Cet article a été écrit le 24 novembre 2003, au lendemain du renversement de Chevardnadze.
Les événements spectaculaires de Tbilissi marquent un virage brutal dans la situation du Caucase. Samedi [22 novembre], les partisans de l’opposition ont envahi le parlement et en ont pris le contrôle, forçant le Président Edouard Chevardnadze à s’enfuir, alors que des milliers de manifestants demandaient sa démission. Le dirigeant de l’opposition, Mikhaïl Saakashvili, a conduit les centaines de ses partisans qui se sont ouvert un chemin dans la chambre, renversant chaises et tables, et se battant avec les membres du parlement.
Chevardnadze, qui était ministre des affaires étrangères de l’URSS sous Mikhaïl Gorbatchev, dirigeait l’ex-république soviétique depuis 1992. Mais à l’instar de la plupart des anciennes Républiques soviétiques, ce pays n’a cessé d’être en crise. Il a glissé vers sa plus grosse crise politique depuis des années à la suite des élections parlementaires du 2 novembre, dont les résultats officiels attribuaient la victoire au parti pro-Chevardnadze. Les protestations de l’opposition et de nombreux observateurs étrangers ont été étouffées.
D’après les résultats définitifs de ces élections, le bloc pro-Chevardnadze, « Pour une Nouvelle Géorgie », a fini en tête avec 21.3% des voix. Le Parti du Renouveau, qui a été parfois critique à l’égard du gouvernement, mais qui affronte la crise actuelle aux côtés de Chevardnadze, a fini second, avec 18.8% des voix. Le Mouvement National de Saakashvili est arrivé juste derrière, en troisième position, avec 18% des votes, cependant que les Démocrates, alliés à Saakashvili, en ont obtenu 8.8%. Enfin, le Parti travailliste a recueilli 12% des voix.
Vendredi [21 novembre 2003], le Département d’Etat américain a demandé au gouvernement géorgien de conduire une investigation indépendante sur ces résultats. Le porte-parole du Département d’Etat, Adam Ereli, a estimé que le résultat du scrutin reposait sur « des fraudes électorales massives » dans plusieurs régions et « ne reflétait pas exactement la volonté du peuple géorgien ».
C’est indubitablement vrai. Le réactionnaire bonapartiste Chevardnadze n’était certainement pas étranger aux votes frauduleux et à toutes sortes de manœuvres crapuleuses. Sous la pression de la rue, Chevardnadze a reconnu qu’il y avait eu quelques problèmes dans les élections. « Entre 8 et 10% des votes étaient invalides » a-t-il admis. Mais il a ajouté qu’il revenait à la cours de régler ce problème. Dans le même temps, il a convoqué un nouveau parlement sous une sécurité renforcée. La police, portant armures et boucliers, a été postée devant les principaux bâtiments du gouvernement.
Cependant, pendant le discours de Chevardnadze, les partisans de l’opposition ont fait irruption dans le parlement. Les chaînes télévisées ont montré des manifestants renversant tables et chaises alors qu’ils montaient vers le podium. Sautant sur l’estrade principale et saisissant le micro, le leader de l’opposition s’est adressé à la foule :
« La révolution des roses a commencé en Georgie, » a dit Saakashvili, sous les applaudissements de la foule. « Nous sommes contre la violence ».
Chevardnadze, âgé de 75 ans, fut escorté hors de la chambre et du bâtiment parlementaire par ses gardes du corps. Saakashvili a fait sortir de la chambre tous les députés pro-gouvernementaux, non sans quelques échauffourées. Il a ensuite invité à la tribune une dirigeante de l’opposition, Nino Burdzhanadze, qui avait été présidente de l’Assemblée dans le parlement précédent.
Avant d’être conduit hors du parlement, sous l’escorte de gardes en tenues « anti-émeute », Chevardnadze a déclaré : « Je ne démissionnerai pas. Je me retirerai à l’expiration du mandat présidentiel, conformément à la constitution ». Son intention était clairement de s’accrocher au pouvoir – par la force si nécessaire. Mais il fut obligé d’abandonner la partie lorsque les forces armées sont passées à l’opposition. Au moment de vérité, le président était un général sans armée. Dimanche, après avoir parlé avec Igor Ivanov, le Ministre russe des Affaires Etrangères, Chevardnadze acceptait de renoncer à son mandat présidentiel de 10 ans.
Cette chute du gouvernement est intervenue au terme de deux semaines de manifestations quotidiennes de la part des partisans de l’opposition. Avant que Chevardnadze n’ouvre le parlement, des dizaines de milliers de sympathisants de l’opposition se rassemblaient Place de la Liberté et dans les rues de la capitale, détruisant une statue à l’effigie de Chevardnadze et placardant des slogans comme « ton siècle est le 20ème. Nous sommes désormais au 21ème ! ». Ils jurèrent de ne pas quitter les rues tant que Chevardnadze ne serait pas destitué. Ces évènements ont été immédiatement qualifiés par les médias occidentaux de « révolution pacifique ». Mais la raison pour laquelle, à ce moment de vérité, le vieux régime s’est écroulé comme un château de carte, c’est que la soi-disant indépendance de la Géorgie sur des bases capitalistes n’a apporté que guerres, misère et chômage. Ce dernier, qui se situe officiellement à 17%, est en réalité bien supérieur. Beaucoup de gens ont fui le pays. Il y a dans le pays un mécontentement général qui a trouvé une expression dans les évènements de ces derniers jours.
Malheureusement, non seulement cette soi-disant « révolution » ne résoudra rien, mais elle ne fera qu’aggraver les souffrances du peuple géorgien. Mikhaïl Saakashvili est un juriste de 35 ans qui a fait ses études en France et aux Etats-Unis. Il est considéré comme un réformateur radical et pro-occidental – autrement dit, c’est un bourgeois contre-révolutionnaire et un agent de l’impérialisme américain. Sa différence avec Chevardnadze relève plus de l’ambition personnelle que d’autre chose. Précédemment à la tête du conseil de Tbilissi, il fut nommé ministre de la justice par Chevardnadze en 2000, mais quitta le gouvernement l’année suivante, pour former le Mouvement National Unifié.
Saakashvili représente une nouvelle génération de politiciens bourgeois : jeunes, ambitieux, pleins d’assurance et impatients d’écarter les anciens dirigeants – plus prudents, tels Chevardnadze – et de prendre leurs places, ainsi que les gros salaires, les avantages et les privilèges qui vont avec. Il y a une vieille tradition bien établie, dans le Caucase, qui veut que les fonctions politiques soient simplement un moyen de se remplir les poches aux frais du contribuable. Bien sûr, on peut dire la même chose de l’Angleterre ou des Etats-Unis, mais ces activités y sont généralement pratiquées avec un minimum de discrétion, alors que dans des pays comme la Géorgie, le pillage du trésor public se pratique ouvertement et au su de tout le monde.
La nouvelle et « indépendante » Géorgie capitaliste combine toutes les caractéristiques les plus répugnantes de l’ancien régime bureaucratique avec les injustices et l’exploitation monstrueuse du capitalisme. Ces crimes sont commis de façon flagrante. Le nouveau régime consacrera les mêmes honorables traditions, à cette différence près que l’étendue du pillage sera bien plus importante du fait du flot inévitable d’hommes d’affaires arrivant par avions de Dallas ou de New York, chargés des mallettes pleines de dollars pour les pots-de-vin, ce qui leur permettra d’obtenir des contrats juteux. Les Géorgiens ordinaires n’en profiteront nullement.
L’actuelle euphorie retombera dès que le peuple géorgien réalisera qu’il a été abusé. Rien de fondamental ne va changer. Le précédent parlement sera remis en place. Les mêmes vieux gangsters, voleurs et escrocs conserveront leur situation. « La continuité » – tel est le principal message des « révolutionnaires ».
« Le pays doit [maintenant] retrouver son rythme de vie normal, » a dit Mme Burdzhanadze, qui a appelé les forces de sécurité à reprendre leur mission.
Le seul changement significatif sera un renforcement de l’orientation pro-occidentale – et en particulier pro-américaine – du régime. Le gouvernement américain a salué le nouveau gouvernement géorgien. Dans un communiqué, le Secrétaire d’Etat américain, Colin Powell, a déclaré vouloir collaborer avec Mme Burdzhanadze « dans ses efforts pour maintenir l’intégrité de la démocratie géorgienne et pour faire respecter la constitution pendant le changement de gouvernement ».
Le communiqué précisait : « Les Etats-Unis et la communauté internationale se tiennent prêts à soutenir le nouveau gouvernement dans la tenue prochaine d’élections parlementaires libres et justes ».
La hâte indécente avec laquelle Washington a soutenu l’opposition indique qu’il y a, dans cette affaire, une face cachée. Depuis la chute de l’URSS, le Caucase a été le centre d’une bataille féroce entre la Russie, les Etats-Unis et la Turquie pour le contrôle de ses importantes ressources pétrolières. Dans cette grande lutte pour le pouvoir, la Géorgie occupe une position clé. Ce petit pays de près de 5 millions d’habitants occupe une situation stratégique entre le sud de la Russie, au bord de la Mer Noire, et le Nord de la Turquie. Un important oléoduc traversant l’ex-République soviétique doit, à partir de 2005, acheminer du pétrole de la Mer Caspienne jusqu’en Turquie.
La Russie reste une puissance clé de la région, et a tenté d’y réduire l’influence américaine. Dans le but d’exercer une pression sur la Géorgie et de maintenir son contrôle sur le pays, Moscou a accusé Tbilissi d’offrir soutien et refuge aux combattants tchétchènes. Pour affaiblir la Géorgie, elle a soutenu des mouvements séparatistes en Abkhazie et en Ossétie. Les rapports entre le Kremlin et Chevardnadze ne sont pas au beau fixe. Ce dernier, en dépit de son passé de bureaucrate du Kremlin et de « Communiste », a adopté une position nationaliste et pro-capitaliste. Le problème, c’est que l’opposition est, dans la mesure du possible, encore plus pro-américaine que Chevardnadze. Par conséquent, si Moscou a reconnu la fraude électorale et appelé à « corriger les erreurs », elle a souligné que cela devait être fait « dans les limites de la loi ». « L’alternative est le chaos », a grogné le ministre russe des affaires étrangères. Et si elle le souhaite, Moscou a entre ses mains de quoi provoquer un énorme chaos dans la région.
C’était là un avertissement adressé aux Américains et à leurs amis géorgiens pour qu’ils ne poussent les choses trop loin. Mais l’avertissement est tombé dans des oreilles de sourds. Avec la destitution du président Chevardnadze, une opposition pro-Américaine et radicale est arrivée au pouvoir à Tbilissi. Cela fait partie d’une poussée générale destinée à augmenter l’influence de Washington dans le Caucase, mais cela aura déclenché des alarmes au Kremlin. Les Russes ne vont pas regarder, les bras ballants, un pays clé de leur frontière sud passer directement dans le camp de l’impérialisme américain.
Ces événements vont indubitablement ouvrir la voie à des conflits plus importants et une plus grande désagrégation de la région. Les Russes vont serrer la vis sur la Géorgie. Les régions dites « indépendantes » et les dirigeants politiques pro-Moscou ne seraient que trop heureux de pouvoir en découdre avec le nouveau pouvoir de la capitale. Puisque aucune partie ne dispose d’un soutient massif, le chaos et la violence prévaudront vraisemblablement, causant à nouveaux des soulèvements, des guerres, des effusions de sang et la misère à travers cette belle mais malheureuse région, et sabotant les plans américains de pomper vers l’ouest le pétrole de la mer Caspienne.
Nino Burdshanadze a donné son premier discours télévisé suite à la destitution d’Edouard Chevardnadze. « Nous avons surmonté la plus grave crise de l’histoire récente de la Georgie sans verser une seule goutte de sang », a-t-elle dit. Mais elle a parlé trop vite. Les intrigues des impérialistes feront couler beaucoup de sang avant que la crise ne soit réglée d’une manière ou d’une autre. Les nouveaux dirigeants jettent déjà des regards inquiets vers la Russie. Déclarant la campagne de désobéissance terminée, Mme Burdshanadze a déclaré que le pays devait travailler à renforcer ses liens avec ses voisins et « le grand Etat de Russie ». Mais des belles paroles n’impressionneront pas le Kremlin. La Russie suivra de très près la politique et la conduite du nouveau gouvernement de Tbilissi, tout en se préparant à resserrer l’étau. Il en résultera de nouvelles guerres, du chaos et une horreur sans fin.
Pour ceux qui le connaissent, le Caucase est comme un paradis sur terre : un climat merveilleux, des paysages d’une beauté extraordinaire, une agriculture riche et de colossales ressources minérales. Les peuples du Caucase, en dépit de toutes leurs différences linguistiques, ethniques et religieuses, partagent une histoire et des traditions communes, ainsi que d’étroites affinités culturelles. Ils font partie des peuples les plus charmants, hospitaliers et généreux du monde. De ce point de vue, ils ont quelque chose en commun avec les peuples des Balkans, dont la région ressemble à nombreux égards au Caucase.
Cependant, ce magnifique jardin et son extraordinaire potentiel de développement et de prospérité ont été réduits à l’état de carcasse fumante, d’horrible champ de bataille où les gens se massacrent pour des frontières artificielles qui n’ont aucune signification réelle. La grande tragédie historique du Caucase, c’est que les peuples qui le composent ont été séparés les uns des autres, cruellement divisés et balkanisés. Cela les a rendu incapables de résister à l’ingérence permanente des grandes puissances, qu’il s’agisse de celles qui les entourent ou du géant transatlantique.
Toutes font désormais la queue pour poser leurs mains cupides sur les richesses de la région. Pour y parvenir, ils sont prêts à la plonger dans le chaos. Derrière chaque faction rivale, nous trouverons l’un ou l’autre des pouvoir étrangers : Américains, Russes, Turcs, Allemands, complotant, incitant au meurtre, soudoyant, corrompant, provoquant guerres et sécessions au nom de « l’autodétermination » – et partout, toujours, répandant misère, chaos et mort. Nous avons là une parfaite reproduction de l’histoire des Balkans d’avant 1914. Et les conséquences pour les peuples caucasiens n’en seront pas moins terribles.
Au fond, le problème est l’absence d’un mouvement indépendant des travailleurs du Caucase. La classe ouvrière s’est laissée entraîner par d’autres classes dans un prétendu combat pour « l’indépendance nationale ». Elle s’est subordonnée aux démagogues nationalistes bourgeois dont le seul but est de planter leur groin dans l’auge du trésor d’Etat et de se vendre, ainsi que leur pays, aux plus offrant des Etats impérialistes. Quelle sorte « d’indépendance nationale » est-ce là ?
Encouragés par l’impérialisme américain, les démagogues nationalistes comme Chevardnadze ont promis aux populations un futur rayonnant de prospérité et de « démocratie », sous un régime capitaliste indépendant. Mais dix ans plus tard, tous ces rêves ne sont plus que ruines fumantes. Pour des millions de personnes, le résultat a été la mort, la destruction et la misère.
Washington et Moscou traitent les Etats caucasiens petits, faibles et divisés comme de simples pions dans un jeu où l’ensemble de la région fait office de gigantesque échiquier. Les Etats-Unis jouent un coup, la Russie réplique, et il en résulte une guerre, un assassinat, une explosion, un coup d’Etat militaire – ou une « révolution pacifique ». Nous attendons maintenant le prochain mouvement de la partie. Nous ne savons pas où et quand Moscou répondra, mais nous savons une chose : les perdants seront les gens ordinaires, les pauvres, les démunis.
Le seul espoir, pour les peuples du Caucase, réside dans une rupture radicale avec le capitalisme et l’impérialisme. Les gangsters capitalistes doivent être expulsés et les biens des impérialistes expropriés ! Peut-être qu’alors le terme « indépendance » pourra acquérir un peu de sens. Mais pour ces petits pays montagneux, aucun progrès ne peut venir de l’érection de barrières artificielles. Les Géorgiens, les Arméniens, les Azéris, les Tchétchènes et tous les autres peuples de la région doivent s’unir dans une fédération socialiste du Caucase, sur les bases d’une égalité, d’une démocratie, d’une fraternité et d’une amitié complètes.
Cela semble-t-il impossible ? Cela a pourtant déjà été accompli, dans le passé. La Révolution bolchevique d’octobre 1917 a donné terres et libertés aux peuples du Caucase. Elle les a unis dans une Fédération Transcaucasienne qui a mis fin à des siècles de conflits et a créé un esprit de fraternité et d’authentique internationalisme ouvrier. Grâce à une économie planifiée, la révolution a sorti les Caucasiens de leur arriération semi-féodale et a ouvert la voie aux développements économiques et culturels. Cela a radicalement transformé la vie des peuples caucasiens et leur a donné un futur.
Il est vrai que, sous Staline et ces successeurs, la plupart de ces progrès ont été détruits. La bannière sans tâche de l’internationalisme léniniste fut remplacée par l’odieux chauvinisme de la Grande Russie, et ceci s’est traduit par l’émergence de bureaucraties nationalistes locales dans les républiques soviétiques. Chevardnadze en est un exemple. Ces bureaucraties locales ont délibérément encouragé les séparatismes et les nationalismes, qui ont abouti à la dislocation de l’URSS.
Ce qui a déjà été fait peut l’être à nouveau. Les gens ordinaires de Géorgie, d’Arménie, d’Azerbaïdjan et des autres nations caucasiennes regrettent l’époque où ils vivaient en paix. S’ils avaient le choix, ils décideraient d’intégrer une fédération libre dans laquelle les ressources du Caucase seraient utilisées pour le bénéfice de tous. Dans les conditions modernes, une fédération socialiste se situerait à un niveau qualitativement supérieur à celle de 1923. Elle ouvrirait la voie à un développement rapide des forces productives, à l’élimination du chômage, de la pauvreté, et à la création des conditions de la prospérité et de l’abondance. Dans de telles conditions, les causes des guerres et des conflits n’existeraient plus. Les vieilles querelles et les haines primitives pourraient enfin se dissiper.
Le vrai potentiel du Caucase ne pourra se réaliser que sur de telles bases. Ce magnifique jardin pourra enfin fleurir. Les hommes et les femmes pourront se dresser de toute leur taille et le Caucase cesser d’être le champ de bataille sanglant où s’affrontent les impérialistes rivaux – et devenir un véritable exemple pour le reste de l’humanité.
Alan Woods