1. Le contexte international : crises, guerres, instabilité, révolution et contre-révolution
La crise du capitalisme européen fait partie intégrante de la crise mondiale, qui est la plus grave depuis la récession de 1973-1974. La production stagne, les investissements baissent, le chômage augmente, la pauvreté s’aggrave et se généralise. Les pays de la zone euro ont fini l’année 2003 sur un taux de croissance du PIB de 0,2 %.
Le capitalisme est partout synonyme de régression sociale. Dans tous les pays industrialisés, y compris aux Etats-Unis, la classe capitaliste est contrainte de s’attaquer aux salaires, aux conditions de travail, aux retraites, aux systèmes de santé et d’éducation. Il n’est plus un seul pays au monde où le niveau de vie de la majorité de la population soit en progression. La politique menée par Raffarin, Aznar, Blair, Berlusconi ou Schröder n’a rien de fortuit ou de passager. Elle répond à la nécessité impérieuse de diminuer par tous les moyens possibles la part des richesses qui revient, d’une façon ou d’une autre, aux travailleurs et à leur famille. A notre époque, le capitalisme ne peut exister qu’au détriment du niveau de vie de la vaste majorité de la population. Ce sont là les prémisses fondamentales des événements révolutionnaires qui se déroulent actuellement en Amérique latine et qui, dans les années à venir, se produiront immanquablement en Europe et sur tous les autres continents.
- Les masses dans la rue en Argentine
L’effondrement de l’économie de l’Argentine était une expression spectaculaire de la crise qui touche l’ensemble des pays du continent latino-américain et qui a plongé des millions de travailleurs dans la misère. Dans les pays sous-développés, la contraction de la production et du commerce mondiaux a eu des conséquences catastrophiques. En Afrique subsaharienne, par exemple, de nombreux Etats se sont littéralement désintégrés. Plusieurs millions de personnes ont été massacrées dans une longue série de guerres ethniques et religieuses qui se déroulent sur fond de débâcle économique et de paupérisation massive des populations.
Les fondateurs du socialisme scientifique, Karl Marx et Friedrich Engels, expliquaient que le développement des forces productives constitue la force motrice de l’histoire sociale et politique. Dès lors qu’un système socio-économique a épuisé sa capacité de développer la production, il perd sa justification historique. Commence alors une époque de révolution sociale. Tel est le caractère de notre époque. Les révolutions bourgeoises qui ont transformé le continent européen entre 1789 et 1870 – et dont les révolutions en Angleterre et en Hollande, au XVIIe siècle, étaient une anticipation – découlaient de la nécessité historique de libérer les moyens de production du carcan de la société féodale. De même, aujourd’hui, les gigantesques forces productives développées dans le cadre du capitalisme étouffent sous les contraintes de ce système. La stagnation et le déclin des forces productives, et la baisse correspondante du niveau de vie des populations, sont l’expression de la contradiction fondamentale qui caractérise notre époque. Le système capitaliste n’est plus capable de faire avancer le niveau vie de la population. Les moyens de production se heurtent aux contraintes que constituent, d’une part, la propriété privée de ces moyens de production, et, d’autre part, la division du monde en Etats nationaux.
Marx et Engels reconnaissaient le rôle progressiste du système capitaliste par rapport aux formes d’organisation sociale qui l’ont précédé. En développant les moyens de production à un degré incomparablement plus élevé que ne pouvaient le faire les sociétés pré-capitalistes, et en ouvrant la voie au développement du salariat international, le capitalisme a révélé le gigantesque potentiel productif de l’humanité. Au lieu de la production localisée de petite échelle qui prédominait à l’époque féodale, une division internationale du travail a été créée, mobilisant les capacités productives d’une classe véritablement internationale – le salariat moderne – qui assure aujourd’hui toutes les fonctions essentielles de l’économie.
Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, la productivité du travail et l’immense accumulation des moyens de production constituent une base matérielle sur laquelle il serait possible d’éradiquer la famine, les épidémies, et toutes les autres manifestations de la misère humaine. Mais pour cela, il est nécessaire de placer les moyens de production sous le contrôle des travailleurs, de façon à ce que les ressources productives et naturelles de la planète puissent être mobilisées pour répondre aux besoins de la société, et non plus aux intérêts égoïstes des capitalistes.
Le caractère plus que jamais social et international du processus productif se rebelle contre les contraintes que constituent la propriété privée et la base nationale de la rivalité capitaliste. Telle est la contradiction fondamentale de notre époque, contradiction qui en fait une époque révolutionnaire par excellence. Elle appelle une nouvelle organisation sociale. Seul le salariat – une classe à la fois internationale et sans propriété – peut accomplir cette révolution. C’est lui qui doit s’emparer du pouvoir et s’établir comme la nouvelle classe dirigeante. Cependant, alors que les révolutions bourgeoises ne pouvaient aboutir qu’au remplacement d’une classe de propriétaires et d’exploiteurs par une autre, la révolution socialiste réalisera l’émancipation de la « dernière » de toutes les classes, celle qui est sans propriété et n’exploite personne.
Comme nous l’expliquons dans notre document Perspectives Mondiales, c’est la tentative, de la part des capitalistes, de résoudre à leur manière les contradictions de leur système qui explique l’instabilité croissante des relations internationales. Le conflit entre la France et les Etats-Unis, les divisions et les tensions accrues au sein de l’Union Européenne, les crises à répétition au sein de l’OTAN et de l’ONU, la multiplications de guerres, au Moyen Orient, en Afrique et ailleurs – tout cela traduit l’exacerbation des antagonismes entre les grandes puissances qui rivalisent pour la domination des marchés et le contrôle des ressources « stratégiques ». Chaque classe capitaliste nationale s’efforce de résoudre ses difficultés au détriment de ses rivales et au détriment, surtout, des travailleurs qu’elle exploite sur le plan intérieur.
Cependant, à force de chercher à rétablir un semblant d’équilibre sur le plan économique, les différentes classes capitalistes nationales tendent à rompre l’équilibre politique et social sur lequel repose leur pouvoir. Ainsi, une série de grèves générales et de crises révolutionnaires ont eu lieu en Indonésie, en Corée du Sud, en Iran, en Algérie, et surtout en Amérique Latine, comme en témoignent les soulèvements en Equateur, en Bolivie et au Venezuela. Des mobilisations sociales d’une ampleur tout à fait exceptionnelle ont marqué l’histoire récente de pratiquement tous les pays européens. En Europe, le mouvement d’opposition à la guerre en Irak a été d’une puissance inédite. En Grande-Bretagne, il a donné lieu à la plus grande manifestation de toute l’histoire du pays, avec 2 millions de participants. En 2003, la France a connu 30 millions de jours de grève. Dans la même année, toujours en France, il y a eu quatre journées au cours desquelles plus de 2 millions de manifestants ont battu le pavé. La Grèce, l’Espagne, l’Italie, et même l’Autriche ont été ébranlées par de puissantes grèves générales au cours de ces dernières années.
Il est inévitable que ces mouvements se déroulent de manière irrégulière, qu’ils soient marqués par des pauses et des défaites. Cependant, cela n’altère en rien les caractéristiques essentielles de la situation sociale en Europe, lesquelles constituent une rupture nette avec la période précédente. Les travailleurs et les jeunes se mettent en action et signalent les uns aux autres leur volonté de se battre. Ils brandissent leurs poings devant les fenêtres de la classe dirigeante. La crise du capitalisme arrache des millions d’hommes et de femmes « ordinaires » à la torpeur oppressante de leur vie quotidienne et les projette brusquement et massivement dans l’action. Telle est la caractéristique essentielle d’une époque révolutionnaire.
Pour l’heure, en Europe, le processus n’en est qu’à ses débuts, mais son existence est indiscutable. L’aggravation de la régression sociale prépare le terrain à de grands événements dans tous les pays du continent dans les années à venir. De ce point de vue, l’Amérique latine montre à l’Europe son propre avenir. La classe capitaliste ne peut pas se permettre de maintenir tout ce qui, d’une manière ou d’une autre, offre une certaine sécurité aux travailleurs et à leur famille. Mais de leur côté, les travailleurs ne peuvent se permettre de perdre ces acquis sociaux, et n’ont d’autre choix que de lutter. Par conséquent, toute une série de confrontations majeures entre les classes aura lieu. Dans ce processus révolutionnaire, la France n’occupera certainement pas la dernière place – et pourrait bien y occuper la première.
2. Relations internationales
L’effondrement de l’Union Soviétique a brusquement et radicalement détruit l’équilibre relatif qui existait dans les relations internationales à l’époque de la « guerre froide ». La chute du régime et la restauration du capitalisme en Russie étaient la conséquence de l’incapacité de la caste bureaucratique de développer davantage l’économie planifiée, et donc de faire face à la pression des puissances impérialistes. Le caractère dictatorial et corrompu des régimes du « Bloc de l’Est » annulait les avantages incontestables, par rapport au capitalisme, d’une économie nationalisée et planifiée. Ce sont ces avantages qui avaient permis à l’URSS de passer, en l’espace de quelques décennies, du statut de pays semi-féodal et sous-développé au rang de deuxième puissance mondiale, et ce malgré les terribles pertes qu’elle a subies au cours de la Deuxième Guerre Mondiale. Cependant, faute d’une participation consciente et démocratique des travailleurs à tous les niveaux de la société – sans laquelle il est impossible de qualifier un régime de « socialiste » ou « communiste » – l’économie planifiée a nécessairement fini par atteindre ses limites. Seul le rétablissement de la démocratie soviétique et de l’internationalisme aurait permis d’éviter la restauration du capitalisme en Russie.
L’effondrement de l’URSS a créé une situation sans précédent dans le domaine des relations internationales. On n’a jamais vu, dans l’histoire de l’humanité, une telle concentration de pouvoir économique et militaire entre les mains d’une seule puissance, à savoir les Etats-Unis d’Amérique. Le PIB des Etats-Unis représente 39 % de la production mondiale. Près de la moitié des 500 entreprises les plus importantes au monde sont américaines. La concentration des richesses au sommet de la société a atteint des proportions inouïes. Une seule famille américaine, les Walton, qui possèdent la chaîne de distribution Wal-Mart, jouit d’une fortune équivalente au PIB de l’Egypte (99 milliards de dollars). Celle de Bill Gates et de ses partenaires du groupe Microsoft est supérieure au PIB du Pakistan (60 milliards de dollars). Sur le plan militaire, l’impérialisme américain dispose d’une supériorité écrasante par rapport aux autres grandes puissances. Ses dépenses militaires représentent 38 % des dépenses militaires mondiales et sa production en armements représente 40 % de la production mondiale. Le budget militaire de la France – l’un des plus grands fournisseurs et acheteurs de matériel militaire au monde – ne représente que 7 % du budget militaire américain. Dans ces conditions, même si l’impérialisme français avait participé à l’invasion de l’Irak, son apport opérationnel n’aurait eu qu’un caractère anecdotique à côté du puissant dispositif américain – comme ce fut le cas, par exemple, en Afghanistan. Et ce n’est pas un deuxième porte-avions français qui changera quoi que ce soit à cette situation. Par de tels « renforcements », l’impérialisme français espère sauver les apparences d’une puissance mondiale de premier rang. Mais rien ne peut endiguer le lent déclin de sa position mondiale, notamment par rapport à ses rivaux principaux que sont les Etats-Unis et son « partenaire » européen – l’Allemagne.
ONU
Cependant, la puissance de l’impérialisme américain n’est pas sans limite, comme le démontre la situation dans laquelle il se trouve en Irak et en Afghanistan. Malgré toute la propagande du gouvernement américain au sujet des « progrès » prétendument réalisés sur le terrain, le fait est que les forces armées américaines et leurs alliées n’ont pu consolider leur emprise sur une seule région de l’Irak et de l’Afghanistan. En Irak, la population n’acceptera jamais l’occupation. La résistance militaire à l’occupation se généralise, et la « stratégie » de Bremer, qui consiste à lancer ses chasseurs-bombardiers contre les quartiers populaires et à dévaster des villages pour « convaincre les habitants de ne pas soutenir les insurgés », aura inévitablement l’effet inverse. La seule perspective qui se dessine pour le Pentagone – et qui commence enfin à pénétrer le crâne d’un certain nombre de généraux américains – est celle d’une guerre longue et coûteuse qu’ils ne pourront en aucun cas gagner. Du point de vue de l’impérialisme américain, « gagner » la guerre signifierait être en mesure retirer ses troupes ou, tout au moins, réduire leur nombre de manière significative, tout en s’assurant la maîtrise de l’Irak et de ses ressources pétrolières par le biais d’un gouvernement irakien pro-américain. Or, ceci est totalement hors de question. Le gouvernement « intérimaire » est à juste titre considéré par la majorité des Irakiens comme un ramassis de traîtres au service d’un occupant qui s’est emparé des ressources pétrolières. L’impérialisme américain pille le pays pour le compte des Halliburton, Bechtel et autres soutiens de Bush. En même temps, loin d’avoir « sécurisé » le Moyen Orient, les répercussions économiques, sociales et politiques de l’invasion ont fragilisé tous les gouvernements pro-américains de la région.
Le coût de la guerre et la volonté de « doper » la demande intérieure sont en train de miner la monnaie américaine, qui a déjà été fragilisée par l’accumulation d’un déficit budgétaire immense. Il y a à peine 3 ans, le budget fédéral était excédentaire à hauteur de 3,5 % du PIB. Aujourd’hui, le déficit s’élève à 5,3 % du PIB, soit plus de 500 milliards de dollars, et pourrait bien atteindre 8 % en 2005. Les baisses d’impôts ordonnées par l’administration américaine ont amputé 350 milliards à la recette annuelle de l’Etat. Le déficit commercial ne cesse de se creuser, notamment dans le domaine des échanges avec la Chine, qui enregistrent un solde négatif pour les Etats-Unis de 130 milliards de dollars.
La baisse du dollar sur les marchés financiers, notamment par rapport à l’euro, est une forme de protectionnisme qui favorise les exportations américaines et renchérit les services et marchandises importés d’Europe. Cette tendance est, jusqu’à un certain point, la conséquence d’une politique consciente de la part du capitalisme américain. Cependant, une fraction de plus en plus large de la classe dirigeante américaine s’inquiète de la possibilité que le dérapage du déficit fédéral – qui, de rallonge en rallonge, pourrait atteindre 650 milliards de dollars dans les 12 prochains mois – n’entraîne le billet vert dans une chute « non maîtrisée ». Dans un contexte de crise économique mondiale, une telle chute ne manquerait pas de déclencher une crise monétaire mondiale aux conséquences incalculables. La dernière rallonge obtenue par l’administration Bush (87,5 milliards de dollars) représentait à elle seule 0,8 % du PIB américain. Quoiqu’il en soit, les déficits budgétaires, le déficit commercial et le niveau d’endettement des entreprises et des ménages ne sont pas durablement soutenables.
A mesure que la guerre en Irak traînera en longueur, que les soldats sur place se fatigueront et se démoraliseront, que le coût de l’occupation augmentera, et que l’opposition populaire à la guerre s’affirmera aux Etats-Unis, les divergences qui existent déjà au sein de la classe dirigeante américaine deviendront plus importantes. Napoléon Bonaparte remarquait qu’il y a des situations, en politique, dont « on ne peut sortir que par une faute ». Les stratèges du Pentagone et de la Maison Blanche se sont précisément mis dans une telle situation. S’ils quittaient l’Irak avant de pouvoir y consolider un régime pro-américain, ils laisseraient la région dans une situation nettement moins favorable, de leur point de vue, que celle qui existait avant la guerre. Le gouvernement « intérimaire » ne survivrait pas au départ des troupes américaines – pas plus que le régime pro-impérialiste du Sud-Vietnam, dans les années 70, n’a survécu aux retrait de la force d’occupation américaine. Cependant, un enlisement durable dans la guerre ne pourrait mener, à terme, qu’à un résultat semblable, mais à un coût nettement plus élevé, financièrement et politiquement, au Moyen Orient comme aux Etats-Unis.
La classe capitaliste américaine doit faire face à la crise économique par les seuls moyens qui sont à sa disposition, et qui sont d’ailleurs les mêmes moyens auxquels doivent recourir les classes capitalistes des autres pays, dont bien sûr celle de la France. D’une part, elle doit exercer une pression sans relâche sur les conditions de travail et de rémunération des travailleurs américains : réduire l’embauche au strict minimum, augmenter la productivité de chaque heure de travail, comprimer les salaires et toutes les autres dépenses qui, d’une façon ou d’autre autre, font partie de la fraction de la richesse créée par le travail qui est restituée aux travailleurs. Ainsi, malgré une progression relativement forte du PIB américain en 2003, le chômage s’est sérieusement aggravé et les salaires ont régressé de 5,8 % par an depuis l’an 2000. Les budgets sociaux ont également été réduits de façon draconienne.
D’autre part, l’impérialisme américain doit prendre des parts de marché à ses rivaux, s’efforcer par tous les moyens possibles – y compris militaires – d’élargir ses sphères d’influence au détriment des autres grandes puissances, et enfin aggraver le pillage et l’exploitation des pays sous-développés. L’occupation de l’Irak, l’ouverture forcée des marchés au Mexique et dans le reste de l’Amérique latine, la baisse du dollar et les mesures protectionnistes prises à l’encontre de l’Europe, du Japon et de la Chine répondent à cet impératif. Ce n’est pas par hasard que, tout en sabrant les dépenses sociales, l’administration américaine augmente fortement ses dépenses militaires et renforce les effectifs de ses armées. L’impérialisme américain s’arme davantage pour faire face à la lutte impitoyable pour la conquête des sphères d’influence et pour le contrôle des marchés et de ressources naturelles. La guerre, disait Clausewitz, est la continuation de la politique par d’autres moyens.
Dans cette tentative de résoudre la crise de son système, la classe capitaliste américaine entre inéluctablement en conflit avec des puissances rivales telles que l’Allemagne, la France, la Chine, le Japon, la Russie, et même avec son « alliée infaillible » – la Grande-Bretagne. Elle provoque en même temps une situation explosive dans le monde sous-développé. Enfin, elle pose les bases d’une série de confrontations majeures avec la classe ouvrière la plus puissante du monde, à savoir celle des Etats-Unis.
3. La guerre en Irak et l’affaiblissement de la position mondiale de la France
Ce contexte de crise et de tensions internationales accrues explique la succession de conflits qui ont ébranlé l’ONU, l’OTAN et l’OMC. Il explique, en particulier, le conflit franco-américain qui a éclaté au sujet de la guerre en Irak. Bien avant le lancement de l’invasion, nous avons expliqué quels étaient les objectifs de guerre de l’impérialisme américain au Moyen Orient. Collectivement, les pays du Moyen Orient possèdent 66 % des réserves pétrolières mondiales. Les stratèges de l’impérialisme américain s’inquiétaient au plus haut point de l’instabilité grandissante de l’Arabie Saoudite, premier producteur de pétrole au monde. Ils redoutaient la possibilité d’un renversement imminent de la monarchie saoudienne et l’arrivée au pouvoir d’un régime hostile aux intérêts américains. Cette situation rendait absolument impérative, à leurs yeux, une opération pour mettre la main sur une ressource pétrolière alternative.
L’Irak, avec ses réserves de 112 milliards de barils, devait donc passer sous le contrôle direct de l’impérialisme américain. D’où l’abandon de l’embargo organisé par l’ONU et qui a coûté la vie à plus d’un million d’Irakiens, dont 500 000 enfants. L’occupation militaire de l’Irak permettait aux Etats-Unis de fermer certaines de leurs bases en Arabie Saoudite, lesquelles étaient une grande source de difficultés politiques pour le régime en place. L’occupation de l’Irak a également permis à l’impérialisme américain d’encercler l’Iran et de disposer d’une base d’opérations terrestres de grande envergure contre des pays voisins – y compris, éventuellement, contre l’Arabie Saoudite.
Cette stratégie allait directement à l’encontre des intérêts de la France en Irak et au Moyen Orient en général. La France, de même que la Russie, avait signé une série de « pré-accords » relatifs à l’exploitation des ressources pétrolières irakiennes en cas de levée de l’embargo. L’invasion américaine et le renversement de Saddam Hussein signifiait nécessairement l’annulation de ces accords, et a réduit pratiquement à néant ce qui restait de l’influence de la France dans la région.
Le peu de cas que la Maison Blanche faisait des objections de l’impérialisme français ne fait que souligner l’affaiblissement de sa position mondiale. Depuis plusieurs décennies, la France perd du terrain en termes de marchés et de sphères d’influence face à l’impérialisme américain, face à l’Allemagne, et, plus récemment, face à l’Espagne. En Afrique subsaharienne, où se trouvent de nombreux Etats que la France pouvait, jusqu’à récemment, considérer comme faisant partie de sa « chasse gardée », sa position s’efface progressivement, notamment au profit des Etats-Unis. La désintégration de l’Etat en Côte d’Ivoire se traduira à terme par un renforcement significatif de l’influence américaine dans ce pays. C’est déjà le cas au Sénégal, au Congo-Brazzaville et en République Centrafricaine.
Au Soudan, la France est également en train d’être mise à l’écart. Depuis de nombreuses années, la France a été le principal soutien du régime fondamentaliste d’Al Bachir dans sa guerre contre les forces « sudistes » soutenues par les Etats-Unis. L’enjeu du conflit est le contrôle des champs pétroliers situés au centre du pays. Mais le soutien militaire, diplomatique et financier de la France à Khartoum ne lui a apporté qu’une nouvelle humiliation. Incapable d’infliger une défaite décisive aux forces du sud, Al Bachir s’est finalement rapproché de la Maison Blanche. Les compagnies pétrolières américaines obtiendront certainement un accès prioritaire aux gisements pétroliers soudanais.
Au Maroc, en Algérie et en Tunisie, qui, malgré leur indépendance formelle, sont longtemps demeurés sous la domination économique de l’impérialisme français, ce dernier perd du terrain face à la concurrence américaine, allemande et espagnole. La Libye et l’Iran, où la France espérait tirer profit des contentieux opposant ces pays aux Etats-Unis, sont actuellement en train de réorienter leur politique internationale, non pas au profit de la France, mais au détriment de celle-ci, en réponse aux pressions américaines.
Enfin, depuis cinq ans, la France ne cesse de perdre du terrain en Asie. En 2003, ses exportations dans cette zone ont été inférieures à leur niveau de 1997, alors que les importations y progressaient dans le même temps de 50 %. Ce repli est particulièrement flagrant vis-à-vis de l’Allemagne, puisque les exportations françaises en Asie ne représentent plus que 38 % des exportations allemandes, contre 54 % en 1998. Le montant cumulé des investissements directs en provenance de la France ne représente plus que 40 % des investissements allemands, contre 55 % en 1998 et 60 % en 1990.
4. L’Union Européenne
On entend sans cesse parler de la « construction européenne », et cela a pu créer l’impression que l’Europe est une puissance qui monte dans les affaires du monde. Or, en réalité, le XXe siècle a été le siècle du déclin de l’Europe capitaliste par rapport aux Etats-Unis – ainsi que par rapport au « bloc soviétique », jusqu’à son effondrement. L’Union Européenne est essentiellement une zone de libre-échange entre ses Etats membres. L’Europe n’est pas « unie » et ne pourra jamais l’être sur la base du capitalisme. Bien au contraire, la crise économique a énormément accentué la rivalité entre les pays européens, qui se livrent à une lutte impitoyable pour des marchés, des sphères d’influence et le contrôle des ressources stratégiques. L’introduction de l’euro, en éliminant les aléas des taux de change, profite essentiellement aux plus grandes banques et aux groupes industriels géants qui dominent le marché continental. Mais elle n’a entraîné aucune modification significative dans le rapport de force entre l’Europe et les Etats-Unis, et n’a nullement atténué la rivalité entre les différentes classes capitalistes européennes. Sur les marchés internationaux, sur la question de la guerre en Irak, sur la politique agricole commune, sur la question des taux d’intérêts ou des subventions industrielles, chaque Etat poursuit ses intérêts propres.
Sur le plan militaire, les puissances européennes participent à la course à l’armement dans la limite de leurs moyens, mais ne peuvent pas espérer – contrairement aux discours officiels – « rééquilibrer » le rapport de force qui les oppose aux Etats-Unis. De fait, l’écart entre les deux continents ne cesse de grandir. Les dépenses militaires américaines sont passées de 138 milliards de dollars en 1980 à 384 milliards de dollars en 2003, tandis que les dépenses réunies des pays membres de l’Union Européenne sont passées de 112 à 200 milliards de dollars sur la même période. Entre la France, l’Italie, l’Espagne et l’Allemagne, les dépenses militaires ne représentent collectivement que 22 % celles des Etats-Unis. Entre 1980 et 2000, les dépenses sur la recherche à des fins militaires ont augmenté de 40 % aux Etats-Unis. Celles des principales puissances européennes ont baissé en moyenne de 20 %.
Sous le vernis officiel de l’« Union », les puissances européennes sont en conflit. Contrainte de renoncer à un rôle dirigeant en Europe, la classe dominante britannique s’est couchée aux pieds de l’impérialisme américain, qui s’en sert comme d’un contre-poids à l’Allemagne et à la France. L’Espagne et la Pologne s’appuient sur les Etats-Unis pour renforcer leur position en Europe. Cependant, malgré le rapprochement franco-allemand, qui vise à mieux résister aux pressions américaines et à consolider leurs positions respectives, de graves contentieux opposent les deux pays.
Dans les années 50, la classe dirigeante française nourrissait encore l’espoir de freiner la montée de l’Allemagne comme puissance économique et militaire. Cependant, au cours des années 60, l’économie de l’ancienne RFA a largement dépassé celle de la France. Depuis la réunification de l’Allemagne, suite à l’effondrement de la RDA, le rapport de force entre les deux pays a été profondément modifié au détriment de la France. En 2003, le PIB de la France était de 1420 milliards d’euros. Celui de l’Allemagne s’élevait à 2000 milliards d’euros.
L’Allemagne est de loin le pays le plus puissant de l’Union Européenne, et sa classe capitaliste entend profiter de sa suprématie pour renforcer sa position en Europe et dans le monde. La désintégration du régime stalinien en Yougoslavie lui a fourni l’occasion de dévoiler ses ambitions expansionnistes. La sécession de la Croatie – qui revenait à une déclaration de guerre contre la Serbie – a été encouragée par l’Allemagne, qui lui avait livré une quantité impressionnante d’armes, avec la promesse d’autres livraisons à venir. Cette manœuvre visait à faire de la Croatie un satellite de l’Allemagne dans les Balkans et à contrer les ambitions de l’impérialisme français, qui pour sa part appuyait la Serbie.
Inévitablement, la stagnation de l’économie européenne attisera les tensions entre les pays membres de l’UE. Le dollar a perdu 20 % de sa valeur par rapport à l’euro au cours de l’année 2003. Si le taux de change du dollar se maintient à son niveau actuel, et plus encore s’il continue à baisser, cela déprimera davantage les économies européennes. En freinant les exportations européennes, ce taux de change défavorable ne peut qu’exacerber la lutte sur les marchés de la zone euro. Les lignes de fracture entre la Grande-Bretagne, l’Espagne, l’Italie et la Pologne, d’une part, et l’axe « Paris-Berlin » d’autre part, seront doublées par des tensions de plus en vives entre l’Allemagne et la France. Les contradictions entre les différentes puissances européennes ont dores et déjà éclaté au grand jour lors de la conférence de Bruxelles sur le projet de constitution européenne, en décembre 2003.
Derrière la façade de l’« amitié franco-allemande », la France est la principale rivale de l’Allemagne sur le marché européen. Leurs économies respectives stagnent. Leurs déficits publics annuels dépassent la limite de 3 % qu’ils ont eux-mêmes voulu imposer à l’ensemble de la zone euro. Le déficit public de la France représentait 4,1 % du PIB en 2003, et celui de l’Allemagne était du même ordre. En 2003, la France a dépassé le seuil maximum d’endettement public autorisé par le « pacte de stabilité et de croissance », à savoir 60 % du PIB. Les restrictions budgétaires, la baisse des investissements, l’instabilité des valeurs boursières, le chômage et la baisse du pouvoir d’achat renforcent la contraction sur les marchés intérieurs, aiguisant la concurrence entre les puissances européennes en général, et entre le France et l’Allemagne en particulier. L’Allemagne a pu imposer une réforme de la PAC particulièrement défavorable à la France, et qui se traduira par une nouvelle diminution de l’excédant de la France dans ses échanges avec l’Allemagne.
De manière générale, l’intégration des « pays de l’Est » dans l’Union Européenne offre des opportunités d’expansion autrement plus importantes à l’Allemagne qu’à la France, ce qui augmentera encore le poids économique et politique de l’Allemagne sur le continent. Les relations entre les deux pays deviendront nécessairement plus tendues. L’isolement de la France continuera de croître. Au final, l’affaiblissement de l’impérialisme français en Afrique, au Moyen Orient et en Asie ira de pair avec une diminution graduelle de son influence en Europe.
5. Perspectives économiques et sociales en France
C’est donc dans le contexte du ralentissement de l’économie mondiale, de déstabilisation des relations internationales, de guerres et de crises à répétition, que la France doit faire face à une diminution de ses marges de manœuvre en Europe et dans le monde, ainsi qu’à la plus grave crise de son économie nationale depuis 1974.
Entre le 1er octobre 2002 et le 30 septembre 2003, la production industrielle française a reculé de 0,4 % (hors énergie, elle a reculé de 0,2 %). Globalement, l’économie française ne s’est accrue que de 0,2 % en 2003. Les exportations ont reculé de 1,6 % sur l’année. Le solde du commerce extérieur, qui était excédentaire de 23,8 milliards d’euros en 1997, ne l’était plus que de 2,8 milliards d’euros en 2003. L’investissement a reculé de 2,8 % en 2002 et de 1,8 % en 2003. La phase de croissance du PIB qui s’est ouverte en 1997 s’est essoufflée à partir du printemps 2001 et a progressivement ralenti. Le deuxième trimestre de 2003 a enregistré une baisse absolue du PIB (-0,2 %) par rapport au même trimestre de 2002. Cette stagnation de l’économie souligne l’incapacité des capitalistes à développer les moyens de production.
La crise actuelle est une crise classique de surproduction – ou de « surcapacité ». Face à la saturation des marchés, les ventes baissent et une partie de l’appareil productif est détruite. Pour protéger les profits des capitalistes, une politique de casse industrielle de grande échelle a été mise en œuvre. La liquidation d’Air Lib a privé d’emploi 3 200 salariés. Chez Giat, 3 200 emplois seront supprimés, ainsi que 1 700 chez Astrium à Toulouse. Alcatel va supprimer plus de 1000 emplois dans ses filières optiques. Grimaud Logistique a été mise en liquidation, entraînant la perte de près de 1 200 emplois. La liste est interminable. Dans le secteur bancaire, également, les actionnaires imposent une « réorganisation » permanente des services au détriment de l’emploi. La fusion du Crédit Lyonnais et du Crédit Agricole se traduira par la disparition d’au moins 2 800 postes d’ici 2005-2006. Inévitablement, chaque fermeture et chaque restructuration en entraîne d’autres, chez les fournisseurs et sous-traitants. Il n’est pas rare, en province, que l’économie de villes entières dépende largement de la survie d’une ou deux entreprises, et que leur fermeture signifie le déclin de toute une communauté. Officiellement, le chômage a augmenté de 6 % au cours de l’année 2003. Compte tenu du trucage des modes de calcul du taux de chômage, son augmentation réelle est probablement plus proche de 9 %. Le niveau de vie de la vaste majorité de la population est en baisse depuis de nombreuses années.
Le chômage de masse est une caractéristique permanente du capitalisme contemporain. L’emploi précaire se généralise, créant une masse importante de travailleurs dont la pauvreté les rapproche, en termes de qualité de vie, des sans-emploi. Globalement, la pauvreté en France concerne 17 % de la population active. Sans les « transferts sociaux » tels que les RMI et diverses allocations, elle concernerait non pas 17 % mais 24 % de la population active. Plus d’un million d’enfants vivent sous le seuil de pauvreté. L’aggravation du chômage et les exonérations des charges accordées aux employeurs ont inévitablement déséquilibré les comptes de l’UNEDIC, ce qui a servi de prétexte à de nouvelles attaques contre les sections les plus démunies et désespérées de la population. La « réforme » des allocations chômage – imposée par le patronat, le gouvernement, et scandaleusement appuyée par les directions de la CFDT, de la CFTC et de la CGC – a plongé en janvier 2004 plus de 250 000 personnes dans la misère absolue. D’ici 2005, le nombre de chômeurs qui auront subi ce sort s’élèvera sans doute à quelque 750 000.
Les retraités, comme les chômeurs, sont stigmatisés par les défenseurs du capitalisme comme autant de « fardeaux » qui coûtent « trop cher » à la société. Les camionnettes de la « soupe populaire », associées dans la conscience collective de la population à la « Grande Dépression » des années 30, sillonnent les villes et les campagnes du pays. En France, aujourd’hui, on meurt massivement de froid ou de chaud. Parmi les 15 000 victimes de la canicule de l’été 2003 qui ont été officiellement recensées, 4 600 ont succombé dans des maisons de retraite, c’est-à-dire dans des lieux censés les protéger et répondre à leurs besoins spécifiques. Ces personnes sont mortes du fait de l’état de délabrement et du manque de personnel et d’équipement des établissements concernés. D’autres sont mortes, pour les mêmes raisons, dans des hôpitaux. Le secteur hospitalier est manifestement sous-financé, ce qui se traduit par un manque d’effectif et par une dégradation générale des conditions d’accueil et de traitement des malades. Dans les années 80, quelques 70 000 lits ont été supprimés dans les hôpitaux, et cette tendance s’est poursuivie depuis, quoique de manière moins spectaculaire.
Dans le domaine du logement, la situation devient de plus en plus grave. Dans le secteur privé, les loyers ont augmenté à une moyenne annuelle de 10 % depuis 3 ans. La construction et la rénovation de logements sociaux et très en dessous des besoins réels. Près de 3 200 000 personnes sont mal logées en France, et leur nombre ne cesse d’augmenter. Plus de 85 000 personnes sont classées « sans domicile fixe ». Parmi les personnes seules et sans domicile, on trouve, dans les grands centres urbains, entre 10 % et 15 % de femmes. 200 000 personnes sont « logées » dans des habitats de fortune ou dans des chambres d’hôtel, et 1,3 million de personnes vivent dans l’insalubrité ou sont privées des éléments essentiels du confort tels que l’eau courante et l’électricité.
Dans tous les domaines – éducation, santé, services sociaux, logement, retraites, conditions de travail, pouvoir d’achat des salariés – les statistiques traduisent la même réalité implacable : celle d’une société en pleine régression, d’un peuple qui, à l’exception de la classe capitaliste et des diverses catégories parasitaires – y compris celle de la grande criminalité -, se trouve refoulé en arrière par le mécanisme infernal d’un système au service d’une minorité privilégiée.
Le déficit public s’élève à 55 milliards d’euros. La dette publique cumulée dépassera dans les mois à venir le seuil de 1000 milliards d’euros ! Le ralentissement de l’économie, les exonérations fiscales pour les plus riches, la hausse du chômage, l’aggravation de la précarité de l’emploi – tout cela s’est traduit par une forte baisse des recettes fiscales.
Raffarin, qui se prend pour un grand stratège dans le domaine économique, semble s’inspirer des recettes de George W. Bush dans la gestion des déficits. Aussi incroyable que cela puisse paraître, il semble croire que la meilleure façon de mettre un terme à l’endettement de l’Etat consiste à réduire les impôts et à accroître massivement les dépenses militaires ! Tout en justifiant les attaques contre les chômeurs, les jeunes, les salariés et les retraités par les « caisses vides » du Trésor Public, la loi de programmation militaire (2003-2008) prévoit une forte hausse des budgets militaires. Pour la seule année 2004, le budget militaire de la France s’élève à 32,4 milliards d’euros.
Cette question de l’endettement de l’Etat sera un élément non négligeable dans l’évolution de la crise. L’endettement chronique de l’Etat était l’un des facteurs qui ont précipité la chute de l’Ancien Régime à la fin du XVIIIe siècle. D’une façon similaire, l’obstacle à l’accroissement des forces productives que constitue le système capitaliste se traduit par un déficit public sans précédent, qui débouchera, s’il n’est pas résorbé, sur une crise de solvabilité majeure.
Sur la base du capitalisme, seule une longue période de croissance économique permettrait d’envisager la résorption de cette dette de 1000 milliards d’euros. Or, de telles perspectives économiques sont totalement exclues. Avec les intérêts, la dette aura tendance à s’accroître d’année en année, et les « opérations » ponctuelles auxquelles l’Etat a pu recourir dans le passé pour renflouer les caisses seront de moins en moins possibles, puisqu’il ne reste plus grand chose à privatiser. Le chiffre d’affaire des entreprises dans lesquelles l’Etat conserve une participation totale ou majoritaire ne dépasse pas 220 milliards d’euros. France Télécom – l’entreprise la plus endettée au monde – a accumulé des dettes à hauteur de 68 milliards d’euros. Le « plan de sauvetage » mis en œuvre par la direction prévoit la suppression de 27 000 emplois au cours des deux prochaines années. La dette d’EDF est de 26 milliards d’euros, et celle de la SNCF de 21 milliards. L’ensemble des grandes entreprises à forte participation de l’Etat, en dehors des secteurs financiers et audiovisuels, a enregistré, en 2002, 20 milliards d’euros de pertes et 135 milliards de dettes, alors que leurs fonds propres ne sont que de 40 milliards.
L’instabilité de l’économie mondiale augmente considérablement les risques liés aux opérations boursières, ce qui rend d’autant plus difficile la vente d’actions détenues par l’Etat. Ainsi, un certain nombre de privatisations ont dû être remises à plus tard, et rapporteront à l’Etat une recette bien inférieure à ce qu’elles auraient rapporté il y a quelques années. Face à la menace d’un dépôt de bilan, le groupe privé Alstom – constructeur du TGV et du Queen Mary II – a dû être partiellement « nationalisé » par le gouvernement Raffarin, de façon à éviter sa disparition. Ceci montre les limites du « désengagement de l’Etat » dans le domaine économique.
La participation « temporaire » de l’Etat dans Alstom ne sauvera pas l’entreprise. Tôt ou tard, sous le poids des déficits publics montants, le groupe sera revendu et finira probablement par connaître un sort similaire à celui qu’a connu Péchiney. Autrement dit, il sera vendu à un concurrent étranger. Péchiney était le premier groupe mondial dans le domaine du traitement de l’aluminium. Mais depuis sa privatisation par le gouvernement Balladur, le groupe a été plusieurs fois « restructuré » pour répondre à l’avidité des actionnaires, qui l’ont finalement vendu au groupe canadien Alcan.
Le poids de la dette publique accule le gouvernement à une gestion à court terme, ce qui risque de compromettre encore plus gravement la position du capitalisme français sur les marchés mondiaux. On voit l’effet contre-productif de cette démarche dans le domaine de la recherche. Les dépenses publiques consacrées à la recherche et au développement ne dépassent pas 2,2 % du PIB français. C’est nettement moins que ce que font les Etats-Unis, le Japon et l’Allemagne dans ce domaine. Dans le secteur privé, les investissements dans la recherche, qui ne représentent déjà 62 % des dépenses publiques, sont en forte baisse.
Comme l’explique la théorie économique de Karl Marx, de manière générale, l’économie capitaliste passe par des cycles de hausse et de baisse de la production. Cependant, si l’étude de l’économie est bien une science, elle n’est pas pour autant une science exacte et, par conséquent, il est très difficile de prévoir avec exactitude l’évolution du taux de croissance de l’économie d’un pays donné. Toutes sortes d’événements imprévisibles peuvent exercer une influence sur la vie économique d’un pays, qui n’évolue pas dans le vide, à l’abri des chocs et des turbulences du monde réel. Normalement, la baisse de l’activité économique depuis 2001 devrait, à un certain stade, être suivie d’une nouvelle reprise. Mais le moment du redémarrage et son ampleur ne sauraient être déterminés à l’avance. Des scandales boursiers, des guerres, des crises monétaires, des mouvements de grève ou encore des attentats terroristes pourraient entrer en jeu, étant donnée l’instabilité qui règne dans les rapports entre les Etats et entre les classes. Inévitablement, dans ces conditions, toute prévision concernant l’évolution future de l’économie française ne peut être qu’hypothétique et approximative.
Depuis quelques mois, un certain nombre d’éléments semblent indiquer que l’économie française commence à sortir du creux du cycle et à entrer dans une nouvelle phase ascendante. A la Bourse de Paris, le CAC 40, suivant les indices boursiers du reste du monde, a connu un inversement de tendance en mars-avril 2003. Par ailleurs, le taux de croissance trimestriel indique une très légère reprise de l’activité économique : après – 0.1 % et + 0,3 % au premier et au deuxième trimestres, le PIB a repris + 0,4 % et + 0,5 % au troisième et au quatrième. Enfin, après avoir baissé sur les trois premiers trimestres de 2003, les exportations ont légèrement progressé au quatrième trimestre.
Pour la plupart des « spécialistes » de la presse et de l’industrie audio-visuelle, toujours soucieux de restaurer la « confiance » des investisseurs et des consommateurs, ces maigres signes inaugureraient une nouvelle phase de croissance relativement forte. L’INSEE, par exemple, dans ses prévisions du mois de décembre 2003, a annoncé un taux de croissance du PIB français de 2 % en 2004. Raffarin, lui, « table » sur un taux de croissance de 1,7 %, tandis que son porte-parole, Jean-François Copé, s’est carrément imaginé une envolée de 2,4 %. Il est peu probable que les auteurs de ses différentes prévisions croient vraiment à ce qu’ils disent dans la presse et à l’antenne. Raffarin n’avait-il pas déjà « prévu » 2,5 %, en 2003 ? Il s’agit avant tout d’une adaptation au domaine de l’économie de la célèbre méthode du docteur Emile Coué qui, il y a plus d’un siècle, recommandait à ses patients de répéter deux fois par jour qu’ils allaient « de mieux en mieux », en leur assurant que cela contribuerait grandement à leur guérison. Cette méthode est tout particulièrement indiquée en période pré-électorale.
Il n’est pas impossible que le rythme de croissance du PIB accélère modestement au cours de 2004 et 2005. Cependant, cette « reprise » sera d’une faible ampleur, et se situera selon toute probabilité entre 0,2 % et 1,2 %. Dans ces conditions, le chômage et la désindustrialisation poursuivront leur progression. Rappelons que même pendant la reprise de 1997-2001, la création de CDI à temps plein était quasiment nulle sur l’ensemble de la période, qui a surtout été marquée par une explosion du travail précaire. Or, le taux de croissance du PIB était de 1,9 % en 1997, de 3,4 % en 1998, de 3,4 % en 1999, de 3,8 % en 2000, avant de tomber à 1,8 % en 2001.
A court terme, une reprise significative de l’économie française ne pourrait intervenir que sur la base d’un redressement sérieux des marges de bénéfices dans les secteurs décisifs de l’économie. Cela pourrait théoriquement provenir d’un élargissement des parts de marché du capitalisme français au niveau de l’économie mondiale. Or, compte tenu de l’évolution de la position mondiale de la France, cette perspective paraît exclue. Le capitalisme français profiterait dans une certaine mesure d’une expansion nouvelle et soutenue du volume des échanges mondiaux, mais encore faudrait-il, dans ce cas, que se produise une nette revalorisation du dollar par rapport à l’euro. Il est vrai que le volume des échanges, tiré par la demande aux Etats-Unis et en Chine, est reparti à la hausse depuis son effondrement en 2000-2001 (+ 11 % en 2000 et – 0,5 % en 2001). Il n’empêche que son taux de croissance reste, pour l’instant, inférieur à 3%.
Concrètement, la défense des profits des capitalistes français passe par une offensive d’une ampleur sans précédent contre les salaires et les conditions de travail et de vie de la population. Les capitalistes doivent impérativement imposer la régression sociale pour tout le monde – sauf eux-mêmes – et par tous les moyens possibles. Leur objectif n’est rien moins que la destruction des acquis sociaux accumulés par le mouvement syndical, socialiste et communiste depuis la deuxième guerre mondiale – et même au-delà. Jetés sur la défensive en Europe et dans le monde, c’est dans cette voie que les représentants du capitalisme français se sont résolument engagés.
Cette stratégie ne résoudra par les contradictions du capitalisme français. Au contraire, à certains égards, elle les aggravera. En s’attaquant au niveau de vie de la masse de la population, en jetant des centaines de milliers de familles dans la précarité, en sabrant les services publics, l’emploi et les investissements dans l’infrastructure sociale du pays, les capitalistes et leurs représentants au gouvernement ne feront que réduire davantage la demande intérieure. Or, ces dernières années, et en particulier depuis 2002, le seul facteur qui a permis d’éviter une baisse absolue de la production a été la demande intérieure, qui a progressé de 1,6 % par an. Les capitalistes cherchent à contourner cette contradiction en demandant à l’Etat de soutenir la demande intérieure au moyen d’allègements fiscaux. Mais il y a des limites à ce que l’Etat peut faire dans ce domaine. Les exonérations fiscales ne peuvent avoir qu’un effet relativement marginal sur la demande. Elles se traduisent en effet par une baisse des investissements publics, et donc par la destruction d’une partie de la demande intérieure qu’elles étaient supposées stimuler, tout en tendant à aggraver l’endettement de l’Etat. Le capitalisme français est donc dans une impasse.
Telles sont les prémisses économiques et sociales d’une série de confrontations majeures entre les classes. La tentative de rétablir « l’équilibre économique » du système ne pourra se faire que par l’ouverture d’une époque de profond déséquilibre social. La France se dirige vers une époque révolutionnaire, celle de la révolution socialiste.
La révolution que doit accomplir le salariat moderne est fondamentalement différente de celles par lesquelles, en 1789, en 1830 et en 1848, la classe capitaliste française a pu consolider son emprise sur l’Etat et sur toutes les sphères de l’économie. Avant 1789, les rapports de propriété capitalistes se développaient progressivement dans le cadre de l’Ancien Régime. Au cours du XVIIe et du XVIIIe siècle, la bourgeoisie a acquis une position économique de plus en plus prépondérante, avant même de s’être trouvée en mesure de s’emparer d’une manière décisive du pouvoir d’Etat. A l’inverse, le salariat – classe par définition sans propriété – ne peut se hisser graduellement au rang des dominants. La révolution socialiste est un acte historique qui nécessite, de la part de la classe qui doit l’accomplir, une conscience exceptionnellement élevée des tâches qui s’imposent à elles. Longtemps après que les conditions objectives de la révolution socialiste se sont développées, les retards de la conscience politique du salariat peuvent reporter de plusieurs décennies l’avènement effectif de cette révolution. C’est cet écart entre la situation objective et le niveau de conscience du salariat qui constitue le problème central de la révolution socialiste.
Comme l’expliquait Marx, la conscience reflète la réalité. Mais elle la reflète confusément et avec un temps de retard plus ou moins grand selon les époques. Les souvenirs et préjugés du passé, la réticence à regarder la nouvelle réalité en face, la tendance instinctive à prendre la « ligne de la moindre résistance » – tous ces éléments pèsent lourdement sur la conscience politique des travailleurs. Il faudra encore du temps avant que le cours des événements ne pousse la masse des travailleurs à prendre pleinement conscience de la gravité de la crise du capitalisme et de ce que cette crise implique pour eux-mêmes et leur famille.
La vaste majorité des gens imaginent encore que cette crise ne sera que passagère. Ils pensent que, d’une façon ou d’une autre, « on s’en sortira ». Cependant, la pression constante que la crise exerce sur leurs conditions de vie est en train de modifier en profondeur la psychologie des travailleurs, des jeunes et des retraités. Au prix, parfois, de terribles défaites et déceptions, à travers lesquelles les différents programmes, dirigeants et organisations qui se trouvent à leur portée seront mis à l’épreuve, ils prendront conscience de l’absence d’issue sur la base du système capitaliste et parviendront, par détachements successifs, à des conclusions révolutionnaires. Pour reprendre l’expression de Marx, ils deviendront non seulement une classe en soi, mais également une classe pour soi. La courbe ascendante des luttes sociales, depuis 1995, indique que ce processus est dores et déjà sérieusement engagé.
6. Le gouvernement Raffarin et le mouvement social
Face à la menace imminente de la réforme des retraites, les directions confédérales du mouvement syndical n’avaient qu’un mot à la bouche. Elles demandaient des « négociations ». Bernard Thibault, dans une interview réalisée peu après la formation du gouvernement Raffarin, a déclaré qu’il n’avait pas d’opinion « a priori » sur sa politique, qu’il le jugerait « sur pièce » et qu’il espérait que Raffarin allait « tenir ses engagements et instaurer un véritable dialogue avec les partenaires sociaux ». Mais qu’y avait-il, au juste, à négocier ? Le gouvernement s’apprêtait clairement à mener une offensive de grande envergure contre les 35 heures, les retraites, les services publics, les chômeurs, le droit syndical, etc. La direction de la CGT ne pouvait pas ne pas comprendre cela. Mais faute de concevoir une alternative au capitalisme, elle a du se contenter de l’idée de « limiter les dégâts » par la négociation. Sur la question des retraites, la direction de la CGT ne cessait de rappeler qu’elle aussi jugeait une « réforme » indispensable, mais que les « modalités » de celle-ci devait faire l’objet d’un dialogue entre les syndicats et le gouvernement. Ceci revenait à reconnaître implicitement l’inévitabilité d’une révision à la baisse des retraites, puisqu’il était évident pour tout le monde qu’une négociation avec Raffarin ne pouvait en aucun cas déboucher sur une révision à la hausse.
On entend parfois que cette approche était « stratégique », et que Thibault lui-même ne croyait pas à la possibilité d’un dialogue avec Raffarin. S’il en était ainsi, la « stratégie » en question ne valait rien et a grandement contribué à la défaite de la lutte contre la réforme des retraites. Pour les millions de téléspectateurs qui écoutaient Thibault, il n’y avait qu’une seule façon d’interpréter sa démarche : pour le dirigeant de la plus puissante confédération syndicale de France, rien ne pressait. L’heure était au dialogue et, avec un peu de bonne volonté de part et d’autre, une « reforme » satisfaisante était possible. Le problème de fond, c’est que le réformisme des directions confédérales – de la CGT comme de FO et de la CFDT – correspond à une époque qui est aujourd’hui définitivement révolue.
Dans le passé, la croissance de la production, du volume des échanges et des profits fournissait la base matérielle sur laquelle reposait le réformisme, qui a dominé le mouvement ouvrier pendant des décennies. Historiquement, les dirigeants réformistes procédaient de l’idée – non sans fondement, dans une époque de croissance économique soutenue – que par des pressions, ou par la simple menace d’une action syndicale, il était possible d’obtenir des concessions, et parfois même des concessions considérables. Il leur semblait que ce « dialogue » ne pouvait qu’être profitable aux capitalistes et aux travailleurs, lesquels devaient se considérer non pas comme des adversaires, mais comme des « partenaires sociaux ». En faisant des concessions, les capitalistes évitaient que des grèves ne portent préjudice à leurs affaires en pleine expansion, cependant que les travailleurs amélioraient leurs conditions de vie. En temps de crise économique, que les réformistes croient toujours passagères, ils étaient prêts à se montrer « raisonnables », allant jusqu’à inciter les travailleurs à faire des sacrifices, convaincus que lorsque l’économie repartirait, il serait possible de rattraper ce qui a été perdu.
Aujourd’hui, cependant, le maintien du système capitaliste, en France et à l’échelle mondiale, interdit la réalisation de réformes sociales significatives et durables. Il entraîne au contraire la suppression des réformes conquises dans le passé. Cela vaut aussi bien pour les temps de croissance du PIB – comme l’a amplement démontré l’expérience du gouvernement Jospin – que pour les temps de récession ou de stagnation. Ceci signifie que les bases matérielles du réformisme n’existent plus. Dans ces conditions, toute démarche visant à améliorer les conditions de vie des travailleurs se heurte directement et immédiatement à l’hostilité implacable des capitalistes.
Cela ne veut pas dire qu’il n’y aura plus jamais de concessions favorables aux travailleurs. Mais cela signifie, par contre, que de telles concessions feront l’objet d’une remise en cause permanente, qu’elles ne pourront jamais être consolidées dans le cadre du système capitaliste. La crise du capitalisme se traduit inéluctablement par l’impuissance des réformistes, qui se trouvent dans l’impossibilité de concilier les intérêts des classes antagoniques. Ils sont forcés de choisir leur camp. A défaut de passer du réformisme au marxisme, ils finissent par passer ouvertement dans le camp du système capitaliste. Devenus des « réformistes sans réforme », ils passent au contre-réformisme, et acceptent d’aider les capitalistes à reprendre des acquis sociaux du passé.
manifestation
La mobilisation du printemps 2003 pour la défense des retraites et contre la décentralisation a clairement mis en évidence cette crise du réformisme. Elle montrait à la fois l’énorme puissance potentielle du mouvement ouvrier et la faillite des instances dirigeantes des confédérations syndicales. La journée du 13 mai a mobilisé deux millions de manifestants sur plus de 120 villes. On estime qu’il y avait plus de 400 000 manifestants à Paris. Dans de nombreuses villes de province, le nombre de manifestants dépassait même les chiffres de mai 1968. Les travailleurs du secteur public étaient massivement représentés, mais des dizaines de milliers de salariés du secteur privé se sont également mobilisés. Des centaines d’écoles étaient déjà en grève et leur nombre augmentait rapidement. Le 25 mai, la manifestation nationale a mobilisé environ 500 000 personnes.
Le mot d’ordre le plus répandu, sur les manifestations, était celui de « grève générale ». Mais aucune initiative concrète n’a été prise à l’échelle nationale pour concrétiser cette revendication. Du début jusqu’à la fin du mouvement, Thibault n’a jamais revendiqué autre chose qu’une nouvelle phase de dialogue » avec le gouvernement. Il a affirmé que la convocation d’une grève générale n’était pas du ressort de la CGT, prétendant même que la CGT n’avait pas appelé à la grève générale en 1968, ce qui n’est pas vrai. Interviewé sur France Info, le démagogue Marc Blondel a pour sa part repoussé le mot d’ordre de grève générale en prétendant qu’une telle grève créerait une « situation insurrectionnelle ». En tant que « pacifiste », l’honorable dirigeant syndical qu’il était ne pouvait jamais cautionner une telle chose ! Tandis que Thibault et Blondel cherchaient à limiter l’ampleur et la portée du mouvement, et misaient sur son épuisement, François Chérèque de la CFDT passait ouvertement dans le camp de l’ennemi. En signant la réforme des retraites moins de 48 heures après la gigantesque manifestation du 13 mai, il a commis un acte de trahison impardonnable contre la base de sa confédération et contre le mouvement syndical en général. La direction de la CFDT s’est relevée être ni plus ni moins qu’un agent conscient de la classe capitaliste. En 1995, déjà, la direction confédérale de la CFDT avait soutenu le « plan Juppé ».
La défaite du mouvement social du printemps 2003 a eu et aura encore des conséquences importantes dans le mouvement syndical et pour la conscience des travailleurs en général. Comme nous l’avons dit, les directions confédérales ont cherché à limiter l’ampleur et les objectifs du mouvement, et celle de la CFDT l’a trahi de la façon la plus flagrante. Mais le comportement des dirigeants n’explique pas tout. Il faut aussi tenir compte du niveau de conscience du salariat dans son ensemble, à ce stade. Ces deux facteurs sont liés, agissant réciproquement l’un sur l’autre. Le caractère réformiste des dirigeants contribue à façonner, jusqu’à un certain point, la conscience de l’ensemble des travailleurs. Cependant, dans d’autres circonstances, les dirigeants n’auraient pas aussi facilement réussi à contenir l’étendue du mouvement. A l’avenir, les dirigeants réformistes ne s’en sortiront pas à si bon compte.
On ne pouvait participer à ces manifestations magnifiques sans être frappé par l’ambiance joyeuse qui y régnait. Cette exubérance traduisait la confiance et l’optimisme des manifestants. Impressionnés et encouragés par le caractère massif des mobilisations, la plupart des manifestants pensaient que le gouvernement finirait inévitablement par céder. Juppé n’avait-il pas capitulé en 1995 ? Au printemps 2000, Jospin n’avait-il pas abandonné ses « réformes » et limogé les ministres qu’il avait chargé de les appliquer ? Ces victoires passées ont profondément marqué la conscience des travailleurs, et surtout la conscience de ceux qui ont activement participé à ces luttes. Ils pensaient qu’ils pouvaient faire reculer n’importe quel gouvernement, qu’il soit de droite ou de gauche, dès lors que le mouvement d’opposition atteignait une certaine ampleur. Cette façon de voir les choses, de la part des grévistes et des manifestants, trouvait son prolongement dans l’attitude de ces millions de salariés qui étaient « solidaires » avec ceux qui luttaient, mais qui, bien que directement menacés par la réforme, ne sentaient la nécessité impérieuse de participer au mouvement de grève, ni même aux manifestations. Ils laissaient à d’autres le soin de lutter à leur place.
Malgré le caractère impressionnant des différentes mobilisations sociales de ces dernières années, en France et dans le reste de l’Europe, nous devons garder à l’esprit le fait que nous n’en sommes encore qu’au début de la radicalisation du salariat. A ce stade, l’immense majorité des salariés croit et espère encore que les « temps difficiles » ne dureront pas indéfiniment. Peu de gens se jettent allègrement dans une lutte, avec tous les risques et sacrifices qu’elle implique, tant qu’il semble que les choses vont « s’arranger » d’une façon ou d’une autre, que ce soit par le biais d’une amélioration du contexte économique en général, ou par le biais de leurs efforts individuels. Mais le contexte général ne s’améliorera pas, et les efforts individuels de ces millions de personnes qui pensent pouvoir « se débrouiller » se briseront contre la réalité d’un système qui tire tout vers le bas, et qui les ramènera constamment à la « case départ ».
A la différence de Chirac en 1986, de Juppé en 1995 et de Jospin en 2000, Raffarin n’a pas cédé. Devant la fermeté du gouvernement et sans perspective de généralisation, le mouvement ne pouvait aller plus loin. Après les manifestations du 19 juin 2003, il s’est finalement effondré. Les directions réformistes du mouvement syndical, quoique mises à rude épreuve, ont néanmoins réussi à conserver leur emprise sur le mouvement. Mais il n’en sera pas toujours ainsi. Il est inévitable que, dans les années à venir, sous les effets de plus en plus intolérables de la crise, la masse des salariés restée jusqu’alors inerte commencera, par vagues successives, à entrer en action. Elle se tournera alors vers les grandes organisations syndicales et s’efforcera de les transformer pour en faire des instruments fiables de son combat. Nous ne devons jamais perdre de vue cette perspective générale. Sans elle, nous risquerions de tirer des conclusions intempestives et erronées sur les organisations traditionnelles du salariat. Les organisations qui, telles la LCR ou LO, passent d’une impression instantanée à l’autre, sans jamais, par impatience, se soucier des processus généraux à l’œuvre, ne voient que les appareils bureaucratiques, qu’elles croient insurmontables. Les appareils bureaucratiques existent, bien sûr, mais leur puissance est plus apparente que réelle. Plus exactement, elle repose sur l’inertie de la masse du salariat, autrement dit sur le fait que, dans des périodes historiques « normales », les travailleurs ne sont pas massivement présents et actifs dans les syndicats. Mais ceci changera, et le changement pourrait bien se produire d’une manière brusque et inattendue. Le travail que nous avons à mener pour défendre les idées du marxisme dans le mouvement syndical exige beaucoup de patience et de persévérance. Il s’agit de préparer l’avenir. Lorsque la transformation des organisations syndicales commencera sérieusement, l’existence préalable d’une plate-forme marxiste au sein de ces organisations sera un facteur révolutionnaire de la plus haute importance.
Les développements dans le mouvement syndical depuis la défaite du mouvement pour la défense des retraites indiquent le processus qui se déroulera à une échelle beaucoup plus large dans les années à venir. Toutes les directions confédérales sont sorties de cette épreuve affaiblies et contestées. La CFDT, en particulier, a été plongée dans la plus grave crise interne de toute son histoire, avec des départs massifs de militants et de fédérations entières, notamment vers la CGT. Dans la CGT et FO, également, un vent contestataire traverse les différents niveaux des structures syndicales. Beaucoup de militants CGT s’attendaient à ce que la « riposte graduée » que Thibault prétendait mener débouche sur un appel à une journée de grève générale du public et du privé. On entendait sans cesse des responsables syndicaux expliquer qu’une grève générale « ne se décrète pas », mais « se prépare ». Cet argument était utilisé par la direction confédérale pour calmer l’impatience des militants. Dans les faits, la généralisation n’était ni décrétée, ni préparée, parce qu’elle n’était pas souhaitée par la direction confédérale.
Sous les effets de la crise, une nouvelle génération de délégués syndicaux commence à émerger. Plus combatifs, ils se heurteront de plus en plus à la mollesse complaisante des directions confédérales. Dans le contexte actuel, le devoir d’un dirigeant syndical n’est pas de plaider pour un retour au « dialogue », comme un enfant réclame qu’on lui rende son jouet, mais de faire comprendre à chaque jeune, à chaque salarié et à chaque chômeur qu’ils n’ont d’autre choix que de lutter. Il faut leur expliquer clairement que le gouvernement et les capitalistes leur ont déclaré la guerre. Aucune concession significative ne pourra être obtenue par le « dialogue », dont Raffarin ne parle que pour gagner du temps et endormir ses victimes. Autrement dit, il faut dire la vérité aux travailleurs, qu’elle leur plaise ou non. C’est de cette façon qu’une direction syndicale doit construire son autorité.
Le mouvement syndical doit hardiment défendre un programme général pour briser l’emprise des capitalistes sur l’économie, et lutter pour la réalisation de ce programme. Ce n’est que de cette manière qu’il sera possible de défendre et améliorer les retraites, la sécurité sociale, les conditions de travail, l’emploi, les services publics et tous les autres acquis qui sont attaqués par la classe capitaliste.
Selon un préjugé encore assez répandu, les syndicats ne doivent pas « faire de la politique ». Ceci veut dire, en clair, qu’ils ne doivent pas se doter d’un programme général contre le capitalisme. Par conséquent, ils sont désarmés face à ce dernier. Les directions de la CGT et de la CFDT, suivant la même courbe de dégénérescence idéologique qu’ont suivie les dirigeants du PCF et du PS, ont réussi à évacuer toute référence au socialisme des textes fondamentaux des confédérations syndicales. A la place de l’objectif de la socialisation des grands moyens de production et d’échange, on se retrouve avec le « pragmatisme » opportuniste qui consiste à « faire avec » le capitalisme. Face aux licenciements massifs et aux fermetures, la direction confédérale de la CGT ne réclame plus aucune nationalisation. Le nombre de faillites et de fermetures atteint actuellement des niveaux record. Les salariés, comme par exemple ceux d’Air Littoral, sont baladés désespéramment d’un « repreneur » potentiel à un autre, comme autant de serfs à la recherche d’un seigneur. Clairement, une rentabilité insuffisante pour un capitaliste l’étant aussi pour un autre, la chasse aux « repreneurs » se solde généralement par un échec. Les syndicats devraient revendiquer la nationalisation, sous contrôle démocratique des salariés et sans indemnisation des grands actionnaires, de toute entreprise qui envisage de supprimer des emplois ou de mettre fin à son activité. Une vaste campagne d’explication doit être menée pour populariser cette revendication et la faire adopter par l’ensemble du mouvement syndical.
Depuis l’été 2003, les mobilisations contre les gouvernement et le patronat ont marqué une pause. Cela ne devrait surprendre personne. Le mouvement social reprendra prochainement, et de plus belle. Il ne faut pas attribuer une trop grande signification à des moments de baisse du niveau de mobilisation. Des luttes de grande envergure sont de grandes consommatrices d’énergie psychologique, et coûtent cher, matériellement, aux participants. Les grévistes et les manifestants qui se sont affrontés au gouvernement sont en train de faire le bilan de cette lutte et d’en tirer les enseignements. La tâche est finalement plus difficile qu’ils ne le croyaient. Les manifestations, aussi grandes soient-elles, ne suffisent plus. Les grèves partielles ou « tournantes » non plus. Si Raffarin n’a pas cédé, ce n’est pas parce qu’il est plus dur ou plus résistant que Juppé. C’est parce que la gravité exceptionnelle de la crise du capitalisme et le déclin progressif de l’impérialisme français sur l’arène internationale n’autorisent plus aux défenseurs du capitalisme de remettre à plus tard leurs « réformes » réactionnaires. Les capitalistes ne peuvent plus céder, ne peuvent plus « dialoguer », n’ont plus rien à « négocier ». L’heure est à l’action et à la confrontation, pour eux comme pour le salariat.
Dans les années à venir, nous assisterons au développement des luttes dans de nombreux secteurs de l’économie. Il y a des limites à la patience et à la passivité des travailleurs. La revendication de la grève générale, massivement reprise sur les manifestations de 2003, trouvera un écho de plus en plus large dans le salariat, et, sans aucun doute, se réalisera tôt ou tard. Il pourrait s’agir, dans un premier temps, d’une grève générale de 24 ou de 48 heures. Mais même sous cette forme limitée, l’idée de la grève générale a de quoi terrifier les directions syndicales réformistes, qui gardent un très mauvais souvenir de ce qui s’est passé dans la foulée de la grève de « 24 heures » convoquée en 1968. Contrairement à ce qu’a affirmé Thibault, la direction de la CGT, face à la pression montante des travailleurs, avait appelé à une journée de grève générale pour le 10 mai 68. Mais celle-ci ne s’est pas limitée à une seule journée. Une grève générale de 24 heures ne règle rien en soi, mais elle permet à la classe ouvrière toute entière de voir et de sentir l’énorme puissance dont elle dispose. En 68, ce qui devait être une simple grève de protestation s’est transformé en la plus grande grève générale jamais connue dans l’histoire du mouvement ouvrier international, au cours de laquelle le capitalisme n’a tenu que par un fil.
Cependant, des grèves, et même des grèves générales, ont leurs limites. Elles ne peuvent rien résoudre de façon définitive. A l’échelle du processus historique, l’importance d’une grève ne consiste pas essentiellement dans son résultat immédiat en termes des concessions arrachées. Qu’elle débouche sur une victoire ou sur une défaite – et la plupart des grèves ne sont pas victorieuses – le véritable acquis d’une grève se mesure par ses effets sur la conscience des travailleurs en ce qui concerne la nécessité de mettre fin au système capitaliste. Dores et déjà, forts de l’expérience des luttes de ces dernières années, une couche significative de syndicalistes est en train de tirer des conclusions révolutionnaires. Un processus analogue de radicalisation est à l’œuvre dans les partis traditionnels du salariat que sont le Parti Socialiste et le Parti Communiste. C’est là un fait de la plus haute importance du point de vue du développement du mouvement révolutionnaire en France, et qui indique, de façon encore très limitée, ce qui se passera sur une beaucoup plus grande échelle dans les années à venir.
7. Le Parti Socialiste
La victoire de la droite aux élections présidentielles et législatives de 2002 était une victoire par défaut. Elle fut la conséquence directe de la politique pro-capitaliste menée par le gouvernement Jospin depuis 1997. Sur toutes les questions essentielles, la politique de Jospin était axée sur la défense des intérêts des banques et des grands groupes capitalistes. Jamais un gouvernement français n’avait autant privatisé que celui de 1997-2002. Au total, 31 milliards d’euros de biens publics ont été vendus au secteur privé. Ce montant est supérieur à la somme des privatisations réalisées par les gouvernements Balladur et Juppé réunis. D’énormes subventions publiques ont par ailleurs été versées au patronat sur tout un éventail de prétextes – et, dans ce domaine aussi, le gouvernement Jospin a fait « mieux » que Balladur et Juppé.
Lionel Jospin
Les quatre premières années du gouvernement Jospin ont coïncidé avec une reprise économique relativement forte. Sur cette période, l’économie a cru, en moyenne, de 3,1 % par an. L’augmentation des recettes fiscales donnait au gouvernement une certaine marge de manœuvre financière. Il ne faisait pas face à la crise budgétaire aiguë à laquelle Raffarin se trouve confronté actuellement. Un certain nombre de mesures positives ont été mises en application sous Jospin, mais elles étaient bien trop limitées pour empêcher une dégradation des conditions de vie de la majorité de la population. La baisse du chômage dans les statistiques masquait dans les faits une croissance exponentielle de l’emploi précaire. Pour une fraction importante de la population, la spirale ascendante de la spéculation boursière et l’étalage éhonté des fortunes amassées aux sommets de la société allaient de pair avec sa propre chute dans une précarité désespérante. Le baratin insensé des « jospinistes » sur les vertus de la « croissance durable » et le retour progressif au « plein emploi » avait de quoi écoeurer ces travailleurs précaires. Lorsqu’en 2001 la croissance du PIB s’est finalement estompée, aucun des principaux problèmes sociaux et économiques qui pèsent sur les travailleurs et leur famille n’avait été résolu. C’est cela qui explique la défaite cinglante de la gauche aux présidentielles et aux législatives de 2002.
Le résultat du 21 avril 2002, suivi d’une nouvelle défaite aux législatives, a ouvert une période de crise au sein du Parti Socialiste. L’autorité politique de la direction nationale s’est effondrée, et n’a toujours pas été entièrement restaurée. Si, entre 1997 et 2002, la gauche du PS avait mené une opposition sérieuse à la politique du gouvernement Jospin et de la direction du parti, la débâcle électorale de 2002 leur auraient permis d’infliger une défaite sérieuse à la droite du parti. Mais les opportunistes invétérés que sont Mélenchon et Dray se sont montrés incapables de mener un combat conséquent contre la droite du parti.
Les « analyses » des dirigeants de la Gauche Socialiste pendant les « années Jospin » étaient d’une superficialité absolument stupéfiante. Grâce à la « gestion de gauche » menée par Jospin, disaient-ils, la croissance économique était de retour – et ce pour longtemps. Ceux qui, comme La Riposte, jugeaient cette idée complètement fantaisiste, ne comprenaient rien à rien. La perspective économique que dressait les dirigeants de la Gauche Socialiste était tellement rose qu’ils n’hésitaient pas à la comparer aux « trente glorieuses » de l’après-guerre. On était supposé aller vers une situation de plein emploi et de réduction progressive des inégalités. Jusqu’aux échéances électorales de 2002, c’est-à-dire après 15 mois de ralentissement du PIB et de croissance du chômage, Julien Dray fustigeait encore ceux qui parlaient de « crise » et insistait sur l’idée que « tous les indicateurs fondamentaux » de l’économie étaient positifs. La Gauche Socialiste ne s’est pas opposée aux privatisations réalisées par le gouvernement Jospin, ni à sa participation aux guerres en Serbie et en Afghanistan. Le seul véritable désaccord entre Jospin et les chefs de la Gauche Socialiste portait sur le fait que ceux-ci avaient été oubliés lors de l’attribution des postes ministériels, en 1997.
Le différend a été partiellement réglé au printemps 2000. Face aux mouvements de grève dans l’Education Nationale, au Ministère des Finances et ailleurs, Jospin a dû abandonner ses « réformes ». La contestation de la politique gouvernementale grandissait, y compris dans les sections du PS. Jospin a réagi en sacrifiant deux boucs émissaires – Allègre et Sautter, qui ne faisaient pourtant qu’appliquer la politique définie par Jospin lui-même – et en proposant des postes ministériels aux représentants de la Gauche Socialiste. Mélenchon est entré au gouvernement en y mettant le prix : il est devenu un « jospiniste » inconditionnel. On faisait passer l’idée, dans les structures locales de la Gauche Socialiste, que celle-ci était désormais en « alliance objective » avec Jospin, et que toute critique à son encontre devait cesser, sous peine de faire le jeu de la « droite » du parti, dont la ligne de démarcation devait désormais se situer quelque part entre Jospin et Fabius. Cette « alliance objective » – en réalité, une « capitulation objective » à la ligne droitière de Jospin – s’est finalement retournée contre la Gauche Socialiste, qui a été touchée par le discrédit des « Jospinistes ».
Bien qu’ils aient été les complices de la politique du gouvernement Jospin, les dirigeants de la Gauche Socialiste ont tenté de profiter de la crise dans le parti pour renforcer leur position. Dans cette optique, ils ont essayé d’unifier leur courant et celui dirigé par Henri Emmanuelli. Mais cette opération s’est soldée par un fiasco. Aussitôt annoncée l’unification des deux courants dans le courant « Nouveau Monde », l’ancienne Gauche Socialiste s’est scindée en deux. Mélenchon et resté avec Emmanuelli, tandis que Dray a formé, avec Montebourg et Peillon, le courant NPS (Nouveau Parti Socialiste). Par la suite, Dray a été expulsé du NPS, et a finalement intégré l’équipe de François Hollande comme porte-parole du PS. Ces soubresauts rocambolesques, qui reposent essentiellement sur les ambitions personnelles des protagonistes, sont présentés aux militants comme autant d’« options stratégiques ». « Nouveau Monde » et NPS défendent essentiellement la même politique : un réformisme insipide enveloppé dans une terminologie brumeuse empruntée à Attac et aux « altermondialistes ». Dans cette similarité des programmes, Gérard Filoche et les animateurs de la revue Démocratie et Socialisme veulent voir les bases d’une réunification future.
L’éclatement de la gauche du parti est la conséquence de sa politique opportuniste. Au fond, son programme n’était guère différent de celui défendu par Jospin. Ce dernier résumait sa démarche par la phrase : « oui à l’économie de marché, non à la société de marché ». C’est une formule insensée. Les rapports de propriété et le mode d’échange d’une société donnée ne sont pas des abstractions, mais se traduisent concrètement par des rapports entre les hommes, par des rapports sociaux déterminés. C’est une évidence pour quiconque comprend ne serait-ce que l’ABC du socialisme, ce qui n’est manifestement pas le cas de Jospin. La Gauche Socialiste reprenait la même idée à son compte, en revendiquant une « économie sociale de marché ».
La faillite politique et la division de la gauche du parti a laissé une marge de manœuvre inespérée aux « jospinistes sans Jospin ». Hollande, Strauss-Kahn, Fabius et consorts font désormais semblant de tirer les enseignements de la défaite électorale, et s’efforcent de donner une tournure plus radicale à leurs discours. Hollande, par exemple, qui défendait becs et ongles la politique de privatisation menée par Jospin, se découvre aujourd’hui en adversaire des privatisations pilotées par la droite. Ce virage « à gauche » de la droite du parti et le manque de crédibilité des programmes avancés par Nouveau Monde, NPS et Démocratie et Socialisme, ont permis à l’ancienne équipe de Jospin de survivre à la déroute de 2002. Mais ce répit ne sera que temporaire.
L’un des facteurs qui conditionnent la vie interne du PS et qui expliquent la différentiation politique encore limitée des différentes tendances en son sein est celui de sa composition sociale. Les adhérents du PS sont généralement issus des couches sociales intermédiaires. Il y a très peu de syndicalistes actifs, très peu de jeunes et de femmes issus des milieux populaires. Les militants désintéressés sont généralement bien « encadrés » politiquement par les couches superposées de la bureaucratie du parti : députés, sénateurs, élus régionaux et municipaux, fonctionnaires administratifs rattachés à ceux-ci, sans oublier les technocrates, carriéristes et autres éléments dont l’allégeance aux « pontes » du PS est motivée, d’une manière ou d’une autre, par quelque avantage social ou pécuniaire. Ceci est particulièrement vrai des sections parisiennes.
De façon typiquement empirique et impressionniste, les sectes d’extrême gauche constatent une similarité entre la politique du PS et celle de la droite, et en déduisent qu’en toute logique, si l’UMP est un parti de droite, le PS en est un autre. Ce raisonnement est complètement anti-dialectique et faux. Le Parti Socialiste est le premier parti du salariat français. C’est un parti de masse. Une telle idée ne parvient pas à rentrer dans les cerveaux sectaires. Ils pensent qu’il est absurde de caractériser ainsi un parti qui compte si peu de travailleurs en son sein, et pas plus de 250 000 adhérents au total, dont probablement 40 000 militants actifs. Ils ne comprennent pas qu’un parti de masse ne se définit pas par ce que sont, à un moment donné, le nombre de ses effectifs, sa composition sociale, son programme politique, ou encore ses résultats électoraux, mais par la fonction de ce parti dans la lutte des classes et dans l’éveil révolutionnaire des masses en tant que processus historique.
Le Parti Socialiste a émergé historiquement comme l’expression politique du salariat en tant que classe. Ici, on ne parle pas de cette classe sous la forme idéalisée et abstraite telle qu’elle figure dans la tête d’un « révolutionnaire » d’extrême gauche, mais telle qu’elle est réellement. Les travailleurs subissent toutes sortes de pressions, y compris des pressions idéologiques. Marx expliquait déjà qu’à l’exception des périodes historiques exceptionnelles, les idées dominantes, dans la société, sont celles de la classe dirigeante. Le salariat est donc traversé par toutes sortes d’idées, et non seulement des idées réformistes, mais aussi des idées réactionnaires. Le Parti Socialiste tend à reproduire ces idées en son sein. A côté des aspirations progressistes exprimées plus ou moins confusément, on y trouve les préjugés, les doutes et les hésitations des travailleurs. La composition sociale actuelle du parti ne fait qu’accentuer ces traits négatifs et l’ambiance petite bourgeoise qui domine bon nombre des sections, notamment à Paris.
Cependant, pour déterminer la nature du PS, il ne faut pas en faire un « instantané », mais le considérer du point de vue de sa fonction historique dans le processus vivant et dynamique de la lutte des classes. A des moments différents de son histoire, le Parti Socialiste a sombré dans le chauvinisme, dans la défense des intérêts impérialistes – comme pendant la guerre de 1914-1918 ou pendant la Guerre d’Algérie. Mais à d’autres moments, il a été brusquement propulsé vers des positions quasiment révolutionnaires. Les sectaires, qui ont définitivement placé le PS dans la rubrique « partis réactionnaires » de leur classeur, ne comprennent pas cela. Ils vivent dans un monde où tout est bien rangé dans des catégories fixes et immuables. Ils oublient que le Parti Communiste s’est formé à un Congrès de l’ancienne SFIO, en 1920, c’est-à-dire à peine deux ans après la fin du carnage impérialiste que les dirigeants socialistes avaient soutenu et encouragé. De même, lorsqu’au milieu des années 30, la classe ouvrière s’est fortement radicalisée, de puissants courants « centristes » – c’est dire, dans la terminologie marxiste, situés entre le réformisme de gauche et le marxisme – se sont développés dans la SFIO. Un phénomène similaire s’est produit dans la foulée des événements de 1968.
C’est en ce sens que le PS est un parti de masse. Le poids de l’appareil bureaucratique et l’actuelle composition sociale du PS sont la conséquence du fait qu’à ce stade précoce du processus de maturation révolutionnaire, la masse du salariat est encore inerte. Ce qu’il faut comprendre, par contre, c’est que lorsque le mouvement révolutionnaire prendra son essor, le salariat entrant nouvellement dans l’arène politique se tournera massivement vers le Parti Socialiste et tentera de le soumettre aux impératifs de la lutte engagée. La tendance politique qui ne comprend pas cela et qui n’en tient pas compte dans ses orientations stratégiques se condamne d’avance à l’isolement et à l’impuissance lorsque le mouvement révolutionnaire s’engagera.
Nous devons suivre de près les développements dans le PS. Sa défaite aux dernières élections a freiné le processus de différentiation politique au sein du parti. Etant donné le contexte économique actuel, si le PS avait gagné les élections de 2002, Jospin et ses proches auraient mené une politique similaire à celle de Raffarin, ce qui aurait mis l’aile droite du PS dans une situation extrêmement difficile. De ce point de vue, le fait d’être dans l’opposition est une bénédiction pour la droite du parti. A court terme, en l’absence de différences politiques majeures entre les programmes des différents courants du PS, les questions de personnes reprendront le dessus, notamment au sujet de la candidature du parti aux prochaines présidentielles. La pusillanimité des courants se situant à la gauche du parti permettra à l’aile droite de surmonter, du moins partiellement, l’affaiblissement de sa position lors de la défaite de 2002. Malgré la faillite politique de sa direction, le PS bénéficiera, à un certain stade, d’un mouvement de rejet de la droite sur le plan électoral. Aussi est-il probable – dans la mesure où on peut le prévoir à ce stade – qu’il remportera les prochaines élections présidentielles et législatives. Du point de vue de la conscience du salariat en général et du développement d’une opposition sérieuse dans le parti, la perspective la plus favorable est celle d’une victoire du PS aux prochaines élections. Cependant, après cinq ans de gouvernement de droite, une nouvelle défaite du PS provoquerait également une grave crise interne.
8. Le Parti Communiste
Aux élections présidentielles de 2002, le PCF a réalisé le plus mauvais score de toute son histoire. Le départ de Robert Hue et son remplacement par Marie-George Buffet n’ont occasionné aucune modification significative dans la politique du parti. Le texte d’orientation présenté par la direction au 32e Congrès s’efforce de donner l’impression d’une prise de distance par rapport à la politique du parti pendant la période du gouvernement Jospin. Mais le même texte défend un programme qui n’est guère différent de celui défendu par la direction actuelle du PS. Après avoir présenté leur soutien aux privatisations réalisées par le gouvernement Jospin comme une preuve tangible de leur « modernité », les dirigeants du parti dénoncent désormais les privatisations menées par la droite, sans pour autant en réclamer la re-nationalisation. Leur programme ne va pas plus loin que l’impossible « économie de marché à dominante sociale » chère à Robert Hue. L’équipe dirigeante prétend qu’au moyen de petits bricolages – taxes sur les profits, taxes sur les opérations financières, ristournes et avantages pour les employeurs qui embauchent et forment – il serait possible de « dépasser » graduellement le système capitaliste.
Dans le domaine de la politique étrangère du parti, il n’y a pas la moindre trace de l’internationalisme révolutionnaire de Lénine. En Irak, par exemple, la direction du parti soutient le gouvernement intérimaire fantoche mis en place par les forces d’occupation. Elle voit dans l’ONU – c’est-à-dire dans les efforts coalisés des puissances impérialistes les plus rapaces – une force éminemment progressiste et réclame l’envoi des troupes de l’ONU en Irak, en Palestine, en Tchétchénie, en Côte d’Ivoire et ailleurs pour « protéger les populations ».
La raison fondamentale du déclin électoral du PCF réside dans l’incapacité de sa direction de présenter une alternative sérieuse à la politique du Parti Socialiste. Lorsqu’un grand parti réformiste coexiste avec un petit parti réformiste, c’est le grand qui l’emporte. Tant qu’il n’y aura pas de changement radical dans le programme du PCF, il ne pourra pas rattraper le PS sur le plan électoral.
En 1981, le PCF a participé au gouvernement de Pierre Mauroy. Ce gouvernement a réalisé une série de réformes sociales positives et un certain nombre de nationalisations dans les secteurs bancaires et industriels. Cependant, l’essentiel du pouvoir économique a été laissé aux capitalistes. Face à l’opposition implacable du patronat – la fuite des capitaux, la « grève des investissements », les licenciements massifs et d’autres formes de sabotage économique et politique – le gouvernement Mauroy a battu en retraite, annonçant une « pause » dans les réformes à partir du printemps 1982. En 1983, le « Plan Delors » a été adopté. Il s’agissait d’une politique de blocage des salaires, de restrictions budgétaires et de démantèlement industriel de grande envergure. Cette volte-face était inévitable, étant donné le caractère limité du « programme commun ». Ce programme prévoyait la nationalisation de onze grands groupes capitalistes. La direction du PCF en avait réclamé quinze. Or, à l’époque, il aurait fallu prendre le contrôle d’environ 220 groupes pour mettre fin à la domination du secteur capitaliste. La « pause » de 1982 et le Plan Delors – dont le démantèlement des bassins industriels dans le Nord et l’Est de la France – ont été acceptés par la direction du PCF au nom de la « solidarité gouvernementale », et ce jusqu’au remplacement de Mauroy par Fabius en juillet 1984.
Par la suite, et jusqu’au milieu des années 90, la direction du parti, autour de Georges Marchais, a cherché à faire oublier son propre comportement sous Mauroy en martelant sans cesse sur le thème de la « trahison » des socialistes. C’était parce que la direction du PCF avait commis l’erreur de « faire confiance » aux socialistes, qui n’ont pas « tenu parole », que le PCF reculait électoralement. Ceci transférait sur le plan moral – « la parole donnée mais non respectée », etc. – un problème d’ordre strictement politique. Le fait est que la politique réformiste que le PS et le PCF avaient tenté de mettre en œuvre était inapplicable. Il s’agissait d’une politique de type keynésienne, ou de « relance par la consommation » de l’économie capitaliste, dans laquelle un secteur public agrandi devait jouer le rôle de « moteur ».
Cependant, les capitalistes ne pouvaient en aucun cas accepter sans réagir les nationalisations, l’augmentation des salaires, la cinquième semaine de congés payés, la semaine de 39 heures (annoncée comme la première de cinq réductions annuelles pour atteindre 35 heures par semaine sans perte de salaire), l’amélioration des droits syndicaux et toutes les autres mesures appliquées dans les premiers mois du gouvernement Mauroy. Inévitablement, il y eut une contre-attaque patronale, et la seule façon de la contrecarrer eut été de briser définitivement l’emprise des capitalistes sur l’économie. Mais ceci n’était nullement dans les intentions ni de Mitterrand, ni de Mauroy, ni de Marchais. Par conséquent, ils n’avaient pas d’autre choix que de capituler devant la contre-offensive capitaliste. Comme le disait Trotsky, « la trahison est inhérente au réformisme ».
La lancée « anti-socialiste » du discours de la direction du PCF n’a pas empêché la poursuite de son déclin électoral et structurel tout au long des années 1984-1995. Il y a là une leçon importante pour aujourd’hui. Le problème de fond est celui du programme du parti. Entre 1984 et 1995, la direction du PCF a défendu un programme keynésien : défense du secteur public et « investissements publics » pour relancer la demande et stimuler la production. Autrement dit, elle défendait précisément le type de programme qui avait fait faillite en 1981-1982. L’électorat qui avait massivement soutenu la gauche en 1981 n’y croyait plus. Incapable de tirer les leçons de l’échec du keynésianisme, Marchais a radoté longuement et sur le même registre jusqu’à son départ. Le seul changement perceptible dans la politique du parti par rapport à la période précédente fut l’injection d’une forte dose de nationalisme. Il fallait « protéger des emplois français », favoriser les « productions franco-françaises » et fermer les usines françaises à l’étranger – notamment celles de Renault en Espagne – pour « rapatrier les emplois ».
Un nouveau volte-face est intervenu lors de l’arrivée aux commandes de Robert Hue. Se rendant compte que la tentative de se refaire une santé en « cassant du socialiste » ne pouvait pas réussir, et face à la perspective d’un retour de la gauche au pouvoir, la direction a une fois de plus cherché un rapprochement avec la direction du PS. L’affirmation de Robert Hue selon laquelle la privatisation, au PCF, n’était plus un « tabou », était destinée à faciliter ce rapprochement. En 1997, le PCF a de nouveau participé au gouvernement. Cependant, cette fois-ci, il ne l’a pas fait sur la base d’un programme comportant des nationalisations, comme en 1981, mais sur la base d’un programme de transfert massif de biens publics au secteur capitaliste.
- Marie George Buffet, premier secrétaire du PCF
Aujourd’hui encore, à l’occasion des élections régionales, la direction du parti cherche à sauver ce qui peut l’être de sa crédibilité en adoptant une posture de gauche par rapport à la direction du PS, mais sans la moindre modification du programme du parti. Plus tard, la direction ressortira la carte de « l’union la plus large possible » pour justifier un nouveau rapprochement avec la direction du PS – comme elle le fait déjà dans différentes régions du pays. Ainsi, les instances dirigeantes naviguent à vue, chavirant d’un expédiant « stratégique » à un autre, alors que le contenu politique de son programme ressemble de plus en plus à celui que défend la direction du PS. Ceci ne peut qu’affaiblir davantage la base militante et électorale du parti. Les soubresauts « stratégiques » incessants et la dilution progressive du programme tend à désorienter et démoraliser les adhérents, qui sombrent souvent dans la passivité et l’indifférence. La question des « alliances » et celle de la participation ou non du PCF au gouvernement a tendance à occulter la question du programme du parti. En Ile-de-France et dans d’autres régions, la direction a joué la carte de l’« identité » du parti pour justifier des listes indépendantes « clairement communistes ». Mais il n’y aucune trace du communisme dans les plate-formes qui sont proposées. C’est un coup de bluff politique pour faire croire à un changement là où il n’y en a pas. Au niveau de la base, les militants communistes qui s’opposent à la conclusion d’un accord avec le PS sont surtout motivés par la conviction que ces accords impliquent des compromis politiques inacceptables. De compromis en compromis, disent-ils, le PCF est en train de perdre son identité politique au point où l’électorat ne discerne plus très bien la différence entre le PCF et le PS. Sur ce point, ils ont raison. Cependant, il ne faut pas trop demander à une stratégie électorale, quelle qu’elle soit. Aussi longtemps que le programme du parti demeurera ce qu’il est, c’est-à-dire vide de toute substance communiste et n’ouvrant aucune perspective révolutionnaire, aucune « stratégie électorale » ne pourra mener à un renforcement significatif du parti. Nous devons expliquer inlassablement aux militants du PCF que la question du programme du parti doit être le point de départ de toute stratégie sérieuse qui vise à renforcer sa position.
L’approche « unitaire », qui consiste à capituler devant la direction du PS afin de faciliter des accords électoraux et gouvernementaux, d’une part, et le sectarisme « anti-socialiste » d’autre part, sont deux chemins sans issue. Il faut expliquer que si les dirigeants devaient de nouveau accepter de retourner sur les bancs ministériels d’un futur gouvernement de gauche pour privatiser et pour gérer le capitalisme, comme ils l’ont fait entre 1997 et 2002, ils plongeraient le parti dans une crise profonde. Mais ce serait également une erreur de s’opposer d’avance à toute participation au gouvernement. Si la direction du PCF avait une politique révolutionnaire sérieuse, elle expliquerait à l’électorat de gauche – y compris aux électeurs et aux adhérents du Parti Socialiste – qu’elle serait disposée à participer au gouvernement aux côtés de ministres socialistes sur la base d’un programme de mesures décisives contre le capitalisme. En s’appuyant sur l’expérience concrète de la dernière période, c’est dire avec faits, chiffres et arguments à l’appui, elle démontrerait que toute nouvelle tentative de gérer l’économie pour le compte des capitalistes, et, dans le même temps, d’améliorer durablement les conditions de vie de la classe ouvrière, se soldera par un nouvel échec, et obligera un futur gouvernement de gauche à mettre sa politique économique et sociale en conformité avec le fonctionnement du capitalisme et la production pour le profit.
Dans le PCF, nous devons revendiquer l’intégration dans le programme du parti de la nationalisation, sous le contrôle démocratique des travailleurs, de toutes les banques sans exception, de toutes les grandes entreprises industrielles et de toutes les grandes chaînes de distribution. Il n’y aura pas besoin de toucher aux petites entreprises, aux cafés et aux boulangeries, mais l’épine dorsale de l’économie nationale doit être arrachée des mains des capitalistes. De cette manière, et seulement de cette manière, un futur gouvernement de gauche pourrait se donner les moyens d’un vaste programme de réforme sociale, dont une réduction importante de la semaine du travail, un emploi garanti pour tous, ainsi que la provision des ressources financières nécessaires à des services sociaux de qualité et accessibles à tous.
Les dirigeants du Parti Socialiste, bien sûr, n’accepteront pas ce programme. Ils répondront que, avec de telles exigences, il vaut mieux que le PCF reste en dehors du gouvernement. Mais dès lors que le gouvernement socialiste se comporterait exactement comme les communistes l’auraient prévu, le PCF gagnerait alors massivement en autorité et en soutien auprès des travailleurs et des jeunes, qui verraient que les communistes avaient vu juste et les avaient prévenus. Cette approche aurait également un effet positif sur les militants de base du Parti Socialiste, créant ainsi des difficultés pour la droite du PS sur tous les fronts.
Malgré son affaiblissement, le PCF compte dans ses rangs des travailleurs qui sont parmi les éléments les plus conscients de la classe ouvrière et les plus dévoués à la cause du socialisme. De nombreux militants ont acquis une certaine connaissance des idées du marxisme, qui est toujours considéré comme la référence idéologique du parti. Le déclin du PCF et le réformisme particulièrement timide que défendent ses dirigeants ont fait fondre l’autorité de ces derniers auprès de la base. La vaste majorité de militants du parti est profondément inquiète quant à son avenir. Les différents groupements oppositionnels qui ont pris forme au cours de la dernière période sont l’une des expressions de ce malaise. Parmi ces groupements, il y en a qui sont dirigés par des nostalgiques du stalinisme. Ils se réclament de Maurice Thorez, de Jacques Duclos, et font l’apologie des anciennes dictatures staliniennes de la RDA, de la Pologne ou de l’Albanie. Leur programme politique – plus ou moins fortement teintés de nationalisme – ressemble de près à celui que défendaient le PCF à l’époque de Georges Marchais. Certains de ces groupements ont déjà quitté le parti ou sont en train de le faire. De tels courants peuvent encore attirer un certain nombre de militants désabusés, mais leur apologie du stalinisme et leur tendance à rompre avec le parti les empêcheront de devenir une force politique significative. Il y a donc un vide politique qui ne peut que favoriser le développement de nos idées marxistes dans les années à venir.
Après de longues années d’un déclin parallèle à celui du parti, la JC a connu une croissance significative de ses effectifs dans la foulée de la défaite de la gauche au premier tour des présidentielles. Cependant, la politique défendue par ses principaux dirigeants n’a ni queue ni tête. Le texte d’orientation présenté au Congrès 2004 de la JC témoigne de l’extrême superficialité des idées politiques de sa direction. Dans son zèle « réformateur », elle a poussé les idées réformistes du parti à l’extrême. Elle reprend, dans une version raccourcie, le programme du parti sur la « sécurité d’emploi et de formation », qui prévoit de « dépasser » le capitalisme à coup de ristournes et incitations financières au profit de la classe capitaliste. Dans le domaine international – et toujours dans la ligne du parti adulte – les auteurs du texte d’orientation prônent ni plus ni moins que la « démocratisation » de l’ONU, de la Banque Européenne, de la Banque Mondiale, de l’OMC et du Fonds Monétaire International. Il paraît que les classes capitalistes, les dictateurs et autres régimes corrompus et sanguinaires du « sud » y sont sous-représentés par rapport aux grandes puissances. Ils ont pourtant, eux aussi, des profits à défendre et des guerres à mener, et devraient peser davantage dans ces honorables institutions !
Les jeunes communistes qui se consacrent à la construction de la JC veulent lutter contre le capitalisme. Beaucoup d’entre eux se considèrent comme des marxistes et comprennent que la lutte contre le capitalisme ne peut se faire sur la base des notions abstraites et farfelues défendues par la direction. C’est pourquoi les idées marxistes que défend La Riposte commencent à gagner du terrain dans la JC. Comme pour le parti adulte, la clé de l’avenir de la JC est dans sa capacité de construire une organisation nombreuse et active sur la base d’un programme révolutionnaire et internationaliste.
La LCR, LO et d’autres organisations sectaires se félicitent de l’affaiblissement du PCF, et se permettent même d’imaginer qu’elles peuvent « l’enterrer » prochainement. Cependant, pour les raisons que nous avons déjà évoquées au sujet du Parti Socialiste, l’avenir leur réserve une grande surprise. Malgré l’effritement de ses effectifs et de sa base électorale, le PCF dispose de réserves sociales colossales, infiniment plus massives et puissantes que les forces sur lesquelles peuvent compter les sectes d’extrême gauche, et ce quels que soient leurs résultats électoraux. Le PCF occupe une place importante dans la conscience collective du salariat, puisqu’il est un produit et un facteur de ses mouvements de masse.
Une révolution se caractérise avant tout par l’intervention soudaine de la masse de la population dans l’arène des affaires politiques, sociales et économiques où se joue son destin. A de tels moments de l’histoire – en France : en 1871, 1919, 1936, 1944-46, 1968 – la classe révolutionnaire ne cherche pas dans l’annuaire téléphonique la secte prétendument « marxiste-léniniste » ou prétendument « trotskiste » la plus proche. Elle se tourne vers les drapeaux les plus visibles, vers ses organisations traditionnelles, qui sont les plus grandes, les plus accessibles et les plus capables d’opposer une résistance conséquente à l’adversaire. En France, aujourd’hui, les structures qui seront saisies, remplies et transformées de fond en comble dans de telles circonstances sont les principales confédérations syndicales, le Parti Socialiste et le Parti Communiste.
Dans un premier temps, le PS grandira peut-être plus vite que le PCF. Mais quoi qu’il en soit, c’est l’issue du conflit des programmes au sein de ces partis et syndicats qui décidera du sort de la révolution. Tout ce qui se passera en dehors d’eux, et notamment dans les cercles et les « forums » de sectaires surexcités, ne comptera pour rien. Comme nous l’écrivions dans un autre article, « le poids des organisations sectaires est une fonction décroissante du degré de mobilisation du salariat et de la jeunesse. Dès lors qu’un mouvement social de grande ampleur se déclenchera, les groupements sectaires, qui se vantent aujourd’hui de leurs scores électoraux et ambitionnent de “contourner” le PS et le PCF, seront réduits au rang de détail imperceptible. Ainsi, les minuscules formes de vie marine qui, à marée basse, grouillent sur les rivages, deviennent invisibles à marée haute. » La portée décisive du travail que nous entreprenons auprès des militants du PCF et de la JC découle directement de cette perspective. Défendre et enraciner les idées et le programme du marxisme dans ces organisations, c’est poser les bases du succès de la prochaine révolution française – la révolution socialiste.
9. L’extrême droite
Le fait que le candidat du Front National ait pu devancer celui du Parti Socialiste au premier tour des présidentielles était un grave avertissement adressé au mouvement socialiste, communiste et syndical. Si les effectifs et les structures du Front National et du MNR demeurent relativement faibles, l’extrême droite a réussi à s’enraciner fortement sur le plan électoral.
L’extrême droite trouve ses soutiens essentiellement parmi les couches les plus pauvres et défavorisées de la population et parmi la fraction la plus réactionnaire des classes moyennes. Les chômeurs, les travailleurs précaires et les habitants des quartiers misérables se sentent écrasés par leur conditions de vie et par tous les problèmes liés à la déchéance sociale qui les entoure : criminalité, violences, trafics de drogue, prostitution, etc. Ils brûlent d’amertume et de colère contre l’indifférence de la « classe politique ». L’hypocrisie, les manières bourgeoises et la corruption des politiciens « socialistes » les écœurent. La propagande du Front National joue habillement sur le sentiment d’impuissance de ces éléments déclassés et « oubliés » de tous. Elle prétend être la voix des « sans voix ». Elle désigne des coupables : les parlementaires, les bureaucrates, les « partis », les étrangers, et se présente hardiment comme le défenseur des gens humbles, honnêtes – les méprisés et opprimés de la « France profonde ». Dans cette population désespérée, qui ne cesse de grandir sous les effets de la crise, le Front National a trouvé de nombreux électeurs. Le Pen profite de l’accumulation des problèmes sociaux, qui persistent et qui s’aggravent, sous la droite comme sous la gauche, depuis de nombreuses années.
La base électorale importante de l’extrême droite est donc l’expression des conséquences désastreuses, sur le plan social, de la crise du capitalisme. Mais elle est aussi la conséquence de la faillite politique des directions réformistes du PS et du PCF. Ce n’est pas par hasard que le Front National a émergé, au cours des années 80, suite à la volte-face du gouvernement Mauroy.
Ce serait une grave erreur que de sous-estimer le danger que représente l’extrême droite. La lutte contre les idées racistes, contre le Front National et le MNR, doit être menée de manière énergique et sur tous les fronts. Cependant, l’approche moralisante et passive des directions socialistes et communistes est totalement inefficace. Leurs discours creux sur le thème des « valeurs républicaines » n’affaibliront en rien l’extrême droite. La « République » qui existe dans les faits – et non dans la version idéalisée et mensongère que présentent les démagogues de la « gauche républicaine » – est pieds et mains liée aux capitalistes. Si les dirigeants de la gauche ne le savent pas, les électeurs du Front National, eux, l’ont très bien compris. Cette République incarne précisément les intérêts de la classe dominante et les privilèges des « élites » corrompues contre lesquels s’insurgent la majorité de ceux qui se sont rangés derrière Le Pen.
Pour détruire l’attrait de démagogues comme Le Pen, il faut surtout s’attaquer à la racine des problèmes sociaux et économiques qui rendent la vie de millions de gens intolérable. Or ceci est impossible sur la base du capitalisme. Voilà ce qui doit être le point de départ de toute lutte sérieuse contre l’extrême droite. Et c’est pourquoi les réformistes sont complètement désarmés face à la montée du Front National. De même, la question du racisme est, au fond, et surtout dans les milieux pauvres, une question de « pain quotidien ». Quand, dans certaines cités, le chômage atteint 40 %, voire 60 %, et quand il n’y a pas de solution en vue pour tous, l’emploi de l’un, c’est la misère de l’autre. C’est sur fond de pénurie généralisée que se développent les jalousies, la rivalité et la haine raciale. Entre 1981 et 2002, la gauche était au pouvoir pendant plus de 15 ans. Ce sont les dirigeants réformistes, par leur refus obstiné d’affronter le capitalisme et par leur disposition à faire le « sale boulot » dans l’intérêt du patronat, qui ont préparé le terrain au développement du Front National.
Alors que le droit de vote pour les travailleurs immigrés figurait dans le programme de la gauche en 1981, rien n’a été fait. Il figurait également, sous une forme plus restreinte, dans le programme de Jospin en 1997. A l’approche des élections municipales, en 2000, Jospin a bafoué cet engagement d’un revers de main. L’extension du droit de vote aux étrangers « ferait le jeu du Front National », disait-il. Deux ans plus tard, le vote des travailleurs immigrés lui aurait évité d’être évincé dès le premier tour face à Le Pen. Il faut croire que les gouvernements de gauche craignent le droit de vote des gens issus de l’immigration bien plus qu’ils ne craignent les capitalistes et le Front National. Il est vrai que si les travailleurs et les jeunes d’origine étrangère votaient, cela pourrait troubler la tranquillité cossue des dirigeants réformistes, qui attachent bien plus d’importance à leur propre carrière qu’au sort des couches les plus exploitées de la population.
En 2002, les dirigeants socialistes et communistes se sont jetés dans les bras de Jacques Chirac au nom de la nécessité de « sauver la République », qui était prétendument menacée par l’extrême droite. Nous devons bien évidement défendre tous les droits démocratiques des travailleurs : le droit de vote, de se syndiquer, de faire grève, etc. Mais la « défense de la République » est un mot d’ordre réactionnaire qui n’a pas sa place dans un programme socialiste ou communiste digne de ce nom. Le mouvement socialiste, communiste et syndical ne doit en aucun cas soutenir un candidat de droite. Les dirigeants de gauche qui expliquent pathétiquement qu’ils « n’avaient pas le choix » ne font qu’exprimer l’horizon étriqué de ce que Lénine appelait le « crétinisme parlementaire ». La position qu’il fallait défendre entre le premier et le deuxième tour des présidentielles, face à deux adversaires redoutables, étaient de dénoncer les desseins réactionnaires des deux candidats et d’appeler à l’organisation d’une action de masse extra-parlementaire, qui aurait pu prendre la forme, pour commencer, d’une grève générale de 24 ou de 48 heures. Mais puisque aucun appel de ce genre n’est venu d’en haut, l’énorme mobilisation de la jeunesse et des travailleurs qui a donné lieu aux manifestations colossales du 1er mai a été détournée vers les urnes au profit de l’ennemi Chirac.
En l’absence d’un appel à l’action contre Chirac et Le Pen, les électeurs de gauche ont suivi à contrecœur les consignes des dirigeants socialistes et communistes. Dans l’esprit des militants de gauche, il s’agissait d’un acte défensif exceptionnel. Le « crétinisme parlementaire », de la part des dirigeants des partis de gauche, n’est évidemment pas accidentel. La perspective qui les faisait trembler était précisément que la percée de Le Pen ne déclenche un mouvement extra-parlementaire massif qui, au cours de son évolution, aurait pu échapper complètement à leur contrôle. Dans ce cas, les précieuses « institutions républicaines » se seraient trouvées suspendues en l’air, comme en mai 1968.
Il arrive souvent que des révolutions éclatent sous le fouet de la contre-révolution. La percée de Le Pen ne signifiait nullement l’avènement du fascisme, mais créait au contraire les conditions d’une explosion sociale aux implications révolutionnaires qui auraient pu, au cours de son développement, menacer les fondements de la « république » capitaliste. C’est de ce point de vue qu’il faut comprendre le contenu de classe du « républicanisme » des réformistes. Au lieu de tirer une ligne de démarcation entre le « camp républicain » et le Front National, il fallait la tirer entre la gauche et tous les partis de droite. L’idée de voter massivement en faveur de Chirac pour réduire au minimum le poids électoral du Front national était des plus farfelues. Le résultat du vote écrasant en faveur de Chirac n’a fait que réduire l’expression des voix pour Le Pen en pourcentage. Par ailleurs, le fait de voir la gauche en alliance avec la droite contre le Front National, loin d’affaiblir ce dernier, ne pouvait que le renforcer. Le Front National a construit toute son idéologie sur l’idée qu’il n’y avait aucune différence tangible entre la droite et la gauche, et voilà qu’on en apporte une preuve !
Notons au passage que les dernières élections présidentielles ont apporté en prime une nouvelle illustration de l’insoutenable légèreté de la LCR. Avant le premier tour, son candidat Besancenot avait hurlé de toutes les tribunes son refus catégorique de soutenir le « moindre mal » Jospin contre Chirac, sous prétexte que Jospin était « la même chose que la droite ». Par contre, au deuxième tour, la LCR, elle aussi contaminée par la fièvre « républicaine », a trouvé le moyen de mener campagne pour un autre « moindre mal » du nom de JacquesChirac !
Pour mieux cimenter cette union sacrée, des politiciens de droite comme de gauche – et d’extrême gauche – ont invoqué le danger imminent d’un « régime fasciste ». Cependant, le Front National n’est pas un parti fasciste et son programme n’est pas celui du fascisme. Les sectes d’extrême gauche s’énervent quand ils entendent cette affirmation, s’imaginant qu’elle traduit une attitude complaisante au sujet du FN. Il n’en est rien. Le programme réactionnaire et raciste du Front National représente un danger réel qu’il faut combattre énergiquement. Cependant, le marxisme est une science, et comme dans n’importe quelle autre science, la désignation des phénomènes qu’elle analyse nécessite une terminologie précise.
Le terme « fasciste » n’est pas une insulte à jeter au visage de n’importe quel mouvement réactionnaire. Le fascisme, c’est le programme de la guerre civile contre-révolutionnaire, qui vise à écraser complètement les organisations du salariat et à abolir tous ses droits et moyens d’action. Pour accomplir une destruction aussi complète des organisations des travailleurs, la seule répression policière et militaire est insuffisante. Historiquement, le fascisme s’est concrétisé par la mobilisation armée et massive des couches intermédiaires de la population, alliées aux sections de la population urbaine les plus déclassées et démoralisées, ainsi, bien sûr, qu’aux forces armées et aux instruments de répression de l’État. Le Front National est autre chose. Il s’agit d’un parti capitaliste se situant sur la droite de l’UMP, avec un programme encore plus réactionnaire que ce dernier, et qui utilise le racisme, d’une manière encore plus flagrante que l’UMP, comme moyen de semer la division parmi les salariés et de détourner leur attention des vrais responsables des problèmes sociaux et économiques. Le programme du Front National est celui d’une offensive majeure contre les acquis du salariat et d’un renforcement des pouvoirs arbitraires de l’Etat, au détriment des diverses sauvegardes et contre-pouvoirs qui caractérisent généralement un régime capitaliste « démocratique ».
Le FN n’est guère différent, par exemple, des courants de droite que représentent des gens comme Pasqua, de Villiers, ou de Heider en Autriche. Il n’y a pas si longtemps, lorsque le FPÖ de Heider est arrivé au pouvoir, la LCR et d’autres groupes d’extrême gauche y voyaient l’avènement du fascisme. Heider est certes un individu particulièrement odieux, un réactionnaire et un raciste, comme Le Pen. Mais il serait absurde de prétendre que, du temps de la présence de Heider dans le gouvernement, le fascisme régnait en Autriche ! Il s’agit, dans tous ces cas, non pas de mouvements fascistes, mais de mouvements qui tendent vers le bonapartisme parlementaire. Ce n’est pas faire une fleur au FN que de dire ceci. Mais, par contre, le qualifier de « fasciste », c’est faire une fleur au fascisme authentique que représentaient les organisations de Hitler, Mussolini, Franco, ou, en France, de Doriot et consorts.
Il n’empêche qu’avec l’aggravation de la crise, le Front National et le MNR pourraient chercher à s’orienter davantage vers des actions « coup de poings » dirigés contre des syndicalistes, des militants de gauche, ou vers des agressions racistes. On pourrait voir l’émergence de mouvements d’extrême droite beaucoup plus structurés et agressifs, regroupant des briseurs de grève et autres « hommes de main » semblables à l’ancien Service d’Action Civique. Dans les années 70 et 80, la CSL, un syndicat « jaune », était le fruit d’une collaboration entre l’extrême droite et le patronat de l’industrie de l’automobile. Des organisations similaires pourraient bien refaire surface dans les années à venir.
L’implantation et le poids électoral de l’extrême droite sont un symptôme de la profonde crise économique et sociale qui s’aggrave en France. Ceci dit, l’heure n’est pas au fascisme, mais au contraire à des luttes de grande envergure de la part du salariat qui, à la différence des années 30, constitue désormais l’écrasante majorité de la population active. Du fait de plusieurs décennies de développement des moyens de production, le salariat concentre entre ses mains un pouvoir économique énorme. Sous l’impact de la crise du capitalisme, ce salariat puissant sera tôt ou tard propulsé massivement dans l’action, comme il l’était en 1936 ou en 1968, mais désormais dans des circonstances nationales et internationales beaucoup plus favorables. Dès lors, aucune force sociale ne pourra l’arrêter. Sa seule véritable faiblesse, celle qui pourrait le priver d’une victoire décisive, se trouve à l’intérieur de ses propres organisations. Pour préparer le mouvement syndical, socialiste et communiste aux grands événements qui l’attendent, ses éléments les plus conscients et déterminés doivent sérieusement affronter la question cruciale de son programme et de sa direction.
10. Conclusion
Les perspectives qui se dessinent pour la France s’inscrivent dans un contexte mondial de crises, d’aggravation des tensions internationales et de guerres. Dans le cadre général du déclin du capitalisme européen, il y a le déclin particulier du capitalisme français. Il se trouve sur la défensive face à ses rivaux, dont notamment – mais pas exclusivement – les Etats-Unis et l’Allemagne. Conjugué à la stagnation de l’économie nationale, l’affaiblissement de la position mondiale de l’impérialisme français rend encore plus inévitable et encore plus virulente l’offensive que doit mener la classe capitaliste contre les conquêtes sociales antérieures du mouvement ouvrier. Ces conquêtes sociales sont devenues absolument incompatibles avec les intérêts du capitalisme français. Mais elles ne peuvent être détruites sans provoquer une série de confrontations majeures avec le mouvement ouvrier, au cours desquelles ce dernier redécouvrira ses grandes traditions révolutionnaires. La France se dirige inéluctablement vers une nouvelle époque révolutionnaire. La gravité de la crise du capitalisme est telle que toutes les autres issues lui sont bloquées. Si la classe ouvrière parvient à se doter d’un programme et des dirigeants capables de donner une expression claire aux tâches essentielles de la prochaine révolution, celle-ci aboutira au transfert du pouvoir économique et gouvernemental à cette classe sociale, c’est-à-dire au socialisme.
Notre optimisme n’est pas le fruit d’une quelconque « foi » ou « croyance ». Au contraire, il repose sur l’étude des réalités économiques, sociales et politiques de notre époque, en France et dans le monde. Naturellement, les réformistes balayent dédaigneusement notre « utopisme » d’un revers de main. Mais les vrais utopistes sont ceux qui – à la manière des réformistes, justement – considèrent qu’il est possible de régler les problèmes écrasants qui frappent l’humanité dans le cadre du système qui en est la cause.
On a tendance à considérer les idées dominantes d’une société donnée comme étant constantes et figées. La « nature humaine », entend-on parfois, incite les gens à la passivité, à l’indifférence, à l’égoïsme, et ainsi de suite. Mais en réalité, la conscience humaine en général – et la conscience des classes exploitées en particulier – est une réalité extrêmement mobile. Dans certaines circonstances, elle peut changer brusquement et radicalement. Elle évolue en effet suivant un processus dialectique, au cours duquel l’accumulation de changements mineurs et largement imperceptibles aboutit, à un moment donné, à des bouleversements soudains et explosifs.
Sur les grandes manifestations qui ont jalonné l’histoire récente de la France, les jeunes étaient massivement représentés. Ils y côtoyaient une masse importante de travailleurs dont beaucoup se lançaient également dans lutte pour la première fois de leur vie. A l’inexpérience de ces nouveaux détachements correspondent inévitablement une certaine naïveté et une sous-estimation des difficultés. La popularité de mots d’ordre tels que « le monde n’est pas une marchandise » – qui n’explique rien, ne répond à rien et, en définitive, ne veut rien dire – est l’expression d’une conscience politique encore confuse et imprécise. Cependant, dans le feu de prochaines confrontations majeures entre les classes, toutes les tendances, toutes les idées et tous les dirigeants seront scrutés de plus près et soumis à de rudes épreuves. L’histoire s’accélérera. Ce qui ne sera plus en phase avec les impératifs de la lutte sera mis de côté.
La pression sans relâche qui s’exerce actuellement sur les travailleurs est en train de provoquer de profondes modifications dans la psychologie du salariat. Bien sûr, on ne trouvera pratiquement aucune trace de ces changements dans les reportages télévisés ou dans les journaux des capitalistes. Mais ils ne s’en opèrent pas moins. L’époque des compromis mutuellement bénéfiques est terminée. Les choses ne sont plus comme avant, et la nouvelle réalité ébranle les points fixes dans la conscience de chacun. L’humeur plus combative et plus déterminée des travailleurs se fait de plus en plus sentir dans leurs organisations syndicales et politiques traditionnelles, et ceci impliquera, pour elles aussi, toute une série de conflits et de bouleversements internes. Etant donnés les intérêts particuliers de ceux qui occupent encore les positions dirigeantes des organisations traditionnelles du salariat, celles-ci passeront inévitablement par une période de crises internes. L’avènement du socialisme n’intéresse pas la grande majorité des députés, des sénateurs, des « ministrables » et « présidentiables », ni d’ailleurs la plupart des dirigeants confédéraux du mouvement syndical, pour qui la lutte des travailleurs ne fait que déranger la bonne entente des « partenaires sociaux ».
Il est de bon ton, dans les échelons supérieurs du Parti socialiste, du Parti Communiste, et des confédérations syndicales, de tourner en dérision l’idée de « grand soir ». Cette expression est le titre d’un chapitre du livre remarquable de John Reed sur la révolution russe, Dix jours qui ébranlèrent le monde. La révolution russe était un processus de luttes titanesques, ponctuées par des revers et des défaites, et ponctuées aussi par des moments critiques – des « grands soirs », pour ainsi dire. Le livre de Reed ne traite que des événements d’octobre 1917, mais la révolution russe, considérée dans toute son étendue, s’est étalée de 1902-03 jusqu’au début des années 1920, en passant par de nombreux paroxysmes historiques, comme les soulèvements de 1905, de février 1917 et d’octobre 1917. La révolution française s’est déroulée sur une durée comparable, et fut marquée, elle aussi, par de nombreux « grands soirs ». La révolution qui se prépare en France obéira inévitablement à cette même loi historique. Elle sera un processus qui, à un moment donné, aura immanquablement besoin d’accomplir un acte de rupture définitive avec l’ordre capitaliste.
Au XIXe siècle, Karl Marx disait que la France était un pays où la lutte des classes était « toujours menée à son terme ». Il voulait dire par là que, du fait du poids encore très important de la paysannerie française, la classe ouvrière devait très rapidement rallier cette classe sous sa bannière et infliger une défaite décisive à la classe capitaliste, sans quoi cette dernière, en s’appuyant sur l’inertie conservatrice de la paysannerie et de la petite bourgeoisie urbaine, écraserait le mouvement révolutionnaire dans le sang. La révolution qui a éclaté en février 1848 s’est ainsi soldée par le massacre des ouvriers parisiens, au mois de juin de la même année. Plus tard, le processus révolutionnaire qui a démarré en septembre 1870 et qui a abouti, le 18 mars 1871, à la prise du pouvoir par la classe ouvrière de Paris, est resté isolé. Dix semaines plus tard, la révolution parisienne a été sauvagement écrasée. Même dans les années 30, la moitié de la population vivait en milieu rural, et il n’a fallu que deux ans pour que la situation révolutionnaire de 1936 cède la place la contre-révolution, laquelle déboucha finalement, en 1940, sur le régime pétainiste.
Cependant, à notre époque, le rapport de force entre les classes est considérablement plus favorable au salariat, qui constitue 86 % de la population active. Les habitants des zones que l’on pourrait encore qualifier de rurales ne représentent plus que 6 % de la population totale. Sur ces 6 %, la proportion des personnes exerçant une activité salariée s’élève à 84 %. Déjà, en 1968, l’essoufflement de la révolution n’a pas permis à la classe dirigeante de mener une offensive contre-révolutionnaire comparable à celle qui a eu lieu vers la fin des années 30. A notre époque, le processus révolutionnaire fournira aux travailleurs non pas une mais toute une série d’occasions de renverser le capitalisme, sans que les défenseurs du système n’aient la possibilité de leur infliger une défaite décisive. Autrement dit, les travailleurs et les jeunes qui apprendront et gagneront en expérience au fil des luttes disposeront d’une marge de temps que le contexte de l’époque a refusé aux insurgés de 1848 et aux Communards de 1871.
Les perspectives élaborées dans ce document sont non seulement une analyse, mais également un appel à l’engagement et à l’action. Qu’ils soient syndicalistes, jeunes communistes, militants du PCF, du PS ou non encore organisés, les jeunes et les travailleurs qui aspirent à jouer un rôle constructif dans les grands événements qui nous attendent et qui sont d’accord avec les idées ici développées ont intérêt à s’unir et se concerter. Il est urgent de renforcer les idées du socialisme authentique dans le mouvement ouvrier, afin de l’armer d’une alternative sérieuse au système capitaliste.
Les questions que nous avons traitées ici sont les questions fondamentales de la prochaine révolution. Le capitalisme a fait son temps et doit être renversé. La France, l’Europe et le monde entier ont besoin du socialisme pour sortir la société humaine de « l’horreur sans fin » du capitalisme. En plaçant l’outil productif sous le contrôle démocratique de tous les travailleurs, le socialisme mettra la technologie et les formidables moyens de produire les richesses au service du bien commun. Sciences, arts et gouvernement ne seront plus le domaine réservé d’une minorité privilégiée. La société nouvelle issue de la révolution renverra définitivement au passé toutes les étapes successives au cours desquelles la société humaine était divisées en classes sociales, en possédants et non possédants, en maîtres et esclaves, en armés et désarmés. Elle mettra fin à l’exploitation de l’homme par l’homme et à son cortège affreux de violences et d’oppressions. Ce n’est qu’alors que l’humanité sera véritablement libre, et qu’elle pourra construire, en conséquence, un monde véritablement digne d’elle.
Greg Oxley