’un point de vue économique, l’ensemble
de la région a traversé une crise sérieuse de 1997
à 2002. Les économistes bourgeois ont décrit cette
période comme « la demi-décennie perdue ».
Le PIB par habitant a chuté de 1,5% par rapport à 1997.
La moitié des pays du continent ont eu des taux de croissance
négatifs tout au long des cinq années en question, et
les autres ont tous stagné après la période de
croissance rapide du début des années 1990.
Les chiffres ci-dessous illustrent clairement ce déclin
économique. Après une période de croissance dans
les années 1960, qui reflétait la reprise du capitalisme
mondial, les forces productives ont tout au mieux stagné au cours
de la dernière période. Elles ne se sont jamais approchées
du genre de croissance qu’elles avaient connu par le passé.
Il en a résulté la stagnation ou la chute du niveau de
vie de millions de personnes :
Période
Croissance du PIB annuel
Croissance du PIB par habitant
1960-70 |
plus de 5% |
presque 2.5% |
1970-80 |
6% |
plus de 3% |
1980-90 |
moins de 2% |
négatif |
1999-2002 |
moins de 1% |
environ 0,5% |
D’après les chiffres officiels, le chômage
atteint désormais 9% de la population active, ce qui est un niveau
record dans toute l’histoire de la région. Evidemment,
le chômage et le sous-emploi sont en réalité beaucoup
plus importants, approchant les 60% de la population active dans plusieurs
pays. Entre 1997 et 2002, le nombre de pauvres dans la région
a augmenté de 20 millions. Plusieurs pays ont entre 50 et 70%
de leur population qui vit sous le seuil de pauvreté (moins de
2 dollars par jour) et jusqu’à 30% qui vit dans une pauvreté
extrême (moins de 1 dollar par jour). En Equateur, par exemple,
15% de la population a été forcée d’émigrer
pour fuir la pauvreté.
Mais il ne s’agit pas simplement d’une
crise économique cyclique. C’est aussi, dans une large
mesure, le résultat direct de la politique économique
imposée à ces pays par l’impérialisme et
adoptée avec enthousiasme par les gouvernements locaux, qui représentent
une classe capitaliste complètement dépendante de l’impérialisme.
Sur l’ensemble du continent, nous avons assisté
à une lutte ouverte entre les multinationales européennes
et américaines pour l’acquisition des entreprises publiques
et le contrôle des ressources naturelles. Pour les compagnies
et les banques espagnoles, il s’agissait d’un processus
de recolonisation du continent : au Pérou, au Brésil,
au Venezuela, en Argentine, en Equateur et ailleurs, elles ont pris
le contrôle de banques, de compagnies de téléphone,
de compagnies aériennes, d’exploitations pétrolières,
etc.
Les économies de la région ont été
mises à la merci des aléas des marchés capitalistes
internationaux. Ainsi, après l’effondrement des économies
de l’Asie du sud-est, en 1998, les investissements étrangers
se sont taris. Quelques années plus tôt, l’Amérique
latine recevait plus de 150 milliards de dollars par an en investissements
étrangers. En 2002, ce chiffre était tombé à
moins de 35 milliards de dollars. En 2002, le flux net de capitaux a
été négatif, à hauteur de 41 milliards de
dollars. En conséquence, des dévaluations compétitives
se sont engagées, entre les pays d’Amérique latine,
pour maintenir un certain niveau d’investissement étranger.
Les dévaluations successives de la monnaie brésilienne
ont porté le coup fatal à l’économie argentine.
Pour autant, elles n’ont pas sauvé l’économie
brésilienne. Au cours du premier semestre 2003, le Brésil
a vu son PIB chuter de 1%.
Tous ces facteurs se sont combinés pour faire
du cycle de récession de 2001-2002 le plus long et le plus profond
que la région ait connu au cours de ces 15 dernières années.
Nous constatons également une plus grande synchronisation des
cycles économiques. Ainsi, alors que la crise de 1994-96 avait
affecté principalement Mexico et l’Argentine, et que celle
de 1998-99 avait atteint en majeure partie les économies de l’Amérique
du Sud, la récession de 2001-2002 a affecté l’ensemble
du continent latino-américain, c’est à dire l’Amérique
du Sud, l’Amérique Centrale, les Caraïbes et Mexico.
Par ailleurs, les politiques de privatisation et d’austérité
appliquées au cours de ces dix dernières années
ont laissé les économies de la région extrêmement
affaiblies et moins aptes à générer de la croissance
économique.
En 2002, le PIB de tous les pays d’Amérique
latine a enregistré des baisses, avec une chute de 0,6% pour
l’ensemble du continent, après une croissance d’à
peine 0,4% en 2001. Ces chiffres indiquent une catastrophe sociale,
dans la mesure où même dans les périodes de croissance,
le niveau de vie a stagné pour la majorité de la population.
En Equateur, les masses ont tenté d’utiliser
les élections pour provoquer un changement des politiques économiques.
Elles ont voté pour des candidats – Buccaram et Mahuad
– qui promettaient tout à tout le monde, dans la plus pure
tradition populiste. Mais dans chaque cas, une fois au pouvoir, ces
politiciens bourgeois revêtus des habits du populisme ont trahi
les attentes des masses et ont appliqué à la lettre les
ajustements politiques dictés par Washington. Dans les deux cas,
bloquées sur le front électoral, les masses se sont orientées
vers les mobilisations massives dans la rue et ont renversé les
deux présidents – le dernier lors des évènements
révolutionnaires de janvier 2000.
Le Venezuela est l’un des pays où les
masses ont le plus tôt répondu aux politiques d’austérité
par des mobilisations massives – en 1989, après que le
gouvernement de Carlos Andres Perez, élu sur la base de l’espoir
d’un retour à « l’âge d’or »
des années 1970, a immédiatement appliqué un plan
d’austérité. La révolte de « Caracazo
», en février 1989, a fait des milliers de morts et a provoqué
une profonde crise de légitimité du système politique
bourgeois, crise dont la classe dirigeante vénézuelienne
ne s’est toujours pas remise.
En Argentine, les masses ont mis successivement au
pouvoir les radicaux, les péronistes et le FREPASO (centre-gauche),
mais tous ont appliqué les mêmes politiques d’austérité.
Toutes ces expériences ont radicalisé le mouvement et
ont répandu l’idée que seule l’action directe
dans la rue peut amener du changement. Il y a eu un mouvement général
vers la gauche, dans tout le continent, et une intensification générale
de la lutte des classes. Dans ce mouvement, un facteur important fut
la prise de conscience que les politiques « néo-libérales
» tant vantées ont, dans la pratique, complètement
échoué. Elles ont même plus spectaculairement échoué
dans les pays qui les appliquaient consciencieusement, ce qui leur valait
d’être considérés par le FMI comme des «
élèves modèles ». C’était en
particulier le cas de l’Argentine.
A cela s’ajoute le fait que dans aucun pays les
masses n’ont subit de sérieuse défaite. Il y a eu
au contraire une succession de victoires au cours desquelles les travailleurs
et les paysans, grâce à des mobilisations de rues massives
et, dans certains cas, des méthodes insurrectionnelles, ont réussi
à renverser des gouvernements et à mettre en échec
des plans de privatisation. Le mouvement a clairement repris confiance
en ses propres forces.
Sur le plan politique, ce processus a coïncidé,
dans la plupart des pays, avec une crise profonde des directions syndicales
et des organisations de gauche. Complètement incapables de comprendre
l’échec du Stalinisme en Union Soviétique, après
1989, et le succès apparent des politiques capitalistes du début
des années 1990, les dirigeants de la gauche et des guérillas,
élevés à l’école stalinienne du «
marxisme-léninisme », ont complètement renoncé
à toute idée de transformation sociale et ont abandonné
les milliers de travailleurs, de paysans et de jeunes qui avaient placé
leurs espoirs dans ces organisations. Ainsi, au Nicaragua, nous avons
vu la conversion des dirigeants du mouvement sandiniste aux politiques
libérales, ainsi que leur implication dans toutes sortes de scandales
de corruption.
D’anciens leaders et intellectuels de gauche
ont participé à des gouvernements de droite et ont fourni
aux capitalistes des arguments « intellectuels » contre
le mouvement ouvrier. Parmi les cas les plus extrêmes, on trouve
Jorge Castaneda, qui a rejoint le gouvernement de droite de Fox, au
Mexique, et qui s’est même opposé publiquement à
la participation de Fidel Castro au Sommet des Amériques. On
trouve également l’ancien dirigeant guérillero de
la FMLN, Villalobos, qui est devenu un conseiller du gouvernement de
droite et pro-impérialiste d’Uribe, en Colombie. D’autres
ont sombré dans des activités caritatives, via les ONG,
et ont joué dans tous les cas un rôle pernicieux, démobilisant
les masses et introduisant des idées réactionnaires dans
le mouvement.
Toutes sortes d’idées réformistes
et contre-révolutionnaires sont devenues populaires dans l’intelligentsia
de « gauche ». Nombreux sont ceux qui ont adopté
l’« indigénisme », défendant l’idée
que la solution est dans un retour aux valeurs indiennes, que la classe
ouvrière a été détruite, ne peut plus jouer
de rôle progressiste, qu’il n’est plus nécessaire
de prendre le pouvoir, etc. Les idées du marxisme ont perdu beaucoup
de leur autorité, alors qu’en réalité c’est
le Stalinisme qui avait fait faillite.
Tout cela a eu pour conséquence inévitable
de semer de la confusion dans les rangs de la classe ouvrière
et des militants de gauche. Mais comme nous l’expliquions alors,
les conditions économiques de l’existence poussent à
nouveau la masse des travailleurs et des jeunes dans la lutte. En l’absence
d’alternative révolutionnaire sérieuse, les masses
ont du passer par toutes sortes d’expériences au cours
de ces cinq dernières années – mais dans tous les
cas, elles ont cherché à se battre pour améliorer
leurs conditions d’existence. Il s’agissait là d’un
processus d’apprentissage, que la conduite des dirigeants des
organisations traditionnelles des travailleurs et des paysans a rendu
particulièrement difficile et douloureux.
Dans certains pays, le mouvement général
vers la gauche s’est exprimé par l’élection
de gouvernements de gauche ou de gouvernements perçus comme tels
par les masses. Il y a eu l’élection de Lula au Brésil,
de Lucio Gutierrez en Equateur, la victoire électorale du FMLN
au Salvador, le vote massif pour Evo Morales en Bolivie, la victoire
de la gauche aux élections municipales colombiennes, la défaite
d’Uribe au référendum, etc. Le problème est
que les gouvernements ont très peu de marge de manœuvre,
et que par conséquent les illusions des masses seront de courte
durée.
La classe capitaliste d’Amérique latine
a eu deux siècles pour montrer ce dont elle était capable.
Le résultat est parfaitement clair : la misère, la faim,
l’arriération, le chômage – et le règne
d’une oligarchie corrompue et réactionnaire. Dans la plupart
des cas, les capitalistes n’ont même pas réussi à
accomplir une véritable réforme agraire. Même l’«
indépendance » tant vantée n’est qu’un
mirage, puisque l’Amérique latine est dominée par
l’impérialisme américain et les grandes multinationales.
Sur la base du capitalisme, aucun des problèmes
fondamentaux des travailleurs et paysans d’Amérique latine
ne peuvent être résolus. Les masses sont instinctivement
opposées à l’impérialisme, mais la lutte
anti-impérialiste est complètement vide de contenu tant
qu’elle n’est pas fermement liée à la lutte
contre le capitalisme et la domination des propriétaires terriens.
La révolution cubaine a montré ce qu’il était
possible de faire sur la base d’une économie nationalisée
et planifiée – malgré les déformations bureaucratiques.
Mais la révolution cubaine ne peut survivre dans l’isolement.
Son sort sera décidé par le succès ou par l’échec
de la révolution socialiste dans le reste de l’Amérique
latine, en particulier au Venezuela et en Bolivie.
L’ensemble de l’Amérique latine
est dans un état de fermentation révolutionnaire ou pré-révolutionnaire.
Ici, nous voyons ce que signifie la révolution mondiale. Les
mouvements dans un pays ont un impact sur les mouvements des travailleurs
et paysans d’un autre pays. Les conditions sont telles que, si
la classe ouvrière prenait le pouvoir dans un pays, les régimes
tomberaient comme des dominos. Une victoire dans un seul de ces pays
transformerait complètement la situation dans toute les Amériques
et à l’échelle mondiale.