L’histoire dans son ensemble est un processus au cours duquel des contradictions s’accumulent lentement, jusqu’à ce qu’elles atteignent un point critique où la quantité se transforme en qualité. La tâche de la dialectique est de déterminer quand ces points critiques apparaissent. Au cours des 10 ou 20 dernières années, toutes les contradictions se sont accumulées à l’échelle mondiale. Nous en voyons actuellement le résultat. Jamais, dans l’histoire, nous n’avons assisté à d’aussi puissantes convulsions, et ce à tous les niveaux : économique, social, diplomatique et politique. Jamais les contradictions du système capitaliste ne sont apparues aussi clairement sur l’ensemble de la planète.
Toute la situation mondiale ressemble à ce que l’on appelle, en physique, « un état critique », lorsque les particules sont sujettes aux fluctuations les plus violentes. Ceci créé certaines difficultés dans l’élaboration de perspectives, qui étaient plus faciles à établir dans la période précédente. De même qu’il est relativement facile de prévoir l’écoulement linéaire d’un fluide, mais difficile de prédire l’issue d’une turbulence – de même la situation mondiale, qui flirte avec le chaos, peut produire toutes sortes de surprises, aussi bien pour la classe dirigeante que pour les marxistes.
En physique, l’état critique peut être illustré par une expérience toute simple, dans laquelle l’addition d’un seul grain sur un tas de sable provoque l’équivalent d’un glissement de terrain. Au point critique, tout facteur accidentel peut provoquer une crise sérieuse. En physique, on appelle cela un « système de non-équilibre ». Cette formule décrit parfaitement la situation actuelle à l’échelle mondiale. C’est la caractéristique fondamentale de notre époque. C’est cela qui détermine notre analyse – et non tel ou tel évènement isolé. Il est nécessaire de regarder par delà les particularités immédiates et d’observer les profonds processus historiques.
Il y a certaines périodes, dans l’histoire, au cours desquelles il semble que rien ne se passe. Pendant de nombreuses années, après la fin de la seconde guerre mondiale, le système capitaliste est parvenu à établir un équilibre relatif et temporaire. La division du monde entre les deux superpuissances – la Russie Stalinienne et l’impérialisme américain – a conduit au gel des relations internationales pendant toute une période historique. Dans le même temps, la longue période de croissance économique a mené à une réduction des tensions entre les classes, tout au moins dans les pays capitalistes avancés. Pendant des décennies, les révolutions n’étaient pas à l’ordre du jour – quoique, même à ce stade, il y ait eu la révolution de mai 1968, en France. Mais à présent, l’ensemble du processus s’est inversé.
Ces remarques sur l’après-guerre font référence, bien sûr, aux pays capitalistes avancés d’Europe, au Japon et aux Etats-Unis. Pour les deux tiers de la population mondiale vivant dans les pays sous-développés, il n’y a pas eu de répit. Dans cette partie du monde, il y a eu de façon quasi-permanente des bouleversements, des guerres, des révolutions et des contre-révolutions. Mais dans les pays capitalistes développés, ce n’était pas le cas. Pendant longtemps, les conflits et les tensions sont restés cachés sous la surface. La classe ouvrière était retenue par la force de l’inertie. Mais désormais, tous les vieux équilibres ont été rompus. Les forces invisibles ont commencé à refaire surface.
Quelle est la principale caractéristique de la situation mondiale ? C’est précisément l’effondrement de l’ancienne stabilité, la rupture brutale de tous les anciens équilibres. Où que nous portions notre regard, nous assistons à une instabilité colossale et sans précédents, et ce à tous les niveaux. C’est la période historique la plus instable depuis 1945. Au lieu de la croissance, du plein emploi et de la prospérité, nous avons la crise, la montée du chômage et la baisse du niveau de vie, y compris dans les pays les plus prospères. L’écart entre les riches et les pauvres ne cesse de croître, cependant que le pouvoir économique se concentre dans un nombre de mains toujours plus restreint.
Toutes les vieilles certitudes ont disparu : le « rêve américain » et la conviction que demain sera meilleur qu’aujourd’hui, comme aujourd’hui est meilleur qu’hier. Dans les pays capitalistes avancés, la génération actuelle sera la première, depuis 1945, dont le niveau de vie et les conditions de travail seront moins bons que ceux de la génération précédente. Les relations entre les classes sont de plus en plus tendues et instables. Au fur et à mesure que la réalité de la situation s’imprimera dans la conscience des masses, cela posera les conditions d’une explosion de la lutte des classes dans tous les pays. Il est vrai que la conscience est à la traîne des évènements, mais elle les rattrapera soudainement et brutalement. C’est cela qui caractérise une révolution.
Le vieil équilibre a été rompu, non seulement entre les classes, mais aussi entre les nations. Jamais, depuis 1945, la situation mondiale n’a été aussi chaotique. Les relations entre les puissances sont de plus en plus tendues. Les ambitions américaines d’hégémonie mondiale mènent à une guerre après l’autre. Ainsi, la guerre en Irak n’était pas un accident, mais exprimait une tendance générale. Elle a toutes sortes d’implications pour la situation générale au Moyen-Orient et à l’échelle mondiale.
Tout cela, nous l’expliquions il y a bien longtemps, lorsque l’apparente apathie des masses plongeait toutes les autres tendances de gauche dans le pessimisme. Nous expliquions que sous l’apparente surface de tranquillité, il y avait une accumulation silencieuse d’amertume, de colère, de frustration et de désespoir. C’est à cela que Trotsky faisait référence lorsqu’il parlait du « processus moléculaire de la révolution socialiste ». Quand la situation atteint un point critique, il y a une tendance à l’instabilité et l’agitation croissantes, et le plus petit changement peut alors provoquer de grands bouleversements.
L’instabilité est enracinée dans la situation. Des changements qui, en d’autres circonstances, n’auraient eu aucune conséquence significative, provoqueront désormais de colossales transformations. La nature de ces changements peut être économique, politique ou militaire. Mais dans chaque cas, les effets sont toujours disproportionnés par rapport aux causes. La pensée non dialectique, qui glisse toujours à la surface des évènements sans jamais suspecter l’existence de lois plus profondes, cherche des explications dans tel ou tel facteur secondaire – les agissements de George Bush, la folie de Ben Laden, etc. Ces facteurs individuels jouent sans aucun doute un rôle. Mais la cause profonde de la situation actuelle réside dans le fait que le système capitaliste mondial se heurte à ses propres limites et s’effondre sur ses contradictions fondamentales que sont la propriété privée et la division du monde en Etat-nations.
Les contradictions fondamentales s’expriment de la manière la plus évidente par le déclenchement de conflits comme la guerre en Irak ou l’invasion de l’Afghanistan. Ici, nous voyons comment un évènement militaire déclenche immédiatement une réaction en chaîne qui n’était pas anticipée par ses auteurs. Avant même que la première balle ne fut tirée en Irak, il y avait des manifestations de masses contre la guerre à Londres, Washington, Rome et Madrid. Rien qu’à Londres, il y a eu 2 millions de manifestants, et 6 millions en Espagne. Comment l’expliquer ? Certainement pas par l’habileté des organisateurs de ces manifestations, qui furent les premiers surpris de leur succès. La seule explication possible réside dans l’existence d’un mécontentement massif, dans toute la population, qui attendait une occasion de s’exprimer.
Le caractère convulsif de la période actuelle n’est pas un hasard. C’est avant tout l’expression du fait qu’à l’échelle mondiale, le système capitaliste a épuisé son potentiel comme force historique progressiste. Le développement des forces productives, qui a atteint des niveaux impressionnants durant la période de 1945 à 1974, est désormais entravé par les limites de la propriété privée et des Etat-nations. Ces limites constituent désormais la principale barrière sur la voie du progrès de l’humanité. Le futur de l’espèce humaine dépend de la suppression de ces monstrueuses barrières et de l’établissement d’un système économique harmonieux et rationnel, sur les bases du socialisme mondial.
Des changements soudains et rapides sont inhérents à la situation actuelle. S’il y a une époque où la routine est hors sujet, c’est bien la nôtre. Dans une telle période, il faut s’attendre à l’inattendu ! Les évènements du 11 septembre 2001 furent un exemple de l’inéluctabilité de ces changements soudains et rapides. Comme nous l’avions prévu, ces attentats eurent des conséquences réactionnaires. Mais même de tels évènements préparent les bases de futurs développements révolutionnaires. Le pendule peut osciller rapidement de la gauche vers la droite, puis repartir dans l’autre sens, ouvrant à l’échelle mondiale de grandes opportunités à la tendance révolutionnaire, dès lors que l’on est capable de les saisir. L’heure n’est plus au scepticisme et à l’expectative. Nous devons nous préparer, et préparer les autres, à des évènements colossaux et imminents.