Ce qui inquiète le plus les stratèges du capitalisme, ce n’est pas la récession, mais la menace du protectionnisme. Le système capitaliste se sortira toujours même de la plus profonde récession. Il l’a déjà fait, en 1939, à travers la guerre. De fait, les contradictions actuelles entre les puissances capitalistes sont si sérieuses que, par le passé, elles auraient mené à la guerre entre les Etats-Unis, l’Europe et le Japon. Mais pour des raisons que nous avons déjà expliquées ailleurs, une nouvelle guerre mondiale est exclue, au moins dans un futur proche. Toutes les contradictions qui se sont accumulées dans le cadre du capitalisme mondial devront s’exprimer par d’autres voies. C’est ce qu’illustre l’accroissement des tendances protectionnistes, qui menacent la délicate structure du commerce mondial, si péniblement construite après 1945.
L’expansion du commerce mondial (l’intensification de la division internationale du travail) a été l’un des principaux facteurs permettant au capitalisme mondial d’éviter une crise profonde et d’atteindre les résultats de ces cinquante dernières années. Les barrières commerciales, au moins entre les pays capitalistes avancés, ont été substantiellement baissées depuis les années 60. Ainsi, l’un des principaux obstacles à la croissance économique – les Etat-nations – a été partiellement et temporairement levé. Mais il n’y a aucune garantie que cette situation se prolongera à l’avenir. Historiquement, les périodes de croissance économique et de libre-échange relatif ont été suivies par des périodes de baisse de la production, accompagnées de protectionnisme, comme par exemple dans les années 30. Telle est la principale inquiétude des capitalistes à l’heure actuelle.
L’échec des négociations sur le commerce mondial, à Cancun, était un avertissement : les antagonismes entre les principales puissances capitalistes – et entre ces mêmes puissances et les pays sous-développés – ont atteint des proportions nouvelles et menaçantes. A ce sujet, The Economist écrivait dans un éditorial : « L’échec de Cancun met l’ensemble du système en péril. Il intervient quatre années après un échec similaire à Seattle, en 1999, où les efforts pour engager des négociations sur le commerce ont échoué au milieu des violences de rues. Après deux échecs aussi cuisants en l’espace de quatre ans, l’OMC fait face à d’énormes difficultés. » (The Economist, 20 Septembre 2003).
Il va sans dire que la cause de l’échec des négociations ne résidait pas dans les manifestations de rues, mais bien dans les profonds antagonismes entre les différentes puissances capitalistes elles-mêmes. Les Américains étaient réticents à réduire leurs subventions aux producteurs de coton. Le niveau des subventions accordées aux paysans de l’OCDE est resté plus ou moins le même au cours des 15 dernières années – soit approximativement 300 milliards de dollars. Aux Etats-Unis, 25 000 cultivateurs de coton perçoivent plus de 3 milliards de dollars de subvention par an. Cela affecte principalement les producteurs des pays pauvres. The Economist est très clair sur les causes de la position de Washington : « Une élection présidentielle se rapproche aux Etats-Unis, et les paysans affamés ne constituent pas un électorat très pressant. » Mais les Etats-Unis ne sont pas le seul pays à se comporter ainsi. Le Japon n’est pas prêt de réduire ses subventions aux producteurs de riz. L’Union Européenne refuse de réduire ses aides aux agriculteurs. D’une manière ou d’une autre, ces états adoptent tous des mesures protectionnistes.
L’OMC est issue de l’ancien GATT, qui était dirigé par les pays riches. Les pays pauvres n’y jouaient presque aucun rôle. Mais les tentatives, de la part des capitalistes des pays pauvres, de sauvegarder leurs intérêts, ont mené à l’échec des négociations. Malgré leurs déclarations hypocrites, les impérialistes américains, japonais et européens ne s’intéressent pas au sort des pays pauvres, mais seulement à la conquête de nouveaux marchés, de matières premières et de sphères d’influence. Les Etats-Unis, en particulier, ont suivi une ligne dure à Cancun. Ils ont, de fait, saboté les négociations. Il n’est pas sûr du tout que les négociations de l’OMC pourront être relancées.
Tous les beaux discours sur les « principes sacrés du libre commerce » se sont avérés complètement creux. Les Etats-Unis, à l’instar de toutes les autres nations, défendent cyniquement leurs propres intérêts. Leur mot d’ordre est : « chacun pour soi, et sauve qui peut ! » Ils veulent d’abord et avant tout protéger leurs intérêts agricoles et ceux de leurs compagnies. Par conséquent, ils voulaient l’échec de Cancun. De fait, les tendances protectionnistes n’ont pas cessé de croître, aux Etats-Unis, depuis au moins dix ans. En tant que moteur de l’économie mondiale, ils ont massivement importé. Le déficit commercial augmente, cependant que les emplois disparaissent. La colère de ceux qui en sont affectés est dirigée contre la Chine et d’autres concurrents.
La Chine possède désormais un excédent important de sa balance commerciale avec les Etats-Unis. Les capitalistes américains demandent à la Chine de réévaluer le yen, sous la menace de représailles. Mais la Chine ne montre aucun signe d’obéissance. Les raisons de ce refus ne sont pas seulement économiques, mais aussi sociales et politiques. Comme le dit un vieux proverbe chinois : « un homme monté sur le dos d’un tigre trouvera difficile d’en descendre. » Avec plus de 150 millions de chômeurs et une population ouvrière et paysanne mécontente, les tensions sociales augmentent. Il y a de profondes divisions dans la bureaucratie dirigeante. Une partie souhaite accélérer le mouvement vers le capitalisme, fermer les grandes usines d’Etat et laisser le chômage augmenter. Mais l’autre partie – les « conservateurs » – craint que cela provoque une explosion sociale :
« Le gouvernement est profondément inquiet de l’instabilité qui pourrait résulter d’une réévaluation du yen et d’un ralentissement de l’économie », lit-on dans The Economist. « Pendant plusieurs années, il a tiré sa légitimité du boom économique continu qu’a connu le pays. Il craint que des ajustements monétaires successifs puisse faire monter le chômage, aggraver les pressions déflationnistes et provoquer une crise de son système bancaire. » (The Economist, le 20/9/03).
En dépit de sa croissance rapide (en fait, partiellement à cause d’elle), l’économie chinoise oscille au bord d’un abysse. L’endettement a atteint des niveaux dangereux : 38 % du PIB au premier semestre 2003. La prolifération des scandales financiers et la formation d’une bulle spéculative immobilière sont des symptômes généralement associés aux sommets d’une courbe de croissance économique, juste avant la crise. Mais une crise économique, en Chine, libèrerait de puissantes forces sociales, menaçant l’ordre établi. Les travailleurs et les paysans chinois ont accepté en grinçant des dents le mouvement vers le capitalisme, dans l’espoir que les choses s’amélioreraient. Si ces espoirs sont déçus, ils pourraient s’orienter rapidement dans une voie révolutionnaire. Il y a déjà eu des mouvements explosifs qui, bien que n’ayant pas encore un caractère généralisé, sont les frémissements précoces des bouleversements à venir. Dans le but de maintenir ne serait-ce que l’illusion du progrès, le gouvernement devra nécessairement s’efforcer de maintenir un taux de croissance élevé, de façon à contenir le chômage dans des limites à peu près tolérables.
Pour toutes ces raisons, Beijing ne peut se permettre de ralentir le rythme de l’économie chinoise pour faire plaisir à Washington. Et dans la mesure où les capitalistes des autres économies asiatiques sont terrifiés par l’idée que la Chine envahisse leurs propres marchés avec des exportations à bas prix, ils ne laisseront pas leurs taux de change augmenter, à moins que la Chine ne le fasse avant eux. Ainsi, la pression sur les Etats-Unis, et en particulier sur son industrie manufacturière, continue d’augmenter.
Pour ne rien arranger, les capitaux continuent de se déverser vers la Chine à un rythme extraordinaire. En 2002, la Chine accueillait la plus grande quantité d’investissements étrangers au monde, avec un apport de 53 milliards de dollars. L’économie croit de 7 % par an. L’industrie chinoise travaille à plein régime, utilisant une main d’œuvre à faible coût, et déversant d’immenses quantités de produits de toutes sortes sur le marché mondial – c’est-à-dire sur le marché américain. De plus, selon The Economist, le yen est sous-évalué à hauteur de 56 % ! Le surplus commercial de la Chine avec les Etats-Unis est maintenant plus important que celui du Japon. Cela ne peut durer indéfiniment.
La bourgeoisie américaine ne voyait dans la Chine qu’un vaste marché pour ses produits et un terrain juteux pour ses investissements. C’est l’une des raisons pour laquelle elle était si pressée d’inclure la Chine dans l’OMC, l’autre raison étant de la lier fermement au marché capitaliste mondial. Mais cette stratégie a fait long feu. Certes, la Chine est un marché gigantesque où les importations augmentent à un taux supérieur à 40 %. Par exemple, les importations de voitures y étaient 60 % plus importante en 2003 qu’en 2002. Mais les Américains n’avait pas vu que la Chine deviendrait aussi une formidable exportatrice. Ceci n’était pas prévu !
Aux Etats-Unis, les pressions protectionnistes se font de plus en plus pressantes. Sur le site internet Save American Manufacturing, une figurine de l’Oncle Sam vous exhorte à « rejoindre la lutte pour stopper la désindustrialisation des Etats-Unis ». La Chine est tenue pour responsable de la perte d’un emploi sur trois dans le secteur manufacturier américain (au cours des trois dernières années). Par le passé, c’est le Japon qui faisait l’objet de telles critiques. Joseph Liebermann, candidat à la candidature démocrate pour les présidentielles – et partisan supposé du libre échange – a accusé la Chine d’« agression économique ».
C’est là, déjà, le langage de la guerre. Les Etats-Unis sont invités à « se défendre ». Dans les termes de l’admission de la Chine à l’OMC, il y a un certain nombre de « garde-fous » permettant aux autre pays d’imposer des taxes sur les produits chinois lorsque ces derniers sont jugés être la cause de « perturbation du marché ». L’expiration, fin 2004, de l’ « accord Multifibre » pourrait être le point de départ d’un affrontement entre les deux pays. Avec sa vaste armée de travailleurs bon marché, la Chine devrait être la principale bénéficiaire de la fin de ce système de quota, qui a gouverné le commerce mondial du textile pendant des décennies. Selon certaines estimations, sa part dans le marché du textile américain pourrait passer de 12 à 30 % lorsque les restrictions seront levées. Les appels au protectionnisme deviendront dès lors un chœur assourdissant.
Bush est supposé être un partisan du libre commerce. Il a également besoin de l’assistance de la Chine dans ses relations avec la Corée du Nord. Mais tous cela n’aura plus aucune valeur face aux élections présidentielles, lorsque des états comme l’Ohio demanderont des actions contre la Chine pour protéger les emplois. Si Beijing ne fait rien pour changer la situation (et l’on voit mal comment il pourrait faire quelque chose), cela aboutira à une guerre commerciale entre les Etats-Unis et la Chine. Cette guerre aurait des conséquences désastreuses – surtout pour la Chine. De tels développements signeraient l’acte de décès de l’OMC et auraient des conséquences très sérieuses sur l’ensemble de la structure du commerce mondial.
Le comble de l’arrogance des Américains a été atteint lorsqu’ils ont défié le Conseil de Sécurité de l’ONU au sujet de la guerre en Irak. L’impérialisme américain a décidé de fouler aux pieds, à la façon d’un éléphant sauvage, tous les accords, résolutions et protocoles diplomatiques. C’est une répétition de la vieille politique impérialiste de la fin du XIXe siècle, lorsque les Etats-Unis de McKinley et Théodore Roosevelt voulaient diriger le monde en « parlant doucement, armés d’un gros bâton ». Le véritable objectif des Etats-Unis était alors d’affaiblir les impérialistes européens et de s’emparer de leurs empires, en particulier en Asie.
Cependant, de nos jours, l’équilibre des forces mondiales est entièrement différent. Le chemin de l’expansion américaine en Asie est bloqué par la Chine, qui représente désormais une force montante colossale. C’est la cause de beaucoup d’inquiétudes à Washington. Par le passé, quand l’impérialisme américain avait l’Asie en ligne de mire, la Chine était un vieil empire faible et décadent, doté d’une économie semi-féodale et arriérée. Les impérialistes américains rivalisaient avec leurs concurrents européens pour se partager le corps vivant de la Chine, se taillant des bouts de territoire et des « concessions ». La Chine était trop faible pour résister. Aujourd’hui, les choses sont bien différentes. La révolution chinoise, en dépit de tous les crimes du Maoïsme, a radicalement transformé la situation. Elle a éradiqué l’arriération du pays et établi des bases solides pour un développement spectaculaire. En conséquence, la Chine est devenue une force majeure en Asie.
Il y a eu un changement dans les rapports de forces en Asie. La puissance économique grandissante de la Chine est l’élément central de cette équation. Le Japon mis à part, la Chine est désormais le géant de cette région, avec la croissance économique la plus rapide et les plus importantes réserves. La puissance économique et industrielle est la base du pouvoir militaire. Le récent lancement d’un satellite chinois est un avertissement du fait que les progrès économiques de la Chine ont des implications militaires. A long terme, le futur de l’Asie se jouera dans le cadre d’un conflit titanesque entre les Etats-Unis et la Chine. En dépit de toutes les manifestations publiques d’amitié, les deux camps sont parfaitement conscients de ce fait. La bruyante campagne anti-chinoise, aux Etats-Unis, est l’expression de l’antagonisme sous-jacent qui fera surface tôt ou tard.
L’échec des négociations de Cancun était un coup mortel pour l’OMC. Il est possible que cet échec ait été orchestré par les Américains eux-mêmes. Le Congrès américain est actuellement atteint de frénésie protectionniste. Il n’est pas certain que ce Congrès votera le renouvellement de la participation américaine à l’OMC. Par contre, les Américains développent une série d’accords commerciaux bilatéraux avec d’autres pays. Cela correspond bien à la tendance générale de l’impérialisme américain à poursuivre ses propres intérêts sans égard pour l’opinion des autres états. Ils se préparent à une confrontation au cours de laquelle ils comptent bien utiliser leurs « muscles » pour écraser leurs rivaux. C’est l’équivalent économique du « Shock and awe » (« choquer pour se faire respecter »).
Cependant, rien n’est jamais simple dans l’économie et la politique mondiales. Dans ce réseau complexe d’interrelations, les différents facteurs s’affectent dialectiquement, et toute la fragile mécanique du commerce mondial pourrait être irrémédiablement endommagée. De même que le comportement stupide des Etats-Unis en Irak tend à déstabiliser l’ensemble du Moyen-Orient, de même leur brutalité économique peut briser la fragile structure du commerce mondial.
L’économie mondiale est en train d’être morcelée sur des bases régionales, chacune des bandes impérialistes rivales se hâtant de consolider son contrôle sur différentes parties du globe. On le voit, d’une part, avec la formation de la zone-euro et le mouvement vers la création d’une force militaire européenne indépendante de l’OTAN (c’est à dire des Etats-Unis), et, d’autre part, avec la formation de l’ALENA et l’appétit grandissant des tats-Unis pour les négociations commerciales bilatérales. Le résultat en sera un inévitable morcellement du commerce mondial et un accroissement du protectionnisme.
L’accroissement du protectionnisme est la conséquence inéluctable d’une période de faible croissance – le meilleur scénario que l’on puisse imaginer, à court terme, pour l’économie mondiale. The Economist prévient avec gravité : « l’OMC est une organisation fragile, plus encore qu’il y a dix ans. Elle ne survivrait pas à une longue période de désengagement américain ». Certes, il y aura des tendances inverses. Mais la direction générale sera celle d’un accroissement des frictions et des antagonismes. Les capitalistes comprennent la nécessité du libre commerce, mais ils ne la comprennent que d’une manière abstraite. Lorsque la liberté du commerce affecte leurs intérêts nationaux vitaux, ils réagissent contre elle. Ainsi, nous entrons dans une période de l’histoire qui ressemblera davantage aux années 1930 qu’au dernier demi-siècle : une période orageuse pour l’économie mondiale, qui formera la toile de fond de guerres, de révolutions et de contre-révolutions dans un pays et un continent après l’autre.