Contrairement à ce que suggère le gouvernement, la journée du 3 juin confirme une nouvelle fois que la jeunesse et les salariés français sont prêts à se battre massivement contre les différentes réformes élaborées par Fillon et son équipe. Les conclusions hâtives qu’inspire au gouvernement la baisse du nombre de gréviste à la RATP, à la SNCF ou ailleurs (par rapport au 13 mai), relèvent davantage de la stratégie de démoralisation que de l’« analyse ». Dans la mesure où des centaines de milliers de salariés se posent tous les jours la question d’entrer dans la grève, de la reconduire ou de la reprendre, la situation comporte nécessairement des fluctuations. Mais le mouvement demeure puissant, tout comme le soutien de l’opinion publique. Par ailleurs, il s’élargit à de nouvelles entreprises du secteur privé, ce qui est une preuve supplémentaire du potentiel de mobilisation.
Ceci dit, il faut aussi regarder les choses en face : si les direction syndicales ne font pas tout ce qui est en leur pouvoir pour élargir la grève à tous les secteurs de l’économie, le mouvement court le risque de s’épuiser. Certes, en jurant qu’il ne touchera pas un cheveu du texte sur les retraites, Fillon tente de décourager les salariés qui luttent ou veulent lutter, et il ne fait pas de doute que cette réforme peut être bloquée par le mouvement social et syndical. Mais l’arrogance de Fillon a une autre base, très concrète : la crise dans laquelle l’économie mondiale est en train de sombrer signifie que les capitalistes français – dont les profits sont menacés – exercent une pression implacable sur le gouvernement pour qu’il aille jusqu’au bout de son attaque. Autrement dit, à la « fermeté » du gouvernement et de la classe capitaliste, nous devons opposer la riposte la plus large et la plus puissante possible.
Aux nombreux appels à la généralisation qu’on entend dans les manifs, Bernard Thibault et les autres répondent par la stratégie dite de « riposte graduée ». En un mot, il s’agit de « monter en puissance » en fonction des réactions du gouvernement aux différentes mobilisations. Immédiatement, une question se pose : quels sont les « paliers » de la montée en puissance ? Et quel en est le rythme ?
Car si cette stratégie consiste à faire durer un mouvement de grève partielle pendant des semaines, l’inconvénient en est évident : les salariés qui entrent dans la grève risquent de croiser des salariés qui, après des semaines de grève, se découragent ou veulent reprendre leur souffle, de sorte que le mouvement tend à stagner et s’user. En outre, en ce qui concerne le rythme, Thibault s’en tient au calendrier du gouvernement, lequel s’étale sur plusieurs semaines. La formule d’une « riposte graduée » veut dire, en fin de compte : « Messieurs les capitalistes, c’est toujours à vous de tirer les premiers ! »
Ceci-dit, dans la réalité, les directions confédérales ont en général été mises devant le fait accompli des grèves, et élaborent a posteriori des stratégies leur permettant de justifier leur inaction. La « riposte graduée » est une expression suffisamment vague pour coller à différents niveaux de mobilisation. Thibault cherche à donner l’impression de diriger un mouvement qui est en fait essentiellement organisé, sur les lieux de travail, par des salariés et des militants syndicaux qui n’ont pas le temps ni les moyens de se consacrer à sa généralisation coordonnée.
Pour justifier son refus d’organiser une grève générale, même de 24 heures, Thibault a trouvé une formule simple : « un grève générale ne se déclenche pas en appuyant sur un bouton ». Nul ne contestera l’évidence. Mais elle risque de laisser sur leur faim les travailleurs qui sont en grève depuis des semaines et qui attendent des directions syndicales qu’elles entraînent au plus vite de nouvelles couches de travailleurs dans le mouvement. S’il suffisait d’appuyer sur un bouton pour déclencher une grève générale, le capitalisme aurait été renversé depuis longtemps. Mais en l’absence d’un tel bouton, les organisations syndicales disposent d’un enracinement social suffisamment large pour essayer de pousser les travailleurs à la lutte. C’est même pour ça qu’elles ont été fondées. La question se ramène dès lors au potentiel de mobilisation, à la volonté des travailleurs de se battre.
Il ne s’agit pas, à ce stade, d’en appeler à une grève générale illimitée, comme le font les organisations d’« extrême gauche », dont « la révolution pour demain matin ! » est le mot d’ordre préféré. Dans leur enthousiasme, ces organisations glissent toujours sur le même petit détail : la réalité. Par contre, une grève générale de 24 heures de tous les salariés – qui sont tous concernés par les projets de réforme – permettrait d’élargir considérablement le front de lutte, renforcerait le moral des travailleurs en grève depuis longtemps, et ne manquerait pas d’entraîner de nouvelles couches de salariés dans le mouvement de grève illimitée. Voilà le type de « montée en puissance » qui conviendrait à la réalité de la situation.
Cette grève de 24 heures serait-elle un succès ? On ne peut jamais l’affirmer avec une certitude absolue : en la matière, les boules de cristal font autant défaut que les boutons déclencheurs de grève. Mais tout l’indique – et non seulement les récentes mobilisations en France, mais tout le contexte international. L’exemple des puissantes grèves générales en Italie, en Espagne, en Autriche et dans d’autres pays européens, viennent renforcer le diagnostic : après des années de privation et de recul, les salariés accueillent les nouvelles contre-réformes en tirant la sonnette d’alarme. Une période de lutte majeure vient de s’ouvrir, en France et à l’échelle internationale.
A la recherche des négociations perdues
En 2002, Chirac a fait campagne – suivi de près, il est vrai, par Jospin – sur sa réforme des retraites. Ce projet était alors plus vague qu’aujourd’hui, mais il en conserve exactement la logique : diminution des pensions et/ou augmentation du temps de travail. Voilà qui aurait normalement dû être clair, d’entrée de jeu, pour un secrétaire général de la CGT. Mais non : dès la formation du gouvernement Raffarin, Thibault nous a fait part de sa généreuse bienveillance à l’égard de la nouvelle équipe de droite : « on verra », nous disait-il en substance.
On a vu. Mais fort des promesses gouvernementales en matière de négociation et de communication, les dirigeants syndicaux se sont immédiatement posés en « négociateurs ». Dès l’arrivée au gouvernement de la clique chiraquienne, Chérèque, Thibault et Blondel, qui ne pouvaient faire semblant d’ignorer la régression sociale que contenaient les projets du gouvernement, ont « exigé » des négociations – notamment en organisant, ici et là, de grandes manifestations nationales. Quelle a alors été l’attitude du gouvernement ? Remettre à plus tard les discussions officielles avec les syndicats tout en continuant de mener une bataille acharnée, notamment dans les grands médias, pour populariser leur réforme. Bien sûr, cela a déclanché un tollé du côté des directions syndicales, qui, avec le temps, ont donné de plus en plus de voix pour réclamer des négociations.
La valeur de cette stratégie peut se mesurer à la durée des sacro-saintes négociations : 24 heures, c’est-à-dire le temps qu’il a fallu au gouvernement pour « négocier » la trahison du mouvement avec les dirigeants de la CFDT. A présent, Fillon et Raffarin proclament que la « phase » des négociations est terminée.
Que penser, dès lors, des promesses gouvernementales en matière de négociation ? Simplement qu’il s’agit d’une manœuvre destinée à retarder la mobilisation et à fournir un prétexte aux directions syndicales pour ne rien faire. Ce scénario était particulièrement flagrant dans le cas de la CFDT. Chérèque – qui, des mois durant, a poussé les plus vibrants appels aux négociations – était tellement prêt à capituler qu’il a été pris de panique devant l’ampleur des mobilisations du 13 mai, si bien qu’il a signé plus vite que prévu. Drôle de logique syndicale : plus grande est la mobilisation, plus vite on signe des miettes de concessions !
A présent, qu’est-ce que les directions syndicales demandent au gouvernement ? On vous le donne en mille : des négociations. Pour négocier quoi, face à un gouvernement qui dit et qui répète qu’il ne changera rien ? « Cela dépend des mobilisations », nous répondent-elles. Mais qu’est-ce qui est fait pour mobiliser ? On connaît la réponse : une « riposte graduelle »… en fonction des réponses du gouvernement aux mobilisations. La boucle est bouclée : l’appel à négocier sert essentiellement à couvrir les silences et l’inactivité des directions syndicales.
Négocier n’est bien sûr pas un problème en soi, et fait partie de la réalité des luttes. Mais la négociation, par delà les talents individuels des négociateurs, avalise normalement un rapport de force entre les deux parties en lutte. En l’occurrence, plus la grève se développe, et plus la CGT arrive en force pour négocier. La première condition de toute négociation, c’est donc de mobiliser au maximum.
Mais par ailleurs, dans le cas précis, que faudrait-il négocier ? Une réforme qui aille dans le même sens mais de façon moins douloureuse ? Ce n’est pas ce qu’on entend dans les cortèges CGT, qui souvent réclament 37,5 annuités pour tous, soit un mieux par rapport à la situation actuelle. L’ambiguïté est flagrante lorsque Thibault déclare vouloir négocier une « meilleure réforme », sans préciser si ce sera pour obtenir mieux ou moins bien que la situation actuelle. Le mot d’ordre : « pour une autre réforme », laisse sous silence une question fondamentale, qui dans la conscience de la masse des travailleurs prime sur tout « système de financement alternatif » : y aura-t-il ou non régression ? Sur ce point, nous devrions être sans ambiguïté : il faut s’opposer ouvertement à toute régression.
Quel programme politique contre la droite ?
Ce qu’il faut, c’est d’abord la pleine puissance d’une riposte syndicale contre l’agression du gouvernement. Mais il faut aussi, d’urgence, que le mouvement socialiste et communiste se concentre à nouveau sur la question de son programme, c’est-à-dire sur l’alternative politique aux projets rétrogrades du gouvernement Raffarin et de la classe dont ce dernier s’efforce avec acharnement de défendre les intérêts.
Sous la pression du mouvement, les directions nationales du PS et du PC ont ressorti leur calculette et nous présentent des « réformes alternatives » à celle proposée par Fillon. Quelques points de CSG par ci, un nouvel impôt patronal par là – et tout rentre dans l’ordre. Les choses n’étaient pas été aussi claires à la veille des élections de 2002, Jospin ayant même approuvé publiquement le principe de 42 annuités de cotisation. Enfin, admettons qu’une cure d’opposition ait vraiment redonné le sens des luttes aux dirigeants de la gauche. Il faut cependant être clair : ce ne sont pas quelques trouvailles techniques dans le labyrinthe de la fiscalité qui feront l’affaire.
La lutte des salariés contre la classe dirigeante doit reposer sur programme politique à la hauteur de la situation. Mai 68 est là pour nous le rappeler : aucune lutte, même exceptionnellement puissante, ne peut déboucher sur une victoire définitive tant qu’elle n’appuie pas le programme d’une rupture révolutionnaire avec l’ordre social et économique du capitalisme. Cette rupture signifie avant tout l’expropriation et la socialisation des principaux leviers de notre économie – banques, industrie, distribution et services -, lesquels sont aussi les principaux leviers de la classe dominante.
Sans cesser de lutter contre les attaques de la droite et pour la défense du niveau de vie de la jeunesse et des salariés, le mouvement communiste et socialiste doit mener un travail d’explication incessant pour convaincre le plus grand nombre de travailleurs de la nécessité de se saisir des rênes de l’économie. Une fois que nous auront arrachées les immenses ressources productives des mains de la classe de privilégiés qui en usent et abusent, nous pourrons les utiliser et les développer dans le cadre d’une planification rationnelle qui se fixera comme objectif, non plus la réalisation du meilleur profit, mais la satisfaction des besoins de la masse de la population.
La Rédaction