Le nouveau visage de la guerre
Il y a tout juste cent ans, Kropotkine écrivait que
la guerre était la « condition normale » de l’Europe. Et pourtant,
pendant une longue période — près d’un demi-siècle — la réalité
a semblé démentir cette désolante perspective. Dans la foulée de la
deuxième guerre mondiale, le capitalisme mondial a connu une période
de forte croissance économique. Cette croissance, conjuguée avec le
partage du monde entre l’impérialisme américain et l’URSS,
constituait la base objective d’une relative stabilité des relations
entre les classes et entre les États nationaux. La soi-disant « paix »
des cinquante années qui ont suivi la deuxième guerre mondiale s’explique
par l’équilibre de la terreur entre la puissance du stalinisme
russe d’une part, et celle de l’impérialisme américain de
l’autre. C’est cette lutte entre deux systèmes sociaux mutuellement
antagoniques que l’on appela « guerre froide ». Aujourd’hui,
cet équilibre a été renversé.
Les deux camps avaient divisé le monde le monde entier
en blocs et en zones d’influences apparemment immuables. A l’époque,
l’agression contre la Yougoslavie ou le bombardement de l’Irak
auraient été hors de question. De tels événements auraient signifié
une guerre entre l’Union Soviétique et les États-Unis. Or, une
telle guerre était précisément impossible pendant un demi-siècle,
pour des raisons anticipées par Friedrich Engels il y a plus de cent
ans. En effet, vers la fin de sa vie, Engels avait postulé que les
moyens de destruction accumulés par les puissances européennes avaient
atteint un niveau qui rendait improbable une nouvelle guerre européenne.
A son époque, l’idée de Engels n’était pas valable, comme
l’a démontré le grand carnage de 1914-1918. Par contre, elle
l’était pour la deuxième moitié du vingtième siècle. Au cours
de cette période « paisible », aucune des contradictions fondamentales
entre les intérêts des différents camps de domination internationale
n’était résolue. Bien au contraire. D’énormes contradictions
s’accumulaient, comme en témoigne la folle course aux armements
qui dévorait une part importante des richesses. La question est de
savoir pourquoi ces contradictions n’ont pas mené à une guerre
entre les États-Unis et l’Union Soviétique.
Jusqu’à la révolution française, les armées
permanentes n’existaient pas. Les États monarchiques du 18ème
siècle entretenaient de petites armées professionnelles. La révolution
française bouleversa cette situation. Avant la révolution française,
il n’était pas rare de voir des généraux de camps opposés conclure
un « accord de gentilhomme » et décider à l’amiable de qui
avait « gagné », évitant ainsi d’engager la bataille. C’est
que la guerre était alors une affaire très coûteuse ! Cette pratique
fut compromise, d’abord par la guerre révolutionnaire d’indépendance
en Amérique du Nord, lorsque les milices coloniales ont refusé, pour
reprendre l’expression d’Engels, de danser le menuet militaire
avec les forces de la couronne anglaise. Mais elle fut définitivement
détruite par la révolution française, qui, pour la première fois,
présenta à l’Europe réactionnaire et féodale le spectacle d’un
peuple révolutionnaire en armes.
De brillants généraux révolutionnaires comme Lazare
Carnot développèrent des tactiques et des méthodes entièrement nouvelles,
notamment la « levée en masse », mobilisant un peuple tout
entier capable de l’emporter sur tout ce qu’il trouve sur
son chemin. Bismarck retint cela de la révolution française. Déjà
en 1807 Hardenberg écrit au roi de Prusse : « Nous devons faire
d’en haut ce que les Français ont fait d’en bas. » Les
Prussiens se sont inspirés de l’idée d’un « peuple en
armes » de Carnot, mais en la mettant au service d’un militarisme
réactionnaire. La machine militaire prussienne emporta une série de
victoires spectaculaires. Ceci permit au junker conservateur
Bismarck de réaliser l’unification allemande, une tâche historiquement
progressiste, même si elle était accomplie d’une façon réactionnaire,
c’est-à-dire sous la domination de la Prusse aristocratique et bureaucratique.
Dès les années 1890, l’État prussien, depuis
toujours de caractère militariste, était devenu un monstre énorme,
consacrant à l’armement d’immenses sommes. Les Français,
entre autres, ont naturellement suivi cette tendance. L’Europe
toute entière se transformait alors en un immense camp militaire.
Se rendant compte de l’accroissement des moyens militaires de
l’Allemagne et des autres puissances, ainsi que du développement
des nouveaux moyens de destruction, Engels en conclua que l’effondrement
des États pourrait bien en être la conséquence. Il pensa également
qu’une nouvelle guerre européenne était devenue fort improbable.
Le cours ultérieur de l’histoire donna tort à Engels sur ce point.
Les antagonismes entre l’Allemagne, la France, l’Angleterre,
la Russie et l’Autriche-Hongrie menèrent à la première guerre
mondiale, dont la mèche fut allumée dans les Balkans. Cette guerre
causa la mort d’au moins dix millions de personnes et a réduit
l’Europe à un tas de ruines. La deuxième guerre mondiale, quant
à elle, fit 55 millions de morts et a bien failli mener à la destruction
de la civilisation humaine. Cependant, même si Engels se trompait
à son époque, en estimant que la guerre y était devenue trop coûteuse,
ses arguments sont valables aujourd’hui. Ce que décrivait Engels
concernant les dépenses d’armement et le militarisme n’a
rien de comparable à la situation actuelle. Ces temps-ci, les dépenses
annuelles d’armement, à l’échelle mondiale, dépassent
les mille milliards de dollars.
Ce fut une période de « paix », du moins
en ce qui concerne les grandes puissances. Pour la majeure partie
de la terre, la paix est restée un rêve hors de portée. Ces 50 dernières
années, le monde n’a connu que 17 jours de paix. Sans cesse des
guerres se déroulaient quelque part dans le monde, généralement dans
les pays sous-développés. Il y a eu de longues guerres de libération
au Kenya, en Algérie, en Angola, au Mozambique et ailleurs. Il y a
eu des guerres importantes menées par des « intermédiaires »,
comme la guerre au Nicaragua ou en Afghanistan. Il y a eu, entre autres,
la guerre de Corée et celle du Vietnam, la guerre du Golfe, et finalement
la guerre au Kosovo, qui fut la première guerre européenne depuis
cinquante ans. La guerre au Kosovo constitue un tournant décisif qui
aura toutes sortes de répercussions bien au-delà des questions qui
se posent immédiatement dans les Balkans.
La question de la guerre se pose de manière concrète.
Pourquoi n’y a-t-il pas eu de guerres entre les grandes puissances
depuis cinquante ans ? Pourquoi, malgré toutes les contradictions criantes,
n’y a-t-il pas eu de guerres entre la Russie et les États-Unis ?
La réponse est évidente. Avec le développement des armes nucléaires,
la nature même de la guerre a changé. La classe capitaliste ne part
pas en guerre pour assouvir des envies de sensations fortes, ou par
patriotisme, ou pour sauver les Kosovars, ou pour sauver la Belgique,
ou pour un quelconque objectif de cet ordre. Elle fait la guerre en
vue du profit, pour des marchés, pour des matières premières et pour
des zones d’influence. Les capitalistes ne font pas non plus
la guerre pour tuer des gens. Le but des guerres capitalistes est
de conquérir des marchés, pas d’exterminer des populations entières.
Or justement, une guerre nucléaire aurait abouti à la destruction,
au minimum, de la Russie et des États-Unis. Ceci n’a aucun sens
du point de vue du capitalisme. Ceci dit, certains généraux insensés
se sont livrés à des calculs arithmétiques afin de prouver que même
si une guerre nucléaire devait tuer quelques dizaines de millions
d’Américains, ce n’était pas si grave puisque les États-Unis
en sortiraient vainqueur ; un point de vue que l’establishment
américain n’a pas pris au sérieux et qui ne fait que confirmer
l’appréciation portée par le président Truman sur les capacités
intellectuelles des chefs militaires américains, lorsqu’il disait
que la guerre était une affaire beaucoup trop grave pour être confiée
aux généraux.
Comparées aux sommes d’argent consacrées de
nos jours aux armements, les dépenses militaires de Bismarck ou même
de Hitler sont des pacotilles. Après la chute du mur de Berlin, on
a beaucoup entendu parler en Occident des « dividendes de la paix ».
La perspective avancée était celle d’un nouvel ordre mondial
grâce auquel les hommes allaient pouvoir jouir d’une longue période
de paix et de prospérité sous l’aile protectrice des États-Unis,
la seule super-puissance mondiale. Dans les faits, il en a été autrement.
L’encre du discours de Georges Bush n’était pas encore sèche
quand la guerre du Golfe a éclaté. Et maintenant, au Kosovo, nous
venons de vivre la première guerre sur le sol européen depuis 1945.
Loin de se désarmer, les États-Unis continuent à
s’armer jusqu’aux dents. Aux États-Unis, 804 dollars par
habitant et par an sont dépensés en armement. La France occupe la
deuxième place du palmarès, avec une dépense annuelle de 642 dollars
par habitant. En Grande-Bretagne, un pays qui, malgré la perte définitive
de son importance économique et industrielle, aime faire semblant
de figurer encore parmi les grandes puissances, le chiffre correspondant
est de 484 dollars, une somme absurde pour un pays qui a été relégué
depuis longtemps aux derniers rangs des grandes puissances mondiales.
Pendant la guerre du Kosovo, Tony Blair s’est comporté comme
le représentant d’une super-puissance. Mais sa tentative d’imiter
Churchill n’a trompé personne. Étant donnés les doutes et les
hésitations des autres alliés européens, Clinton était enclin à brosser
son ami de Londres dans le sens du poil et, du moins pour le moment,
à conforter ses illusions de grandeur. D’autres, aux États-Unis,
n’y voyaient rien d’amusant. Ils murmuraient que les Britanniques,
avec leurs cris perçants en faveur de la « guerre à outrance »,
voulaient en fait se battre jusqu’à la dernière goutte de sang
américain. Car, dans l’éventualité d’une intervention terrestre,
c’eut été aux Américains, et non aux Britanniques ou aux Français,
d’assurer le plus dur des combats et d’essuyer la majeure
partie des pertes.
La question se pose : quelle est la finalité de cette
course aux armements ? Pendant la guerre froide, elle s’expliquait
par le prétendu danger de l’URSS. Mais cette excuse n’est
plus valable. La raison « officielle » est le besoin de sauvegarder
la paix et la démocratie. Ceci ne convaincra personne qui est capable
de réfléchir. Les démarches des impérialistes sont déterminées uniquement
par ce que les Allemands appellent la realpolitik, c’est
à dire le calcul le plus cynique de leurs intérêts propres. Bien sûr,
aux yeux de l’opinion publique, la diplomatie doit toujours être
présentée sous une lumière flatteuse (« missions humanitaires »,
« forces de maintien de la paix », « politique étrangère
éthique » et ainsi de suite). Ceci n’a rien de nouveau. Le
cynisme et l’égoïsme sont depuis toujours le fil conducteur de
la diplomatie capitaliste. Par exemple, quand il convenait d’apaiser
Hitler dans l’espoir qu’il tournerait son attention vers
l’Est et attaquerait l’Union Soviétique, la classe dirigeante
« démocratique » de la Grande Bretagne n’a pas hésité
à offrir la Tchécoslovaquie à la tendre bienveillance des Nazis, tel
un homme qui jette un os à un chien affamé. En évoquant la Tchécoslovaquie,
en 1938, le Premier ministre Chamberlain la décrivait comme « un
pays lointain, dont nous connaissons peu de choses ».
La guerre entre l’Iran et l’Irak a provoqué
la mort d’un million d’hommes. Mais ce conflit n’a
guère retenu l’attention puisqu’il ne touchait pas les intérêts
vitaux de l’occident. En fait, que les Irakiens et les Iraniens
se massacrent mutuellement arrangeait plutôt les affaires de l’Occident,
puisque cela menait à l’épuisement des deux camps. En vérité,
Saddam Hussein a été vivement encouragé et fourni en armes par la
Grande-Bretagne et les États-Unis, jusqu’au moment où, avec l’invasion
du Koweït, il leur a marché sur les pieds. La même indifférence cynique
s’est manifestée dans l’attitude de l’Occident envers
l’horreur du génocide rwandais. Ces exemples ne servent qu’à
souligner l’hypocrisie des interventions prétendument « humanitaires »
de l’impérialisme en Bosnie, au Kosovo, ou au Timor Oriental.
Dans chaque cas, il importe de dissiper le brouillard diplomatique
afin d’exposer les intérêts de classe que voilent les manœuvres
et la propagande officielle.
Derrière les discours sur l’aide humanitaire
et le maintien de la paix se cachent des intérêts égoïstes sordides.
La guerre des États-Unis contre l’Irak n’était pas d’avantage
motivée par le sort du pauvre petit Koweït que la première guerre
mondiale ne l’était par celui de la Belgique. Le souci principal
des États-Unis concernait la menace constituée par l’augmentation
significative du pouvoir de l’Irak dans une région stratégiquement
importante pour la fourniture de pétrole aux États-Unis. Le bombardement
de l’Irak adressait un avertissement aux peuples du Moyen-Orient
et du Golfe : « Si vous sortez du droit chemin, voyez ce qu’on
vous fera ! » Presque dix ans plus tard, le bombardement de l’Irak
se poursuit, même s’il est évident aux yeux de tous que l’Irak
est à terre et ne peut en aucun cas constituer une menace sérieuse
pour les États-Unis. Les bombardements et le harcèlement militaire
sont accompagnés d’un embargo économique non moins monstrueux,
qui comprend, entre autres, une interdiction d’importer des crayons
— décidément de très dangereuses armes dans les mains des écoliers
irakiens !
Les pays sous-développés et les limites de la puissance américaine
Le fait que l’impérialisme américain soit devenu
la seule puissance mondiale de cette envergure, loin devant les autres,
crée une situation internationale sans précédant. Les États-Unis sont
aujourd’hui la puissance la plus contre-révolutionnaire que l’histoire
ait jamais connue. Elle est toujours prête à user de tous les moyens
pour ébranler les gouvernements qui lui déplaisent. En Afrique, en
Asie, en Amérique latine, elle n’hésite pas à donner de l’aide
aux pires bandits, pourvu que ceux-ci s’attaquent aux forces
qu’elle estime s’opposer à ses intérêts stratégiques.
Ces cinquante dernières années, le bas prix des matières
premières a joué un rôle vital dans le développement du capitalisme
occidental. Cela n’est pas une considération de second ordre.
Le contrôle des débouchés du pétrole et des autres matières premières
est un facteur majeur de la politique internationale des États-Unis,
ainsi que des autres puissances impérialistes. C’est pourquoi
ils sont prêts à recourir aux méthodes les plus brutales pour intimider
les peuples du monde sous-développé.
Au cours de ces années de « paix » mondiale
évoquées plus haut, le phénomène le plus marquant a été la révolution
anti-coloniale. Ce fut le plus grand mouvement des peuples depuis
la chute de l’empire romain : en Chine, en Inde, en Indochine,
en Afrique, ce magnifique soulèvement des peuples opprimés a mobilisé
des centaines de millions d’hommes et de femmes qui n’étaient guère
plus que des esclaves, des bêtes de somme. L’histoire ne connaît
rien de comparable à cette lutte des peuples pour leur émancipation
sociale et nationale.
Dans cette lutte titanique, l’impérialisme fut
vaincu. Ce mouvement fortement progressiste a été anticipé par le
dirigeant de la révolution russe Léon Trotsky, à la veille de la deuxième
guerre mondiale. Trotsky écrivait alors qu’à terme il ne serait plus
possible de soumettre les peuples coloniaux par des moyens directs.
Les impérialistes britanniques ont été les premiers à comprendre cette
réalité. Ils ont vu qu’il était impossible d’asservir les
populations coloniales, en Afrique et en Inde, par la force militaire.
Les Britanniques ont été expulsés par un mouvement de masse. On ne
sait pas, généralement, que l’impérialisme britannique a conquis
l’Inde et s’y est établi au moyen de troupes indiennes.
Autrement, ils n’auraient pas pu y maintenir leur contrôle. Avant
la conquête, l’Inde était morcelée en de nombreux petits États.
Il n’y avait pas de conscience nationale indienne. Paradoxalement,
c’est l’impérialisme britannique qui a crée une conscience
nationale en Inde. Lors du soulèvement populaire en 1947, le gouvernement
britannique a demandé au général Auchinleck combien de temps il pensait
pouvoir tenir en Inde. Les Britanniques étaient confrontés à des mutineries
dans l’armée, à des émeutes, des grèves et des manifestations.
Le général a répondu : « Pas plus que trois jours ». Dès lors
que le peuple indien a pris conscience de lui-même en tant que nation
et s’est retourné contre ses oppresseurs, ce fut le début de
la fin de la domination directe de la Grande-Bretagne.
Dans un pays après l’autre, les impérialistes étaient
forcés de renoncer au contrôle militaire et bureaucratique de leurs
possessions coloniales. En France, De Gaulle était confronté à la
même réalité en 1958. Arrivé au pouvoir sur le slogan de l’Algérie
française, il s’est rendu compte de ce que lui coûtait la guerre contre
le peuple algérien, et a décidé de se retirer. Il en est résulté une
crise sociale et politique qui aurait bien pu mener à une révolution,
si le PCF avait eu une politique réellement communiste. Ceci indique
à quel point une révolution anti-coloniale peut avoir de profonds
effets dans les métropoles. La même chose s’est produite au Portugal
en 1974-75, lorsque la tentative de soumettre l’Angola, le Mozambique
et la Guinée-Bissau a déclenché une révolution au Portugal. Enfin,
en 1960, la Belgique a du quitter le Congo, après avoir délibérément
provoqué le chaos qui y règne aujourd’hui.
La révolution anti-coloniale fut une grande victoire,
un grand pas en avant. Mais dans le cadre du capitalisme, aucun des
problèmes fondamentaux de ces pays ne pouvait trouver de solution.
Après un demi-siècle de soi-disant indépendance, la classe capitaliste
n’a résolu les problèmes ni du Pakistan, ni de l’Inde. Le
problème agraire n’y est pas résolu, pas plus que celui de la
modernisation de la société. En Inde (et aussi dans certaines régions
du Pakistan) le système des castes, cette relique du passé féodal,
est toujours en place. Ni l’Inde ni le Pakistan n’ont résolu
non plus le problème national, dont les conséquences peuvent être
explosives, en particulier dans le Kashmir. En réalité, aucun de ces
pays, en dépit des ornements de leur indépendance formelle, n’est
réellement libre. Au contraire, ils sont aujourd’hui plus encore
sous domination impérialiste qu’ils ne l’étaient il y a
50 ans.
Les récents développements du sous-continent indien
révèlent l’existence d’insoutenables contradictions. Les
deux puissances nucléaires (Inde et Pakistan) ont frôlé la guerre.
Pour détourner l’attention du grand désordre qui règne au Pakistan,
Nawaz Sharif a fait un coup de bluff désespéré au Kashmir. Peut-être
voulait-il profiter de la crise gouvernementale en Inde ; quoi qu’il
en soit, dans ces événements les Pakistanais ont non seulement échoué,
mais en outre cet échec a déclenché le processus qui a mené au coup
d’État. Les Pakistanais ont essayé d’occuper des territoires,
dans les montagnes du Kashmir. Au lieu de les reprendre, l’armée
indienne a perdu des centaines d’hommes. Étant donné les difficultés
que représente un assaut frontal à de telles hauteurs, l’armée
indienne considérait activement la possibilité de lancer une manœuvre
latérale, ce qui serait revenu à violer la frontière avec le Pakistan.
Une telle initiative aurait rendu inévitable une guerre ouverte et
aux conséquences incalculables entre les deux pays. Seule la pression
exercée sur Nawaz Sharif par Washington a permis d’éviter une
telle perspective. Mais en cherchant à se justifier devant l’opinion
publique pakistanaise, Nawaz Sharif a commis l’erreur impardonnable
de faire porter à l’armée la responsabilité de la défaite. Son
sort en fut scellé, et immédiatement un nouveau coup d’État militaire
secouait le Pakistan. Ces événements à eux seuls révèlent l’impasse
totale du capitalisme dans les pays ex-coloniaux. Inutile de dire,
en outre, que le problème du Kashmir n’est pas résolu, et porte
en lui les germes de nouvelles guerres.
Partout les pays ex-coloniaux sont ravagés par la
guerre et l’instabilité. Il est impossible pour eux de résoudre
leurs problèmes dans le cadre du capitalisme qui, comme le disait
Lénine, est « une horreur sans fin ». En ce moment, en Afrique,
se déroulent quatre ou cinq terribles guerres, caractérisées par des
massacres ethniques, et même des irruptions de cannibalisme. Certaines
de ces guerres se déroulent dans des pays potentiellement très riches,
comme l’Angola, ou le Congo. Avec une hypocrisie caractéristique,
les impérialistes font la moue et publient des articles plus ou moins
racistes qui présentent les Africains comme de sauvages sous-hommes.
Les guerres y sont décrites comme des guerres tribales alors qu’en
réalité la plupart d’entre elles sont des guerres par procuration
que se livrent les puissances capitalistes dans leur lutte pour acquérir
des marchés et des matières premières. Des pays comme l’Angola
ou le Congo possèdent d’énormes ressources minérales qui suscitent
beaucoup d’intérêt chez les impérialistes. Le cas du Congo est
particulièrement frappant. Ce pays potentiellement riche a été réduit
à l’état de poussière. De vastes régions du pays sont sous le
contrôle des rebelles et des troupes étrangères. Le Zimbabwe, l’Angola
et la Namibie soutiennent le gouvernement de Kabila, qui ne maîtrise
pas la moitié du pays. L’Uganda et le Rwanda contrôlent les rebelles,
et le Burundi y intervient également. Tous attendent de pouvoir mettre
la main sur les mines du Congo, ou sur toute autre richesse naturelle.
En dépit de toutes les tentatives de cessez-le-feu, le conflit du
Congo se poursuit. C’est une guerre réactionnaire des deux côtés.
Les États-Unis et la France se livrent bataille sur le territoire
africain à travers des armées intermédiaires. Aussi sont-ils très
largement responsables de tout le chaos qui vient d’être évoqué.
Jamais dans l’histoire n’a existé de puissance
militaire et économique aussi colossale que l’actuel impérialisme
américain. Jamais la planète n’a été si largement dominée par
un seul pays. Dans ses relations avec les autres pays les États-Unis
font preuve d’une extraordinaire arrogance. A l’égard de
la Yougoslavie, la position initiale de Washington était : « Faites
ce qu’on vous dit ou nous vous bombarderons. » Cependant,
à y regarder de plus près, on se rend compte que le colosse a des
pieds d’argile. Sa puissance est limitée y compris dans les domaines
où il semble invincible. A ce propos, Trotsky avait prévu que les
États-Unis sortiraient vainqueurs de la deuxième guerre mondiale et
domineraient alors le monde, mais il ajoutait que ses fondations seraient
« chargées de dynamite ». Nous en sommes précisément là. Si,
il y a un siècle, l’impérialisme britannique a pu tirer d’alléchants
profits de la mise à feu et à sang de ses colonies. Les États-Unis
ont hérité de la Grande-Bretagne le rôle de gendarme du monde, mais
dans un contexte complètement différent. En période de déclin du capitalisme,
les États-Unis vont beaucoup plus perdre que gagner à ce jeu. A long
terme, les inconvénients de ce rôle auront de profonds effets sociaux
au sein même des États-Unis. Les récentes manifestations qui se sont
déroulées à Seattle, lors de la conférence de l’OMC, sont une
illustration graphique de cette réalité.
La guerre du Vietnam fut un tournant de l’histoire.
C’était, de toute l’histoire des États-Unis, la première
qu’ils perdaient. Ce traumatisme a contribué à former un comportement
bien particulier de la classe dirigeante américaine en ce qui concerne
la guerre. N’oublions d’ailleurs pas que l’impérialisme
américain n’a pas été battu au Vietnam, mais à l’intérieur
de ses propres frontières. Il y a eu un soulèvement, une mobilisation
des masses américaines, dont les connotations étaient révolutionnaires.
L’armée américaine au Vietnam était tellement démoralisée qu’un
général américain a déclaré que l’humeur des troupes n’évoquait
rien de moins que la situation de Petrograd en 1917. La plus importante
puissance impérialiste jamais vue dans l’histoire devait reculer
devant une armée paysanne marchant pieds nus. Cela eut de profonds
effets sur la stratégie militaire des États-Unis.
Après la guerre du Vietnam, l’impérialisme américain
ne peut plus envisager une intervention terrestre dans aucun pays,
exception faite de l’Arabie Saoudite. Du fait de l’importance
de l’Arabie Saoudite pour l’économie américaine, les États-Unis,
si nécessaire, seraient poussés à intervenir, probablement jusqu’à
l’occupation des aires littorales, où se trouve le pétrole, ne
laissant que le désert aux Saoudiens. L’Arabie Saoudite est extrêmement
instable. Sa dette publique s’élève à présent à 10% du P.N.B.
La clique dirigeante qui s’appuie sur la famille royale ne peut
plus se permettre les grandes concessions qu’elle faisait, dans
le passé, à la population. Les divisions au sommet de la société que
reflètent les querelles au sein de la famille royale, sont l’expression
des tensions qui s’amplifient dans la société saoudienne. Le
spectre de la révolution hante la péninsule arabique. Et pas seulement
en Arabie Saoudite. Du fait des fluctuations violentes que subit le
prix du pétrole, il n’y a pas un seul régime capitaliste stable
dans tout le Moyen-Orient.
L’histoire des révolutions nous montre que celles-ci
commencent non à la base, mais au sommet, par des divisions au sein
de la classe dominante. Le célèbre sociologue et historien français
Alexis de Tocqueville a étudié ce processus en détail et décrit ce
qui se passe lorsque l’ancien régime rentre en pleine crise.
Une partie de la classe dominante dit : si l’on ne réforme pas,
il y aura une révolution ; l’autre partie dit : si on réforme,
il y aura une révolution… et les deux ont raison. Cette analyse
correspond parfaitement à la situation à laquelle la monarchie arabe
fait face en ce moment. Ces régimes semblent à première vue prospères
et très stables. L’Arabie Saoudite, le Bahrain et le Koweït sont
tous dirigés par des familles royales, ainsi que la Jordanie et le
Maroc. Et cependant il n’est pas une seule de ces familles qui
ne soit divisée. C’est l’indication d’un développement
de tensions révolutionnaires dans ces sociétés.
Partout le spectre de la révolution commence à réapparaître.
En Iran, après 20 ans de réaction fondamentaliste, sous le régime
des Mullahs, la population se réveille. Comme toujours, le mouvement
commence par les étudiants et les intellectuels, les plus précis baromètres
des tensions cachées de la société. Les manifestations de masse de
l’an dernier ont servi à avertir le régime que la patience de
la population est épuisée. L’explosion des étudiants inaugure
une nouvelle révolution iranienne. Certes le mouvement s’est
replié depuis l’été, face à une terrible répression. Mais il
refera inévitablement surface, et doublement vigoureux. Les stratèges
du Capital en sont très vite arrivés aux mêmes conclusions que nous-mêmes.
Dans un récent numéro du Business News, on peut lire : « Plusieurs
observateurs des émeutes de juillet dernier ont interprété les affrontements
entre les étudiants d’un côté, la police et la racaille religieuse
d’extrême droite de l’autre, comme un avertissement au sujet
de ce qui se passerait si le gouvernement ne cédait pas. « Khatami
est notre dernière chance pour une réforme pacifique » a déclaré
Ali Rezar-Alavi-Tabar, un éditeur du Sobh-e-Emrooz journal à Téhéran,
et aussi un soutien clé de Khatami. »
Ces événements sont une anticipation d’un processus
qui va prochainement traverser le Golfe et le Moyen-Orient. Ils sont
très importants non seulement pour l’Iran, mais aussi pour la
révolution à l’échelle mondiale et font certainement trembler
la classe dirigeante américaine. L’Iran n’est pas un pays quelconque.
C’est un pays d’une importance stratégique décisive. Or, c’est
ici que nous touchons aux limites de l’impérialisme américain.
L’Iran était tout aussi stratégique en 1979, mais il était hors
de question pour les Américains de tenter une intervention pour sauver
le Shah, leur allié. Ils en étaient réduits à observer, dans une rage
impuissante, le renversement du Shah et la mise à sac de leur ambassade.
Si les États-Unis ne pouvaient pas intervenir en 1979, comment le
pourraient-ils aujourd’hui face à une nouvelle révolution iranienne ?
Une telle évolution aurait des implications dans
tout le Moyen-Orient. Les États-Unis seraient partout sur la défensive.
Et si, comme c’est hautement probable, ils décidaient d’intervenir
en Arabie Saoudite pour protéger leurs intérêts liés au pétrole, cela
provoquerait des mouvements sociaux dans chaque pays du Moyen-Orient.
Pas une ambassade américaine ne resterait debout. Et les effets s’en
feraient sentir jusqu’en Asie, en Afrique et en Amérique Latine.
Cet orage qui menace d’éclater explique pourquoi les impérialismes
américain, britannique et français sont en train de s’armer massivement.
Quoi qu’il en soit, les limites de la puissance de l’impérialisme
sont révélées par le fait que, depuis la guerre du Vietnam, le Pentagone
se refuse, dans la mesure du possible, au déploiement de troupes terrestres.
Durant ces 20 dernières années, si l’on fait exception de l’Irak,
il ne s’y est résolu que lorsqu’il s’agissait de petits
et faibles pays. Et même là, chaque fois, cela a fini soit pas très
bien, soit carrément mal. Au Liban et en Somalie, les États-Unis en
ont même été réduits à l’humiliation du retrait de leurs troupes.
Selon l’agence Stratfor : « L’intervention en Iraq fut la
première d’une série incluant la Somalie, Haïti, la Bosnie, et,
maintenant, le Kosovo. Toutes n’ont pas bien fini. La Somalie
était, dans une certaine mesure, un échec. L’invasion de Haïti
a destitué le gouvernement en place, mais nul n’oserait affirmer
que cela a sorti le pays de sa misère. En Bosnie, l’intervention
de courte durée annoncée s’est transformée en occupation permanente.
Mais aucune de ces interventions n’a forcé les États-Unis à faire
face à la question fondamentale : quelles sont les limites de la puissance
américaine ? » (Rapport Stratfor du 3 mai 1999).
Ceci explique la vive opposition américaine à un
déploiement terrestre au Kosovo, et sa préférence pour une intervention
aérienne. Les États-Unis ne doutaient pas un instant qu’ils auraient
perdu beaucoup d’hommes dans une intervention terrestre. Et cela
aurait des répercussions considérables sur les populations des pays
de l’OTAN, et tout particulièrement sur la population américaine
elle-même. Les manifestations à Seattle eussent parues insignifiantes
comparées aux mouvements sociaux s’opposant à la guerre. Heureusement
pour Clinton, un accord a pu être trouvé, avec l’aide de la Russie,
et la nécessité d’une intervention terrestre fut écartée. Les
États-Unis vont probablement se lancer furieusement dans le perfectionnement
de leur arsenal d’armes de longue portée. Cependant, tôt ou tard,
l’impérialisme américain se trouvera dans l’obligation d’user
des troupes terrestres, et d’en assumer les conséquences.
La prépondérance de l’Allemagne en Europe
La division du monde en blocs régionaux est une des
tendances majeures de notre époque. Après la deuxième guerre mondiale,
les États-Unis dominaient complètement l’Europe de l’Ouest
; l’Europe de l’Est était quant à elle sous domination russe,
de sorte que l’Europe se trouvait être scindée en deux. Tout
cela a aujourd’hui changé. Mais même avant la chute du Stalinisme,
le monde commençait déjà à se diviser en plusieurs blocs économiques
rivaux. l’ALENA est un bloc dominé par l’impérialisme américain
qui inclut, au nord, le Canada, et au sud, le Mexique. En réalité,
les États-Unis considèrent la totalité du continent américain comme
son territoire privé. De son côté, le Japon s’efforce de faire
de l’Asie sa sphère d’influence propre. Quant aux capitalistes
européens, ils ont formé l’Union Européenne.
Le lancement de la monnaie européenne a communément
été interprété comme la preuve tangible de l’évolution du continent
en direction d’un État européen, ou tout au moins d’une
grande Fédération. Cette interprétation méconnaît profondément la
réalité de ce qui se met effectivement en place. Il est vrai que le
processus d’intégration de l’Europe est allé plus loin que
nous l’avions imaginé possible. Mais il n’en demeure pas moins
limité, et dans tous les cas le processus est loin d’avoir éliminé
les contradictions profondes qui existent entre les États membres.
Il faut surtout souligner qu’il n’y a qu’une seule
véritable grande puissance économique en Europe, à savoir l’Allemagne.
Ce fait, perceptible depuis longtemps, est graduellement devenu une
évidence, surtout depuis le tournant majeur dans l’histoire de
l’Europe et du monde qu’était la chute du mur de Berlin en 1989.
Rétrospectivement, il est probable que l’introduction
de l’euro sera considérée comme l’apogée de l’intégration
de l’Europe sur des bases capitalistes. Pourtant, à tous les
niveaux, se manifestent des conflits d’intérêts entre les pays
membres de l’Union Européenne. La France est déterminée à défendre
son industrie agroalimentaire, y compris pour des raisons politiques
et sociales. Cette industrie est menacée par les démarches de l’Allemagne,
qui se tourne vers l’Est, vers ses anciennes colonies, en République
Tchèque, en Pologne et dans les Balkans. La France se tourne vers
le Sud, vers ses anciennes colonies en Afrique du nord et vers ses
voisins méditerranéens, l’Espagne et l’Italie, qu’elle
considère comme ses alliés potentiels. La Grande-Bretagne, quant à
elle, est un cas un peu spécial. Après des décennies de déclin industriel,
elle a perdu la plupart de sa puissance et de son influence, mais
pas pour autant ses illusions et sa folie des grandeurs. Dans les
faits, elle est largement devenue une économie rentière, comme la
France d’avant la deuxième guerre mondiale, et un semi-satellite
des États-Unis. Les autres et plus petites puissances européennes
gravitent, comme toujours, autour des trois principales, ici un jour,
là le lendemain, en fonction des enjeux du moment. Par exemple, la
Grèce est en train de déterminer sa politique par rapport à la Turquie
et à la Serbie. Tous les États sont guidés par leur intérêt national
propre. Mais c’est l’Allemagne qui détient le pouvoir décisif au sein
de l’Union Européenne .
A l’origine, la création d’une Union Européenne
devait lier la France et l’Allemagne de manière à rendre impossible
une nouvelle guerre entre ces deux pays. Mais l’intention de
la France a toujours été d’être la force dominante de cette union.
Et, au début, c’était le cas : l’Allemagne en était encore
à travailler à son retour sur scène, après sa catastrophique défaite
de 1945. Mais, plus tard, la croissance de sa base industrielle lui
a permis de dépasser la France. Paris se consolait alors à l’idée
que si l’Allemagne était devenue la puissance économique dominante
de l’Europe, la France conservait la suprématie politique et
militaire. Mais à présent, tous ces calculs ne valent plus rien. Fort de sa réunification, l’Allemagne émerge comme une
super-puissance de plein droit. Et à vrai dire, il était bien utopique
d’imaginer que sa puissance économique ne finirait pas par se
traduire au plan politique et militaire, et que la classe dirigeante
allemande se contenterait éternellement de jouer les seconds violons
sur la scène internationale.
La réunification a fait resurgir tous les vieux rêves
de puissance de la classe dirigeante allemande. Aujourd’hui,
l’Allemagne dépense un peu moins d’argent dans l’armement
que la Grande-Bretagne et la France (355 dollars par an et par habitant),
mais elle a une base industrielle grandiose, une armée très puissante,
et une population de quatre-vingts millions de personnes au cœur
de l’Europe. Elle a déjà réussi au moyen de son économie ce qu’elle
avait tenté d’accomplir au cours des deux guerres mondiales, à savoir
l’unification de l’Europe sous sa domination. Cependant,
la puissance politique et militaire de l’Allemagne n’est pas encore
à la hauteur de sa puissance économique. L’Allemagne s’imposera davantage
en tant que puissance militaire dans les années à venir. Pendant la
crise du Kosovo, pour la première fois depuis 1945, les troupes allemandes
ont participé à une action militaire sur le territoire d’un pays
européen. C’était une participation modeste, mais sa signification
symbolique est considérable.
Des signes évidents nous montrent que l’Allemagne
s’impatiente toujours plus face aux restrictions artificielles
à son rôle européen que lui impose la suspicion de ses voisins. En
août 1999, le chancelier Schröder déclarait que « l’Allemagne
a tout intérêt à se considérer comme une grande puissance européenne. »
Et il ajoutait : « L’Allemagne n’est ni mieux ni moins
bien que les autres pays. » Par quoi le chancelier allemand voulait
dire : « Je ne sais pas ce que les gens ont contre l’Allemagne.
C’est un pays comme les autres. » A quoi The Economist
a répondu : « Oui, monsieur Schröder, l’Allemagne n’est
ni mieux ni moins bien que les autres pays. Elle est juste très grande
et au centre de l’Europe. » Ces dernières lignes expriment
admirablement la véritable attitude de la France et de la Grande-Bretagne
à l’égard de l’Allemagne. Mais rien ne pourra empêcher l’Allemagne
de traduire sa force industrielle et économique en puissance politique
et militaire.
Bismarck définissait l’ « hégémonie »
de la manière suivante : « c’est une relation inégale établie
entre une grande puissance et une ou plusieurs plus petites puissances
qui n’en repose pas moins sur une égalité formelle, juridique,
entre ces États. Ce n’est pas tant un rapport de gouvernant à
gouverné que de meneur à suiveur « . Voila qui est une assez bonne
description du rapport de force auquel aspire l’Allemagne, au
sein de l’Europe. Cela mènera inévitablement à des collisions
avec la France et la Grande-Bretagne, qui ne consentiront pas au rôle
subalterne que l’Allemagne veut leur imposer. La politique étrangère
de l’Allemagne ressemble à celle qu’elle pratiquait il y a cent
ans. Sa position historique et géographique, ainsi que ses intérêts
économiques, l’orientent vers l’Est, où elle espère intégrer
ses États clients à l’Union Européenne. L’adhésion de pays
comme la Pologne ou la Hongrie à l’UE signifierait la mort de
la Politique Agricole Commune : d’où le conflit avec la France,
dont les agriculteurs profitent de la PAC. D’un autre côté, la
Grande-Bretagne, si elle ne s’oppose pas à l’entrée dans
l’UE de pays qui constitueront de nouveaux débouchés pour ses
produits, elle est par contre violemment opposée à toute idée de changer
le système de vote de l’UE, qui pourrait mener à l’abolition
de son droit de veto. Mais comment une UE élargie pourrait-elle permettre
aux petits États de l’Europe de l’Est de bloquer ses décisions ?
Dans tous les cas, la Grande-Bretagne, qui contribue largement au
budget de l’UE, ne consentira pas à augmenter encore ses frais
en subventionnant ces pays… au profit de l’Allemagne.
Ainsi, la question de l’élargissement de l’UE
jette une grande quantité d’huile sur le feu des désaccords nationaux.
La nomination de Berlin comme capitale est une décision historiquement
symbolique. Les capitalistes allemands n’ont pas perdu de temps
pour s’installer en Pologne et dans d’autres pays de l’Europe
de l’Est. Ils procèdent à la reconstruction de leurs anciennes
colonies et sphères d’influence, conformément à l’ancienne
politique étrangère de Drang nach Osten, la poussée vers l’Est.
Cette même politique a mené à l’éclatement de la Tchécoslovaquie.
Ces actions correspondent clairement aux intérêts de l’impérialisme
allemand, lequel, après avoir conquis la domination économique de
l’Europe, affirme à présent son pouvoir politique et militaire.
Des alliances et conflits temporaires peuvent engendrer
toutes sortes de nouveaux accords et blocs épisodiques, mais le fait
le plus important est que le vieil axe entre la France et l’Allemagne
se dissout à grande vitesse. A ce sujet, The Economist écrit :
« La France semble s’inquiéter de temps à autre du rapprochement
entre l’Allemagne et la Grande-Bretagne. La France commençant
à se sentir trahie, une série de petites disputes s’est allumée,
depuis que M. Schröder est au pouvoir. » Ce qui compte ici, ce
ne sont pas les disputes, mais le sentiment croissant, à Paris, qu’il
ne faut plus compter sur le soutien automatique de l’Allemagne,
et que celle-ci est déterminée à suivre sa destinée, que cela plaise
ou non à la France.
Comme dans la période précédant 1914, on assiste
à de constantes manœuvres de position entre la France, la Grande-Bretagne
et l’Allemagne. A l’époque, on pouvait croire dans un premier
temps que l’Allemagne s’unirait avec la Grande-Bretagne
contre la France. Mais la puissance grandissante de l’Allemagne,
qui menaçait de modifier l’équilibre des pouvoirs en Europe,
a jeté la Grande-Bretagne dans les bras de son vieil ennemi, la France.
La question fut réglée par l’Entente Cordiale, lorsque la Grande-Bretagne
et la France formèrent effectivement un bloc contre l’Allemagne.
Nous faisons face aujourd’hui à une situation identique. Un représentant
du Foreign Office britannique a déclaré que « les nations
n’ont pas d’amis permanents ; elles n’ont que des intérêts
permanents. » Malgré les accrocs entre la France et la Grande-Bretagne
au sujet de l’exportation de bœuf britannique, un rapprochement
entre ces deux pays est à plus ou moins long terme inévitable. Les
intérêts permanents de la Grande-Bretagne en Europe la pousseront
à s’unir avec la France pour contrer la puissance de l’Allemagne.
La guerre dans les Balkans
Comme toujours, les causes de l’instabilité
des Balkans doivent être cherchées en dehors des Balkans mêmes. Le
point de départ de la crise des Balkans a été l’effondrement
de l’URSS et la réunification de l’Allemagne. Il y a dix
ans, la nouvelle unification de l’Allemagne constituait un changement
fondamental des rapports de force au sein de l’Europe. De la
même manière, dans la deuxième moitié du 19ème siècle,
la montée en puissance de l’Allemagne, consécutive à son unification,
avait complètement modifié les rapports de force en Europe, et avait
notamment préparé le terrain pour trois guerres. Dans les deux cas,
les Balkans en furent affectés d’une manière déterminante, ce
qui a en retour affecté la situation internationale dans son ensemble.
Par une ironie de l’histoire, le 21ème siècle commence
tout juste comme le 20ème.
Jusqu’à récemment, les Européens s’imaginaient
que la guerre ne touchait que d’autres peuples, sur d’autres
continents. La classe ouvrière européenne avait oublié ce qu’est
la guerre, de même qu’elle a oublié à quoi ressemblent les révolutions
et les contre-révolutions. Le bombardement de civils, le nettoyage
ethnique, la folie xénophobe et les camps de concentration étaient
supposés n’appartenir qu’au passé. La guerre du Kosovo a
imposé un rude réveil à l’Europe. Elle constitue un tournant
majeur dans l’histoire du continent et du monde entier. Elle
rappelle concrètement que nous n’en sommes plus à l’époque
où l’équilibre de l’opposition entre deux super-puissances
(les États-Unis et l’URSS) déterminait la relative stabilité
des rapports internationaux. A l’époque, il aurait été hors de
question que les États-Unis se permettent d’attaquer l’Irak
ou de bombarder la Yougoslavie. La disparition de l’URSS a permis
aux États-Unis d’émerger comme l’unique super-puissance
mondiale, et lui a permis de développer une politique étrangère plus
agressive.
Les textes politiques que nous avons publiés au sujet
des Balkans ces huit dernières années nous autorisent à dire que nous
sommes la seule organisation à n’avoir pas perdu la tête, et
à avoir maintenu sur cette question une position de classe et internationaliste.
Quel était la signification de ce conflit ? Tout d’abord, il constitue
une modification majeure de la situation mondiale. Il signifie un
changement fondamental des rapports de force internationaux qui se
sont développés ces dix dernières années, depuis l’effondrement
du Stalinisme et de l’Union Soviétique.
On a tendance à attribuer à la politique étrangère
de Washington une finesse et une capacité d’anticipation qui soit
à la mesure de sa puissance militaire. Et pourtant, si l’on considère
les actions de l’impérialisme américain, il est difficile de
discerner, dans les Balkans, une stratégie à long terme cohérente,
et qui ne repose pas sur le simple principe de l’utilisation
de son irrésistible puissance de feu pour agresser le reste du monde
et imposer aux gouvernements sa volonté. Le principal — et peut-être
unique — péché dont s’est rendu coupable le gouvernement yougoslave
aux yeux de Washington, c’est de n’être pas prêt à se plier
à ses dictats.
Les seuls qui aient semblé savoir depuis le début
ce qu’ils voulaient dans les Balkans, qui ont établi une série
d’objectifs bien définis suivant un plan d’action précis,
ce sont les Allemands. Le premier résultat en fut la désintégration
de la Yougoslavie. Bien entendu, celle-ci connaissait déjà des problèmes
internes. L’abolition de l’autonomie du Kosovo — en elle-même
une expression des contradictions du vieux système — a aggravé les
tendances nationalistes que Tito s’était toujours efforcé de
contrôler. Mais, comme toujours, les flammes ont été attisées de l’extérieur.
En s’immisçant dans les affaires internes de la Yougoslavie,
en poussant la Slovénie et la Croatie à rompre avec la Yougoslavie,
l’Allemagne a déchaîné des forces que ni elle ni qui que ce soit
ne pouvait plus contrôler. Sans doute n’ont-ils pas anticipé
les conséquences de leurs actions. La démission du ministre allemand
des affaires étrangères, Genscher, était une façon tacite de reconnaître
leur mauvais calcul. Quoi qu’il en soit, ce sont d’autres —
et en particulier la France et la Grande-Bretagne – qui ont dû
en assumer les frais.
La brutalité impérialiste de l’OTAN
L’insolence de l’impérialisme américain,
qui cherche à imposer ses volontés au reste du monde, s’est exprimée
tout d’abord par l’agression de l’Irak, puis par le
bombardement du Kosovo. Dans le fond, l’OTAN n’est qu’une
couverture pour les ambitions mondiales des États-Unis. Lors du sommet
tenu par l’OTAN, début 1999, un nouveau document stratégique
a été présenté qui élargissait le pouvoir d’intervention de l’OTAN.
Ce texte constitue une révision fondamentale des normes de la diplomatie
internationale, qui sont restées essentiellement les mêmes pendant
350 ans. Depuis le traité de Westphalie en 1648, le principe de base
des relations internationales, du moins sur le papier, était celui
de non-ingérence dans les affaires internes d’autrui.
En ce qui concerne le Kosovo, il est difficile de
dire si les États-Unis ont agi suivant un plan préconçu. C’est
une possibilité, mais c’est celle qui semble la moins probable.
Il est plus probable que toute la guerre a été la conséquence d’un
mauvais calcul. Clinton a été poussé par le Département d’État à croire
que Belgrade se rendrait aussitôt que quelques bombes auraient été
lâchées. Mais les choses ne se sont pas déroulées aussi simplement.
Le Président Truman a fait la remarque que les généraux américains
étaient incapables de marcher et de mâcher du chewing-gum simultanément.
Quoi qu’il en soit, dans l’affaire du Kosovo, pour une fois,
le Pentagone s’est montré plus intelligent que l’actuel
Président des États-Unis. D’après des rapports fiables, il y
a eu une lutte entre le Pentagone et le Département d’État au sujet
de la ligne d’action à suivre. Le Pentagone s’inquiétait
de cette aventure en Yougoslavie et en particulier d’une guerre terrestre.
Pour rassurer les généraux, Clinton a explicitement exclu, dès le
début, l’éventualité d’une intervention terrestre –
une décision qui a été très critiquée par les experts militaires américains
et d’ailleurs.
Il est évident que les États-Unis ne voulaient pas
être entraînés dans une guerre dans les Balkans. Ce que voulaient
les États-Unis, c’était la stabilité des Balkans — sous leur
contrôle. Le problème, avec la Yougoslavie, c’est qu’elle
ne se pliait pas aux volontés des États-Unis. Le prestige des États-Unis
était aussi un facteur. Le succès des opérations militaires au Kosovo
était essentiel pour prouver le sérieux que met l’OTAN à atteindre
ses objectifs déclarés. Madeleine Albright — probablement la plus
obtuse des secrétaires d’État que les États-Unis aient jamais eu —
a fait tout ce qui était en son pouvoir pour provoquer les Yougoslaves.
L’arrogance pouvait se lire dans les « accords » de Rambouillet,
qui étaient écrits de telle manière qu’aucun gouvernement souverain
de ce monde ne pourrait les accepter. Ces accords étaient comparables
à l’infâme ultimatum posé par l’Autriche-Hongrie à la Serbie,
en 1914. Comme il était prévisible, la Serbie les a refusé, et les
bombardements ont commencé. Mais d’emblée, les choses ont mal tourné
pour l’OTAN. Belgrade ne capitulait pas et l’armée yougoslave
ne pouvait être détruite. C’est pourquoi l’OTAN a délibérément
bombardé des cibles civiles : des usines, des maisons, des ponts,
des hôpitaux, des écoles. Le but était alors de terroriser le peuple
yougoslave, pour l’obliger à se soumettre à l’impérialisme
américain, comme en Irak. Mais en Irak, après huit années de bombardements
et de blocus économique, Washington est plus loin que jamais d’y
avoir atteint ses objectifs stratégiques. Et il est très probable
qu’il en sera de même, à long terme, dans les Balkans.
La puissance militaire de l’impérialisme américain
est énorme. Ses moyens de destruction sont extraordinaires et terrifiants.
Ceci dit, la propagande américaine exagère en permanence les capacités
et la portée de sa technologie militaire. Par exemple, ils ont fait
tout un opéra de leurs bombes soi-disant « intelligentes ».
Elles sont si précises, disaient-ils, que même d’une très haute
altitude, elles peuvent atteindre la plus petite des cibles. L’objectif
d’une telle propagande était de faire croire à l’opinion
publique américaine qu’ils allaient gagner une guerre « propre »,
juste en larguant quelques bombes. Or, si toute cette propagande était
fondée, il serait difficile d’expliquer pourquoi des cibles comme
l’ambassade chinoise, des colonnes de réfugiés Kosovars, ou encore
ces pays alliés que sont l’Albanie et la Bulgarie, ont été bombardés.
En réalité, de tels faits démontrent que la théorie de l’infaillibilité
des bombes « intelligentes » est une pure absurdité.
On dit souvent que la vérité est la première victime
d’une guerre. En 1914, la France et la Grande-Bretagne ont lancé
une campagne de propagande visant à diaboliser les Allemands, en les
accusant de perpétrer en Belgique, qu’ils occupaient, les pires
crimes. Certaines de ces histoires d’atrocités étaient fondées,
d’autres ne l’étaient pas, ou étaient largement exagérées.
Cette propagande était en elle-même une sorte d’instrument militaire,
dans la mesure où elle préparait l’opinion publique au massacre
de la première guerre mondiale. De la même manière, toutes sortes
de crimes sordides furent attribués aux Serbes. Et sans aucun doute
des atrocités ont été perpétrées par les Serbes sur les Albanais du
Kosovo, mais pas à l’échelle qu’on nous a présentée. En
fait, la plupart des crimes ont été perpétrés après que l’OTAN
a commencé son bombardement. Et les auteurs en étaient non pas l’armée
yougoslave, mais les dénommés Tchetniks, c’est-à-dire
des bandes paramilitaires fascisantes. Le même phénomène a eu lieu
dans chaque guerre dans les Balkans. Et il est faux de dire que ces
choses-là ont été le monopole des serbes. La Croatie a expulsé 300
000 serbes de terres qu’ils avaient occupées pendant plusieurs
siècles. La Croatie a aussi lancé une campagne de nettoyage ethnique
contre les musulmans bosniaques de Mostar, en 1993. Mais tout cela
fut entièrement accepté par l’Occident, en vertu du principe
selon lequel « l’ennemi de mon ennemi est mon ami ».
Ils ont recouvert ces événements d’un silence complice, de même
qu’ils se taisent à présent au sujet du nettoyage ethnique et
des meurtres de civils serbes perpétrés par l’UCK.
Dans toutes les guerres, on utilise la propagande
comme une arme auxiliaire aux chars, avions et missiles guidés. Mais
l’avalanche de propagande qui a accompagné ce conflit du premier
au dernier jour est probablement sans précédent. Durant les bombardements,
les dirigeants de l’OTAN ont construit un barrage de propagande
visant à convaincre leurs peuples respectifs qu’il s’agissait
d’une guerre « juste ». Il était impossible à la masse
de la population d’entendre une autre version. Dès lors, même
si aucun enthousiasme guerrier n’animait, par exemple, les peuples
anglais et américain, la plupart des gens ont accepté la guerre, à
contre-cœur, comme étant inévitable. Cependant, en Italie et
en Grèce, une opposition massive à la guerre s’est développée.
De même, en Allemagne, l’opposition à la guerre a causé de sérieux
problèmes internes au SPD et aux Verts. Les Allemands, à la différence
des Anglais, n’avaient pas connu de guerre depuis 1945, et ne
souhaitaient pas renouveler l’expérience. Il est évident que
toute la propagande en faveur de la guerre était un tissu de mensonges
et que les stratèges de l’OTAN n’étaient pas motivés par des
préoccupations humanitaires. Leur refus d’accueillir les réfugiés
sur leur territoire le démontre à lui seul. En réalité, les massacres
perpétrées à l’encontre des Albanais kosovars arrangeaient l’OTAN,
puisqu’ils servaient à justifier les bombardements. Plus l’OTAN exagérait
l’étendue des massacres, plus elle pouvait justifier les bombardements.
L’image que l’OTAN aime donner d’elle-même
est celle de la grande et heureuse famille des pays démocratiques,
unie pour la défense de la paix et de la civilisation. Cette image
est cependant loin de représenter la réalité. Après la chute de l’Union
Soviétique, l’OTAN a taché d’augmenter le nombre de ses
membres, à travers un processus qui s’arrête à la frontière de
la Russie. Comme la guerre au Kosovo l’a démontré, l’OTAN
a discuté, sans parvenir à un accord, l’idée d’imposer un
embargo pétrolier à la Serbie. Or, imposer un tel embargo aurait signifié
s’engager dans un conflit avec la Russie, dans la mesure où cela
impliquait de bloquer les pétroliers russes. La Russie aurait alors
mobilisé une escorte navale, ce qui aurait inévitablement mené à un
conflit armé. Pour rendre légal ce type d’opération, l’OTAN
aurait eu à obtenir l’accord de l’ONU. Cependant, la Russie
et la Chine, au Conseil de Sécurité, auraient rejeté toute résolution
permettant à l’OTAN d’arrêter et de fouiller les bateaux
en pleine mer. C’est pourquoi la France, la Grèce et l’Italie
— tous trois membres de l’OTAN — se sont opposés en bloc à
l’idée d’embargo. Finalement, l’idée a dû être abandonnée,
prouvant une fois de plus que l’OTAN n’a pas de politique
unifiée, et a bien failli, pendant la durée des bombardements, provoquer
une scission dans ses rangs.
Pendant toute la durée des bombardements, le gouvernement
des États-Unis a du se battre pour maintenir l’unité de l’OTAN
La stratégie militaire des États-Unis se heurtait aux limites de l’opposition
à l’intérieur même de l’organisation. En mars, le gouvernement
italien était en difficulté. Le parlement italien a dû voter pour
la réouverture des négociations et pour la suspension des bombardements.
Aussi l’Italie et la Grèce étaient-ils considérés comme les points
faibles de l’OTAN.
L’Allemagne, elle aussi, n’était pas très
enthousiasmée par cette guerre. Après une semaine de bombardement,
des sondages d’opinion établissaient qu’un allemand sur
quatre seulement était en faveur d’une intervention terrestre.
Au sein même du gouvernement, cette question suscitait des hésitations.
Le parti des Verts étaient sous la pression de ses membres dont une
fraction significative s’opposait à la guerre, et une opposition
prenait forme au sein même du SPD. Si une intervention terrestre avait
été engagée, l’éclatement de l’OTAN aurait été très probable.
C’est pourquoi, finalement, l’OTAN et les États-Unis ont
été obligé de manœuvrer avec la Russie pour aboutir à une solution
au conflit qui ne comprenait pas d’intervention terrestre.
L’OTAN a-t-elle atteint ses objectifs dans les Balkans ?
A la fin de la guerre, l’OTAN a prétendu avoir gagné
la guerre. Que pouvaient-elle dire d’autre ? Il fallait donner
l’impression que les bombardements étaient parvenus à détruire la
machine de guerre yougoslave. L’OTAN a prétendu qu’un tiers
des chars serbes, soit des centaines de véhicules, avaient été détruits.
Mais en réalité, on n’a pu en compter que 13 ! Comme le révèle
le Guardian du 4/07/99, « il apparaît que les dommages
infligés aux forces terrestres serbes sont minimes comparés à ce qu’en
prétendait Jamie Shea lors des conférences de presse enthousiastes
que donnait quotidiennement l’OTAN. »
L’armée yougoslave était intacte. Elle s’était
enterrée, en attendant le combat terrestre. Il est clair que cette
armée s’était préparée au combat. Si un combat terrestre s’était
engagé, il n’est même pas sûr que les Américains l’auraient
gagné. Cela aurait été sans aucun doute une affaire très sanglante,
infligeant de lourdes pertes des deux côtés. Le terrain de combat
aurait été très difficile pour l’armée américaine, et sans comparaison
possible avec celui de la guerre du Golfe. C’est pourquoi le
Pentagone s’y est opposé. Dans de telles circonstances, la très
fragile unité de l’OTAN aurait été soumise à d’énormes tensions.
Il y aurait eu une très puissante opposition à la guerre dans tous
les pays membres de l’OTAN, y compris la Grande-Bretagne et les
États-Unis.
Ce ne sont pas les bombardements qui ont obligé l’armée
yougoslave à se retirer, mais plutôt le fait que les Russes, et en
particulier Eltsine et Tchernomédine, étaient eux aussi terrifiés
à l’idée d’une guerre en Yougoslavie. Ils en craignaient
les effets sur la Russie même. A la fin des bombardements, les correspondants
russes tombèrent de perplexité en apercevant les troupes serbes quitter
le Kosovo en brandissant des drapeaux et en signant la victoire. « Ca
ne ressemble pas à une armée vaincue. Ne savent-ils pas qu’ils
ont été battus ? » ont-ils demandés. En effet, l’armée yougoslave
n’a pas été battue au combat. Elle a été trahie, ce qui est une
toute autre affaire. Et cela aura de profondes conséquences en Russie
et en Yougoslavie.
D’après un article de Richard Norton-Taylor
paru dans le Guardian du 30/06/99, « L’OTAN, bien
entendu, n’avait pas d’autre choix que de crier victoire.
Un bon moyen de clamer le succès alors que les choses ne sont pas
allées comme prévu, c’est de changer les termes même de l’objectif
qu’on avait fixé. » En mars, le deuxième jour des bombardements,
le ministre britannique de la défense établissait que l’objectif
des bombardements était de « prévenir une catastrophe humanitaire
imminente, en contrant les attaques violentes actuelles contre les
Albanais du Kosovo perpétrées par les forces de sécurité yougoslaves,
et de limiter leur capacité à se livrer, à l’avenir, à de telles
répressions. » Or, le nettoyage ethnique a essentiellement eu
lieu après le début des bombardements, et l’armée yougoslave
est restée quasiment intacte.
Le fait que l’armée yougoslave n’ait pas
été battue a même été reconnu par certains membres de l’UCK Le
Guardian du 30/06/99 raconte que d’après Lirak Qelaj,
un soldat de l’UCK âgé de 26 ans, « les Serbes n’ont
pas été battus. De même les bombardements n’ont-ils pas été aussi
efficaces, au Kosovo, que ne le souhaitaient ce jeune soldat et ses
camarades. L’UCK, confirme-t-il, avait de grandes peines à faire
face aux attaques serbes et n’était pas capable de protéger les
milliers de personnes déplacées depuis la fin du mois de mars. Il
a aussi révélé que l’exode de centaines de milliers d’Albanais qui
ont quitté le Kosovo était plus le résultat des directives de l’UCK
que des déportations organisées par les Serbes. »
Au début des bombardements, les diplomates de l’OTAN
déclaraient que « l’alliance se donne pour objectif d’entamer
sérieusement, sinon de détruire l’armée serbe. »(Financial
Times du 27/03/99) C’était une question de stratégie importante.
La domination de la Serbie est une condition cruciale pour la domination
de tous les Balkans. Mais fin avril, il était devenu clair que « l’échec
de cette campagne avait causé un trouble croissant chez les politiciens
des deux côtés de l’Atlantique. »( Financial Times du
23/04/99)
Une fois les bombardements terminés, un aperçu plus
réaliste de la guerre commençait à émerger. Le Wall Street Journal
remarque qu’il « manquera quelque chose à la fin de cette
guerre : le sentiment d’avoir gagné. Après avoir subi, 76 jours durant,
l’assaut d’une si grande force militaire, équipée des armes
les plus récentes et puissantes, Milosevic, le chef de ce petit État
de seulement 11 millions d’habitants, a été capable de négocier
un compromis. »
Le général Sir Michael Rose, écrivait dans une lettre
au Times publiée le 14/07/99 : « Je suis surpris de vous
voir accréditer la propagande actuelle menée par les politiciens britanniques
et de l’OTAN, qui nous répètent inlassablement que la campagne
militaire menée par l’OTAN au Kosovo a atteint ses objectifs.
Car ce n’est manifestement pas le cas. Après onze semaines d’une
des plus intenses campagnes aériennes de toute l’histoire militaire,
il est évident que l’OTAN a complètement échoué dans la poursuite
de ses objectifs initiaux. De milliers de personnes sont mortes, et
plus d’un million ont dû s’exiler. L’Alliance a été
obligée de reformuler ses objectifs de guerre : il s’agissait
alors de permettre aux Albanais du Kosovo de retourner chez eux en
toute sécurité. Le succès dans cette tâche secondaire ne doit pas
obscurcir la leçon fondamentale de cette campagne aérienne : il est
impossible d’assurer la sécurité d’un peuple en larguant
des bombes à 5000 mètres d’altitude. Au lieu de s’engager
dans un cynique exercice de propagande, l’OTAN ferait mieux de
réfléchir aux manières dont elle pourra, à l’avenir, engager
efficacement des guerres humanitaires. L’Alliance devra, pour
ce faire, se doter d’une meilleure direction et faire preuve
d’une meilleure préparation au déploiement de troupes au sol.
Car, malheureusement, ses deux éléments essentiels semblent aujourd’hui
faire défaut. »
La guerre a aggravé l’instabilité des Balkans
Bien que cette guerre ait aussi été menée sous le
slogan du droit à l’autodétermination pour les Albanais du Kosovo,
il est évident que la division de la Yougoslavie n’était pas
l’objectif de l’OTAN Comme le souligne le Financial Times
du 27/03/99, « la complète désintégration de la Yougoslavie ne
peut pas être un des objectifs de guerre de l’OTAN. Celle-ci
s’oppose à l’idée d’un Kosovo indépendant, comme risquant
de déstabiliser toute la région. » Initialement, au contraire,
l’OTAN est intervenue dans le but de prévenir l’élargissement
du conflit, et avec l’intention de stabiliser la situation des
Balkans. Mais au lieu de cela, l’OTAN a aggravé la situation.
Aujourd’hui, les Balkans dans leur ensemble sont plus instables
que jamais.
L’accord de Rambouillet stipulait l’objectif
d’occuper toute la Yougoslavie. C’est désormais hors de
question. Les Américains n’en contrôlent pas moins, aujourd’hui,
une bonne partie des Balkans : non seulement la Bosnie — qui est,
comme le Kosovo, un protectorat américain — mais aussi la Macédoine
et l’Albanie. A ce stade, les États-Unis doivent décider de ce
qu’ils veulent faire de leur position dans cette région. Leur
objectif initial était d’établir une stabilité des Balkans sous
leur contrôle, et d’en faire ainsi leur protectorat. Mais voilà
: l’invasion du Kosovo n’a nullement apporté la stabilité.
Non contents d’avoir réduit la Serbie en cendres, ils lui imposent
un blocus économique brutal qui aura pour effet de désorganiser l’économie
serbe, et d’infliger alors de terribles souffrances à la population.
Or, il n’y a aucune possibilité d’une renaissance économique
des Balkans sans la reconstruction de la Serbie. Le blocus aura de
sérieuses conséquences sur tous les États voisins, qui connaîtront
l’instabilité et la souffrance.
Par ailleurs, la guerre menace aussi le Monténégro,
où les occidentaux intriguent à leurs propres fins. Bien que l’OTAN
veuille éviter un effondrement complet de la Yougoslavie, elle n’en
cherche pas moins des points d’appui pour affaiblir le gouvernement
de Belgrade. La présence de troupes occidentales, en Bosnie et au
Kosovo, encourage le gouvernement monténégrin dans la voie d’une
rupture avec la fédération yougoslave. Le gouvernement monténégrin
est clairement ouvert aux investissements occidentaux. Il est intéressant
de noter que ce gouvernement prévoit de réaliser son propre programme
de privatisations à grande échelle. Significativement, il veut aussi
introduire sa propre monnaie, en parité avec le Mark allemand. Et
pourtant, une telle sécession mènerait probablement à une nouvelle
guerre et déstabiliserait toute la région.
La Macédoine subit, elle aussi, d’énormes pressions.
Sept cent cinquante mille Albanais — soit 23% de la population —
vivent dans l’Ouest de la Macédoine. Et comme le souligne le
Financial Times du 27/03/99, » il est très difficile d’imaginer
que les Albanais de Macédoine n’en soient pas affectés. En bref, si
les aspirations albanaises sont encouragées au Kosovo, le processus
de déplacement des frontières et des populations pourrait reprendre…
ouvrant une nouvelle période de guerres balkaniques. » Le taux
de 40% de chômeurs ne fait qu’aggraver le problème. La présence
de 12000 soldats de l’OTAN est la seule chose qui maintient une
certaine stabilité.
Au Kosovo même, l’UCK ne cesse de battre le
tambour en réclamant l’indépendance du Kosovo. Ils veulent s’installer
eux-mêmes au pouvoir, mais leur succès est très improbable puisque
les Américains ne veulent pas d’un Kosovo indépendant. Cela signifierait
en effet la création d’une Grande Albanie, et cela aurait de
graves conséquences sur le reste de la région. L’UCK parle même
d’inclure dans la Grande Albanie non seulement une partie de
la Macédoine, mais aussi une partie de la Grèce. Voilà qui est dangereux
! Cela ne pourrait être qu’un point de départ pour de nouvelles
catastrophes militaires pour tous les peuples des Balkans. Par-dessus
tout, l’éventuelle division de la Macédoine constitue une menace
de guerre impliquant militairement non seulement la région elle-même,
mais aussi peut-être la Grèce, l’Albanie, la Bulgarie, et même
la Roumanie et la Hongrie. Il faut même envisager la possibilité qu’un
conflit général, dans les Balkans, jette face à face ces vieux ennemis
que sont la Grèce et la Turquie. Les conséquences de tout cela sur
les États-Unis, l’OTAN et l’Union Européenne sont incalculables.
C’est pourquoi les Américains sont piégés au Kosovo, comme ils
le sont en Bosnie. Ils ne peuvent se retirer sans provoquer un bouleversement
des Balkans qui impliquerait ses alliés et mènerait à l’éclatement
de l’OTAN elle-même.
Dernièrement, la Croatie s’est quelque peu calmée.
Mais après la mort de Tudjman, le pays court le risque de vivre de
nouveaux bouleversements. Franjo Tudjman était encore un de ces anciens
staliniens convertis au nationalisme capitaliste. Cet ancien « communiste »
utilisait les symboles et le langage du fasciste croate Ustacha, dont
le régime était si sanglant que les nazis allemands eux-mêmes en dénonçaient
la brutalité. Aussi longtemps que cela servait ses intérêts, l’impérialisme
américain s’accommodait de cette politique de nettoyage ethnique
des musulmans serbes et bosniaques. Mais après les événements du Kosovo,
les Américains commençaient déjà à prendre leur distance à l’égard
de Tudjman, non seulement parce que ses jours étaient comptés, mais
aussi parce qu’il n’était pas toujours prêt, dans ses choix
politiques, à suivre la ligne américaine. Par exemple, Tudjman voulait
que les Croates de Bosnie aient leur propre identité politique, ce
qui constitue un premier pas vers leur absorption dans une Grande
Croatie — l’objectif à long terme de Tudjman. Or, cette politique
était en rupture ouverte avec les accords de Dayton. D’autre
part, Tudjman avait prévenu qu’il y avait des limites à sa coopération
avec le tribunal des crimes de guerre des Nations Unies.
Les Américains préfèreraient que la Croatie soit
gouvernée par de plus dociles laquais, et ils vont manœuvrer
pour instaurer un régime de marionnettes à Zagreb. Mais petit à petit
la population prend conscience du fait que le passage au capitalisme
n’a rien emmené d’autre que des guerres et la misère. Les
travailleurs croates commencent à se mobiliser. Toute l’histoire
montre qu’il y a un lien entre la guerre et la révolution. Lorsque
le brouillard du chauvinisme retombe, les peuples font le point sur
leur situation réelle et commencent à tirer leurs propres conclusions.
Leur colère se dirige alors contre les cliques dirigeantes qui les
ont menés sur les sentiers de la mort, de la destruction et de l’appauvrissement.
Tant que dure la guerre, les travailleurs avancent tête baissée. Mais
cela ne peut durer éternellement. Tôt ou tard, ils entrent dans l’arène
des luttes. Il y a eu, en Croatie, de grandes grèves de la part des
travailleurs, dont la presse occidentale a très peu rendu compte.
Cela préfigure le processus qui va prendre place prochainement dans
tous les pays balkaniques. A un certain stade, le terrain sera favorable
à une politique de classe internationaliste, fondée sur le programme
d’une fédération socialiste des peuples des Balkans : la seule
façon de sortir du cauchemar actuel.
Le réformisme et l’impérialisme
Il y a une connexion organique entre la politique
intérieure et la politique étrangère. Cela a été merveilleusement
rendu par la formule dialectique de Clausewitz : « La guerre est
la continuation de la politique par d’autres moyens. » Ceci
est profondément vrai. Un marxiste ne peut pas prôner une politique
pour la paix et une autre pour la guerre. Dans l’un de ses derniers
articles, Les syndicats à l’époque de la décadence de l’impérialisme,
Trotsky expliquait que les directions syndicales avaient une tendance
organique à fusionner avec l’État capitaliste. Le jugement de
Trotsky s’est révélé être juste. Les directions des syndicats
et des partis de gauche se sont partout alignées sur les intérêts
des État capitalistes, et ce à un degré sans précédant. Elles agissent
en agents des grosses banques et des multinationales. Sur la scène
internationale, elles sont les soutiens les plus enthousiastes de
l’impérialisme, et en particulier de l’impérialisme américain.
Ainsi, lors de la guerre au Kosovo, Tony Blair était le plus obéissant
de tous ceux qui ont emboîté le pas à Clinton. Le Ministre de la Défense
britannique de l’époque, Georges Robertson, est aujourd’hui le secrétaire
général de l’OTAN. Il n’y a là rien d’accidentel.
L’écrasante domination économique et militaire
des États-Unis trouve, elle aussi, son expression dans les échelons
supérieurs des organisations de gauche. Les dirigeants réformistes
des partis socialistes et communistes sont éblouis par le pouvoir.
Naturellement ! Les bureaucrates sont toujours impressionnés par le
pouvoir, que ce soit dans leur pays ou ailleurs. Ceci explique l’attitude
de Blair et de Schröder à l’égard de l’impérialisme américain.
C’est une loi qui gouverne le comportement des réformistes de
droite aussi rigoureusement que les lois de Newton et d’Einstein
gouvernent les mouvements des corps physiques. Dans leur propre pays,
ils sont parfois encore plus serviles à l’égard des banques et
des multinationales que les politiciens des partis de droite. La raison
en est simple à trouver.
La bureaucratie des partis de gauche, du fait de
sa position intermédiaire entre le salariat et les grands capitalistes,
jette toujours sur la classe dominante des regards où se mêlent la
crainte et l’envie. Ils se sentent inférieurs et ce sentiment
les plonge dans un puissant état psychologique fondé sur le besoin
de prouver que l’on peut compter sur eux pour contenir le mouvement
social, qu’ils sont les défenseurs les plus fiables de l’ordre
établi, et ainsi de suite. Voilà pourquoi les dirigeants de gauche
sont souvent plus serviles à l’égard des capitalistes que les politiciens
de droite. Ils sont moins capables de mener une politique indépendante.
Parfois, une administration conservatrice composée d’hommes d’affaires
et de banquiers en vient à élaborer une politique relativement indépendante
à l’égard des intérêts immédiats des banques et des multinationales,
sacrifiant les intérêts à court terme de telle ou telle section de
la classe capitaliste pour mieux défendre les intérêts à long terme
de cette classe dans son ensemble. Les réformistes sont organiquement
incapables d’un tel comportement. De même que le contremaître
d’une usine tyrannise les ouvriers, alors qu’il est lui-même
issu de leur rang, et lèche les bottes du patron, les réformistes
de droite ne perdent pas une occasion de frapper les sections les
plus faibles et défavorisées de la société, en appliquant à la lettre
les volontés des riches. Et sur la scène internationale, les dirigeants
de gauche se disputent le palmarès de loyauté à l’égard de l’OTAN,
c’est à dire du Big Brother outre-atlantique. En vérité,
de temps en temps, il arrive que les contradictions qui éclatent entre
les intérêts de leurs propres banquiers et industriels et ceux des
États-Unis les plonge dans une sorte de schizophrénie politique. Mais
la tendance fondamentale du réformisme n’en reste pas moins la
défense des lois du capitalisme, à l’échelle nationale et internationale.
Cependant ce processus a une autre face : à un certain
degré de son développement, il provoquera des convulsions et des crises
au sein des principales organisations du salariat, ouvrant ainsi la
voie à la formation de courants de gauche importants qui seront ouverts
aux idées marxistes. Une nouvelle variété de réformisme, un réformisme
« de gauche » sera porté alors au premier plan. Mais les représentants
de ces courants sont hélas bien confus et n’offrent pas d’alternative
sérieuse. Alors que les dirigeants plus droitiers soutiennent ouvertement
les intérêts de la classe capitaliste, les réformistes de gauche essayent
d’occuper une position plus intermédiaire. Leur confusion se
révèle clairement dès qu’il est question de la guerre. De même
qu’ils acceptent leur capitalisme national, tout en exigeant
de lui qu’il soit plus tendre avec les travailleurs, de même
ils acceptent la politique mondiale de l’impérialisme et les
dictats des multinationales tout en réclamant la paix. Ils ressemblent
ainsi à un végétarien bien intentionné qui tente de convaincre un
tigre sanguinaire de renoncer à la viande et de se contenter des salades
vertes. Leur utopisme boiteux s’exprime dans leurs appels constants
aux Nations Unies, dont ils imaginent bêtement qu’elles sont
capables de maintenir la paix entre les grandes puissances, à la manière
d’un gentleman anglais qui aide les vieilles personnes à traverser
la rue.
Les « Nations Unies » et la guerre
En plus d’écrire sur la lutte des classes, Karl
Marx s’est longuement consacré à l’étude des relations internationales
et de la diplomatie. Trotsky lui aussi recommandait sérieusement aux
travailleurs conscients d’étudier la diplomatie et d’en
comprendre le fonctionnement afin de saisir les réalités qui se cachent
derrière les mensonges diplomatiques. C’est notre travail à nous
aussi, en tant que marxistes et internationalistes, d’exposer
la fausseté de la propagande impérialiste, et de révéler les intérêts
et les manipulations cyniques que recouvre la phraséologie diplomatique.
Nous avons fait notre devoir pendant la guerre au Kosovo, en dévoilant
les mensonges et l’hypocrisie de l’impérialisme américain,
et de ses acolytes à Londres, Paris et Bonn. De même, une part importante
de notre travail consiste à expliquer le mensonge que constitue l’idée
des Nations Unies comme force de paix.
Il est nécessaire d’appréhender consciemment
la politique, que ce soit la politique nationale ou internationale,
d’un point de vue de classe. Il y a bien des analogies existant
entre la guerre entre classes et la guerre entre nations. Les mêmes
principes de base s’y appliquent. Par exemple, un accord — que
ce soit entre un patron et ses employés ou entre nations — n’est
jamais que l’expression du rapport de force momentané entre les
parties. Il n’est rien de plus. Il faut être bien naïf pour croire
qu’une signature sur un bout de papier suffit à résoudre un problème
sérieux. Le jour où les rapports de force changent, l’accord
n’a plus de valeur. Dans une usine, l’accord est alors dénoncé,
soit par les travailleurs, soit, et le plus souvent, par le patron.
La question se règle dans un conflit qui détermine lequel des deux
camps est assez fort pour imposer un accord qui lui est plus favorable.
Le même schéma s’applique aux accords et aux traités entre nations.
Hegel — ce merveilleux philosophe — est très impopulaire,
parce qu’incompris, chez les bourgeois et les petits bourgeois.
Entre autres critiques stupides qu’ils lui font, ils essayent
d’expliquer qu’il fut un apologue de la guerre, un précurseur
du militarisme et même de Hitler. Or, ce que disait Hegel, c’est
que dans l’histoire tous les problèmes sérieux se règlent par
la guerre. On voit mal quel argument opposer à cette idée élémentaire.
Toute l’histoire montre que lorsque la classe dirigeante fait
face à des problèmes dont dépendent ses intérêts fondamentaux, elle
ne recourt pas à des traités, des négociations ou à d’autres
choses de cet ordre. Elle recourt à la guerre. On peut le regretter,
mais cela n’en est pas moins un fait.
L’idée que les conflits entre nations peuvent
se résoudre au moyen d’un arbitrage pacifique est une illusion
profonde, comme l’a montrée l’expérience de la Société des
Nations avant la deuxième guerre mondiale. De la même manière, toute
l’histoire depuis 1945 — et tout particulièrement ces 10 dernières
années — montre que personne ne prête une quelconque attention aux
Nations Unies, à l’exception des réformistes qui, à chaque crise
internationale, bêlent en cœur : « Les Nations Unies, s’il
vous plaît ! » Ils essayent de présenter les Nations Unies comme
la solution à tous les problèmes et à toutes les guerres. Autrement
dit, ils ne comprennent pas l’ABC des relations mondiales et
n’ont strictement rien appris de toute l’histoire des 50
dernières années.
Solon d’Athènes écrivait : « La loi est
comme une toile d’araignée : les petits s’y font prendre
et les grands la déchirent. » Quelle profonde connaissance de
la nature de la loi avait l’auteur de la constitution athénienne
! Les Nations Unies ne peuvent rien résoudre. Pour être plus précis,
les Nations Unies sont un forum représentant les différentes puissances
impérialistes qui peut résoudre les questions secondaires dans lesquelles
aucun de leurs intérêts fondamentaux n’est en jeu. Les impérialistes
américains reconnaissent, pour la forme, les Nations Unies, mais chaque
fois qu’ils ont un problème pour lequel les Nations Unies leur
serait une gène, ils se contentent de l’ignorer. C’est ce
qu’on a vu lors de la crise au Kosovo. Les dirigeants réformistes,
y compris leur variété « de gauche », réclamaient à grands
cris que soit établie la « légitimité » du bombardement de
la Yougoslavie : « Le Conseil de Sécurité doit voter, les Nations
Unies doivent décider ! » Mais la guerre au Kosovo est une preuve
de plus que lorsque les intérêts fondamentaux des États-Unis sont
en cause, les principes de juridiction internationale les laissent
parfaitement indifférents. Il n’y a rien de nouveau dans tout
cela. Lorsque Trotsky, en 1918, est allé conduire à Brest-Litovsk
des négociations avec les impérialistes allemands et autrichiens,
il essayait de faire tourner les négociations en rond pour gagner
du temps. En même temps, il utilisait les tables de négociation d’une
façon internationaliste et révolutionnaire, en faisant des discours
révolutionnaires qui étaient destinés, par-dessus les têtes des généraux
et diplomates, aux travailleurs autrichiens et allemands. La tactique
de Trotsky était très efficace. Ses discours étaient publiés dans
les journaux allemands et autrichiens et avaient contribué à la mobilisation
des travailleurs dans ces pays. Ceci dit, cette diplomatie révolutionnaire
avait ses limites. A un moment donné, au milieu de l’un des discours
de Trotsky, Hoffmann, l’un des généraux, a posé ses bottes sur
la table. Et Trotsky ne doutait pas un instant que la seule chose
qui fût concrète, dans cette salle, était cette paire de bottes sur
la table. En dernière instance, toute diplomatie s’appuie sur la menace
de la force.
Dans le conflit au Kosovo, les intérêts vitaux de
l’impérialisme américain étaient en jeu. C’est pourquoi
il était hors de question pour lui de s’en référer au Conseil
de Sécurité de l’ONU, où il aurait été sujet au veto des russes
et des chinois. Aussi les Américains ont-ils tout simplement ignoré
le Conseil de Sécurité. Suivant l’exemple du général Hoffmann,
ils ont mis leurs bottes sur la table. Ils ont fait la guerre à la
Yougoslavie à travers l’OTAN, qui est supposé être une alliance
occidentale, mais qui n’est en fait rien d’autre qu’un
bloc militaire sous domination américaine. Et bien que les États-Unis
soient en faveur du maintien de l’ONU, qui peut parfois leur
servir de couverture pour certaines opérations (comme en Corée), ils
n’hésitent pas, si nécessaire, à la mettre de côté. De toute
manière, l’ONU dépend largement de financements américains :
un fait que les Américains rappellent fréquemment à l’ONU en
« oubliant » de payer ses cotisations. Bref, il est aussi
insensé de prétendre soumettre la politique internationale des États-Unis
aux décisions de l’ONU que de songer à mettre le budget militaire
des mêmes États-Unis sous le contrôle de Greenpeace.
Les conséquences pour la Russie
Le conflit au Kosovo a eu de grands effets sur la
Russie, et les répercussions s’y font toujours sentir, tout particulièrement
dans l’armée russe. Les généraux russes ont été désagréablement
secoués par cette guerre engagée contre leurs alliés traditionnels.
Les militaires russes ont contemplé avec horreur la destruction de
l’appareil de défense aérienne yougoslave par des armes de haute
technologie. Dix années de privatisations et d’ »économie
de marché » n’ont pas seulement ruiné la Russie. Elles ont
aussi mené à une sérieuse détérioration de la capacité de combat de
l’armée. Les militaires n’ont pas reçu d’investissement
conséquent depuis 10 ans. Et il est clair qu’ils doivent en bouillir
de rage.
L’état d’agitation de l’armée russe
s’est révélé lors de l’incident qui vit entrer les troupes
russes à Pristina. Une fois terminé, il ne s’est plus agit que
d’un épisode. Mais ce fut un très dangereux épisode, qui n’avait
évidemment pas été prévu par le gouvernement russe. Le ministre des
affaires étrangères, Ivanov, n’a rien vu venir. Le plus probable
est que les généraux russes ont décidé que « trop c’est trop »,
que l’OTAN était allée trop loin, et que le moment était venu
de s’y opposer. Ivanov disait vrai lorsqu’il prétendait
ne rien savoir de cette affaire. Il est même probable que Eltsine
n’en savait rien non plus, ce qui se laisse aisément concevoir
dans la mesure où le président de la Russie ignore à peu près tout
sur tout. Eltsine n’est plus que le porte-parole de la clique
du Kremlin. lls l’appellent « le stylo » depuis que sa
sœur lui apporte des décrets qu’il se contente de signer.
Atteint d’alcoolisme jusqu’à la sénilité, Eltsine est, d’une
manière générale, incapable de réagir à quoi que ce soit — et encore
moins, donc, de monter un plan intelligent pour contrer l’OTAN.
Par contre, de temps à autre, il pique une crise de colère violente
(généralement accompagnée d’une rage jalouse à l’encontre
de son actuel premier ministre) et apparaît alors à la télévision
pour annoncer la dissolution du gouvernement.
L’un des hommes les plus franchement critiques
à l’égard du gouvernement est le général Ivachin. Il est clair
que ce général, ainsi que d’autres, a décidé qu’on avait trop
donné libre cours à l’OTAN. Mais qui que soit le commandant qui a
donné l’ordre aux forces russes qui étaient en Bosnie d’entrer
à Pristina, il ne s’agissait certainement pas d’une plaisanterie.
Elles ont été arrêtées à temps par des négociations, mais il n’empêche
que les risques de conflit étaient assez sérieux, comme l’a montré
la panique des occidentaux à la nouvelle de l’occupation de l’aéroport
de Pristina par des Russes.
Pourquoi Eltsine a-t-il abandonné la Yougoslavie
à son sort ? Il l’a fait, comme Judas, pour 30 pièces d’argent.
A la différence près que la quantité d’argent, dans notre cas,
était bien plus considérable : 4,4 milliards de dollars, pour être
exact. Des années de soi-disant réformes libérales ont ruiné la Russie,
au point que celle-ci avait besoin de l’argent occidental pour
éviter un effondrement complet. Un an plus tôt, les occidentaux ne
lui auraient pas donné d’argent, mais ils ont peur, aujourd’hui,
d’un effondrement de la Russie. Ils ont peur que tout le programme
de réforme ne s’inverse ; que les militaires, avec les communistes
et les nationalistes, ne renationalisent l’économie. La situation
en Russie est extrêmement instable. Bien qu’elle soit parvenue,
après la crise d’août 1998, à se stabiliser partiellement, il
est évident que la situation ne peut se maintenir ainsi très longtemps.
La crise économique d’août 1998 a soufflé comme un vent mortel
sur les réformistes libéraux, et la crise de Kosovo est un clou de
plus planté dans leur cercueil. Moscou est aux prises avec un état
de crise permanent. Les centres les plus sensibles du pouvoir sont
désormais affectés, y compris l’armée, qui s’oppose toujours
plus à la clique pro-occidentale qui a ruiné et humilié la Russie.
A un moment donné un nouvel effondrement économique
se produira. Dores et déjà s’élève une réaction de masse contre
le « marché », contre les « réformes », contre le
capitalisme, l’Occident et les Américains. La crise au Kosovo
a joué le rôle de catalyseur : et c’est pourquoi cette crise
n’était pas n’importe quelle crise, mais constitue bien
au contraire un tournant décisif pour la Russie et pour la situation
mondiale dans son ensemble. Si l’on considère la gravité de la
ruine qui atteint la Russie, il est même étonnant de les voir tenir
aussi longtemps. La seule chose qui a permis une stabilisation précaire
de la situation, c’est la politique de Zhuganov et des dirigeants
du parti communiste. La guerre en Tchetchénie a clairement été déclenchée
par le Kremlin pour faire diversion. Cela peut marcher un moment,
mais cela peut aussi bien se retourner contre le Kremlin. A un moment
donné, il y aura une nouvelle crise — et ce même en l’absence
d’une crise en Occident. Cette crise aura de profonds effets.
Inévitablement, à un certain stade, la classe ouvrière russe renouera
avec ses traditions de lutte et avec les idées révolutionnaires de
1905 et de 1917.
Quoi qu’il arrive, un nouveau conflit entre la Russie
et les États-Unis est inévitable. On s’y prépare de part et d’autre.
Les Russes se réarmeront, ce qui a de sérieuses implications pour
l’économie de marché en Russie, dans la mesure où, sur la base
de l’organisation actuelle de l’économie russe, un programme
sérieux de réarmement et de redressement national est impossible.
Les commentateurs occidentaux sérieux ne se font aucune illusion,
et c’est pourquoi ils craignent que tout le programme de réforme
fasse marche arrière. En effet, le seul moyen de commencer à résoudre
la crise en Russie serait de rétablir une planification de l’économie.
Le Caucase
La nouvelle guerre en Tchetchénie est une preuve
supplémentaire du déplacement du pouvoir, en Russie, vers l’armée.
Les généraux sont à présent bien en selle. Non seulement ils décident
du déroulement de la guerre en Tchetchénie, mais encore ils le font
sans égard pour ce qu’en pense la clique du Kremlin. Boris Eltsine
est à présent hors course. Mais les dirigeants de l’armée ne
tiendront pas plus compte du soi-disant gouvernement russe, qu’ils
considèrent comme la source de tous leurs problèmes. Dès qu’ils
auront commencé à prendre goût au pouvoir politique, les militaires
feront un pas de plus.
L’offensive en Tchetchénie a suivi une série
d’attentats à la bombe, à Moscou et dans d’autres villes
russes. Cela a provoqué une panique dans la population. Les attentats
ont immédiatement été mis sur le dos des terroristes tchétchènes.
Cependant, à ce jour, aucune preuve précise n’a pu confirmer
ces accusations. Aucun groupe tchétchène n’a revendiqué les attentats.
En outre, dans le passé, les terroristes islamistes visaient des ambassades
américaines, ou d’autres cibles du même type. Mais les attentats
dont nous parlons ont touché des immeubles résidentiels, et principalement
dans des cartiers pauvres. Loin de profiter à la Tchetchénie, ces
attentats ont profité au gouvernement russe et aux généraux de l’armée.
L’ambiance d’hystérie anti-tchétchène entretenue par les
médias a permis de préparer psychologiquement les masses à cette nouvelle
offensive. Il est très probable que ces attentats étaient une provocation
organisée par une section de la clique dirigeante russe. Aux yeux
de ces bandits, la mort de simples travailleurs est une pacotille.
En conséquence, la guerre a été généralement populaire, en Russie,
et les sondages d’opinion sont si favorables à Poutine qu’on
parle de lui comme d’un possible candidat à la présidence.
Les occidentaux feignent de s’horrifier de la
destruction de villes et de villages tchétchènes par l’armée
russe — oubliant commodément qu’ils ont fait exactement la même
chose en Yougoslavie. Mais alors qu’ils ont immédiatement utilisé
les menaces et ultimatums contre Belgrade, ils sont cette fois-ci
beaucoup plus réticents. La raison en est évidente : ils n’osent
pas affronter l’armée russe. C’est aussi là l’une des
principales motivations de l’armée russe : montrer qu’ils
sont encore « maîtres en leur demeure » et qu’ils ne
sont pas prêts à être humiliés devant le monde entier. La guerre en
Tchetchénie est une sorte de démonstration de force de l’armée
russe qui montre au monde entier — et pas seulement aux peuples du
Caucase — qu’ils ne sont pas à prendre à la légère.
La guerre a été engagée avec cette indifférence à
l’égard des vies humaines qui a toujours caractérisé les généraux
russes. Ils n’ont jamais traité très gentiment les peuples du
Caucase, comme le rappelle l’histoire sanglante de la conquête
tsariste de cette région. Ceci-dit, la propagande anti-russe empeste
l’hypocrisie. Ses auteurs ne s’inquiètent pas plus du sort
des Tchétchènes que de celui des Kurdes, des Albanais ou des Kosovars.
Dans la mesure ou le conflit actuel fait partie de la lutte plus générale
pour le contrôle du Caucase, les occidentaux sont intéressés par la
question, et sont d’ailleurs largement responsables des différentes
guerres qui ravagent cette région.
Il va sans dire que nous condamnons l’écrasement
des petites nations du Caucase. Nous défendons le droit à l’autodétermination
des Tchétchènes et des autres peuples de cette région. Mais cela ne
règle pas tout le problème. Les sécessionnistes tchétchènes se sont
gravement trompés lorsqu’ils ont joué la carte de l’islamisme
en intervenant dans les pays voisins que sont le Daghestan et l’Ingouchie.
C’en était trop pour Moscou. Du coup, les Tchétchènes sont à
présent en train de perdre l’indépendance de fait qu’ils
avaient conquis. La Russie ne peut accepter la perte complète du Caucase,
qui signifierait l’entrée de l’impérialisme américain dans
son flanc sud, stratégiquement primordial. Il faut enfin prendre en
considération les énormes réserves en minéraux et en pétrole. Bref,
il est clair que l’armée russe est prête à aller jusqu’au
bout pour « pacifier » la Tchetchénie, même si cela doit signifier
la mise à feu et à sang de tout le pays.
Il y a déjà en Asie centrale une lutte féroce pour
la possession des importantes réserves de pétrole, de gaz naturel,
ainsi que d’autres matières premières de cette région. La Russie
y est en permanence en conflit avec la Turquie et les États-Unis.
C’est pourquoi la guerre n’a jamais cessé de faire rage,
au Caucase et en Asie centrale, ces dix dernières années. A la série
de guerres qui s’y est déroulée, il faut ajouter celles qui s’y
préparent. Il y a la guerre entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie,
dans laquelle l’Arménie est soutenue par la Russie, l’Iran
et la Grèce, alors que la Turquie, discrètement soutenue par les États-Unis,
soutient l’Azerbaïdjan. Il a déjà été établi que la Turquie est
un allié des États-Unis et d’Israël. Les Américains ont très
peur d’intervenir directement dans ce conflit, qui cependant
les intéresse beaucoup. Les États-Unis s’intéressent tout particulièrement
au pétrole de l’Azerbaïdjan et du Turkménistan. Une lutte pour
un oléoduc est au centre de ce conflit. Les Américains appuient la
Turquie, qui a des ambitions sur une vaste zone, dans la mesure où
beaucoup de peuples, en Asie centrale et dans le Caucase, parlent
une langue proche du Turc. L’Azéri, la langue officielle de l’Azerbaïdjan,
est en réalité un dialecte turc ; de même l’Ouzbek en est très
proche ; de même encore la langue parlée en Turkménistan. La Turquie
est une puissance impérialiste de taille moyenne qui essaye de s’étendre
dans cette région. Elle entre de ce fait en conflit avec la Russie.
La guerre en Tchetchénie est un élément d’une
situation plus générale. La Russie commence à réinvestir le Caucase,
le Daghestan et la Tchetchénie. Mais la Russie ne peut imposer sa
volonté dans le nord du Caucase sans avoir maîtrisé le sud, où elle
est entrée en collision avec la Georgie et l’Azerbaïdjan. Dans
le Caucase, la Georgie joue un rôle incontournable. Moscou a accusé
les deux pays d’aider les rebelles tchétchènes. Ce qui est certainement
vrai. En dehors de fournir un passage pour le déplacement de biens
et de personnes, la Georgie est le seul pays qui accepte la présence,
quoique discrètement, d’une mission étrangère tchétchène.
La Georgie et l’Azerbaïdjan ont fait clairement
savoir qu’ils voulaient faire partie de l’OTAN. Les États-Unis
essayent d’éloigner ces pays de la Russie, ce qui menace directement
les intérêts de celle-ci, qui ne tolèrera pas un tel processus. Le
conflit qui en résulte est la cause sous-jacente du chaos qui règne
actuellement dans le Caucase. La Georgie et l’Azerbaïdjan, ainsi
que l’Ukraine, l’Ouzbékistan et la Moldavie, sont déjà membres
du regroupement indiscutablement pro-occidental GUUAM, lequel est
passé d’une fonction initiale de coopération économique à une fonction
sécuritaire. Ils ont même formé une force commune, afin de protéger
le nouvel oléoduc de Baku-Supsor. L’objectif déclaré, concernant
cet oléoduc, et l’oléoduc de Baku-Ceyhan, qu’on prévoit
de faire passer par la Georgie et la Turquie, est de créer un passage
pour le pétrole des pays de l’Asie centrale qui échappe au contrôle
de la Russie. Cela constitue une menace à la fois économique et stratégique,
pour la Russie, qui a répondu à cette provocation en réaffirmant son
influence dans cette région.
Le dirigeant de la Georgie, Chevardnadze, ancien
ministre des affaires étrangères de la Russie, et proche de Gorbatchev,
est un admirateur enthousiaste de l’Occident qui ne cache pas
son désir de faire partie de l’OTAN. Dans une interview accordée
au Financial Times le 25 octobre 1999, Chevardnadze a rendu
compte de son intention de « frapper fort à la porte de l’OTAN »,
d’ici 5 ans. Dans la mesure où cela constitue une menace directe pour
la Russie, une telle déclaration dénote un manque d’intelligence de
la part de son auteur. Naturellement, la Russie va réagir violemment,
et celle-ci n’est pas sans avoir quelques cartes à jouer dans la région.
Moscou exerce une pression croissante sur Tbilissi. En plus de soutenir
l’opposition pro-russe en Georgie, la Russie soutient le mouvement
séparatiste de l’Ossétie du sud et de l’Abkhazie qui menace
de démembrer la Georgie. Jusqu’à récemment, Moscou avait des
troupes en Georgie. Leur retrait n’est qu’un expédiant stratégique
temporaire. Moscou prépare à la Georgie un plat très épicé. Chevardnadze
a échappé plusieurs fois à des tentatives d’assassinat. Sa chance
pourrait ne pas durer.
A sa manière caustique habituelle, l’agence Stratfor
commentait ainsi la situation : « Les gardes-frontières russes,
en quittant la capitale de la Georgie, Tbilissi, ont laissé derrière
eux un petit cadeau : une mine anti-personnelle.. Ce geste est une
petite illustration des démarches de plus grande envergure que mène
la Russie pour réaffirmer son influence en Georgie et dans le reste
du Caucase. La Russie doit établir son contrôle sur le sud du Caucase,
afin de s’assurer de la pérennité de son contrôle sur le nord,
et sur les ressources de l’Asie centrale. Le gouvernement géorgien
actuel est un obstacle aux objectifs de la Russie — un obstacle que
celle-ci s’efforcera d’éliminer. » (Stratfor.com Global Intelligence
Update, le 29 octobre, 1999).
Le dirigeant de l’Abkhazie, Vladimir Ardzinba,
a fait état de sa volonté de s’allier avec la Russie contre la
Georgie et de ses aspirations relatives à l’OTAN. Fin septembre,
la Russie a abrogé un accord bilatéral et ouvert sa frontière avec
la région sécessionniste de l’Abkhazie, lui fournissant d’emblée un
renforcement économique et militaire importante. Après avoir, en octobre,
temporairement refermé la frontière, la Russie l’a réouverte
le 26 octobre. De plus, en se retirant, les soldats russes ont laissé
leur matériel, qui aurait dû revenir aux militaires géorgiens, tomber
entre les mains des rebelles abkhazes. De son côté, l’Ossétie
du Sud s’est aussi rangé du côté russe. Son président, Ludvig
Tchibirov, a déclaré au journal télévisé du 25 octobre 1999 que son
gouvernement soutenait entièrement la campagne russe contre les « terroristes »
tchétchènes. Une autre région sécessionniste, l’Adjarie, a refusé
de payer des taxes au gouvernement géorgien et de laisser rentrer
dans la région les représentants officiels du parti au pouvoir.
La Russie a déjà prévenu la Georgie qu’elle
doit cesser de soutenir le gouvernement séparatiste tchétchène et
ses forces armées. Moscou a accusé la Georgie d’avoir précédemment
offert protection et droit de passage aux Tchétchènes. Elle prétend
aussi que les guérilleros tchétchènes ont rejoint les réfugiés fuyant
en Georgie et qu’ils sont en train de se regrouper sur le territoire
georgien. Dans une interview du 26 octobre 1999 avec Moskovsky
Komsomolets, le lieutenant général Gennady Troshev, dirigeant
de l’armée russe en Tchetchènie, a averti que si la Georgie ne
fermait pas ses 80 kilomètres de frontière avec la Tchetchénie, la
Russie les fermerait elle-même, et brutalement. Un avion de guerre
russe en route vers des objectifs en Daghestan a dores et déjà « accidentellement »
bombardé un village géorgien.
Pendant ce temps, la Russie use de tous les moyens
dont elle dispose pour resserrer son emprise sur le Caucase. Dans
le sud du Caucase, l’Arménie est le principal allié de la Russie.
Le 27 octobre, un groupe d’hommes armés est entré dans le parlement,
à Erevan, et a tué le Premier ministre ainsi que plusieurs autres
membres du parlement. Déstabilisée, l’Arménie a immédiatement
demandé l’aide de la Russie. C’était prévisible, comme était
prévisible la réponse de celle-ci. Le lendemain des assassinats, le
commando d’élite Alpha, du Service de Sécurité Fédéral de la
Russie, était envoyé à Erevan. L’armée arménienne, pro-russe,
a lancé un avertissement public au gouvernement qu’elle ne resterait
pas à rien faire, alors que la sécurité du pays était menacée.
Il est difficile de dire qui est à l’origine de ces
assassinats. Par contre, il est facile de voir qui en a profité. Le
résultat net en est que l’Arménie est plus solidement liée à
Moscou que jamais, ce qui a augmenté la pression sur la Georgie. En
réponse aux événements en Tchetchénie et en Arménie, le Département
d’État Georgien des Gardes-frontières a annoncé, le 28 octobre,
qu’il avait doublé le nombre de ses troupes et mobilisé tous
les officiers le long de la frontière arménienne. Cependant, la fermeture
de la frontière arménienne ne réussira pas à refouler l’influence
de la Russie sur la Georgie. Et après la Georgie vient l’Azerbaïdjan,
pays riche en pétrole. En somme, la Russie a lancé une campagne générale
pour réaffirmer son contrôle sur le sud du Caucase. Quant à l’OTAN,
elle ne peut absolument rien faire pour l’en empêcher.
Tout cela a des implications qui dépassent le cadre
de la Tchetchénie et du Caucase. Au moment de l’effondrement de l’URSS,
nous prédisions que la Russie se lancerait inévitablement à la conquête
des territoires et sphères d’influences perdus. Les événements
ultérieurs confirment cette prédiction. Nous avons prédit également
que la Russie, la Biélorussie et l’Ukraine s’allieraient.
Ce processus est déjà engagé. Il y a en Ukraine un mouvement important
en faveur d’une alliance avec la Russie. En Biélorussie, on ne
peut pas dire que le capitalisme se soit établi, et peu de choses
ont changé depuis dix ans. Il y a là aussi un mouvement en faveur
d’une nouvelle alliance avec la Russie. En Ukraine, la situation
est catastrophique. Les velléités de capitalisme y ont été encore
plus désastreuses qu’en Russie. Voici ce qu’en disait récemment
The Economist : « Avec une corruption rampante, un niveau
d’investissement quasiment nul, des services publics épouvantables,
l’Ukraine est plus désorganisée que n’importe quel autre
pays que l’Union Européenne avait jusqu’alors reconnu comme
l’un de ses candidats. » Une large fraction de la population
souhaite un rapprochement avec la Russie. C’est surtout vrai
de la partie Est de l’Ukraine, et moins vrai de la partie Ouest,
qui faisait partie de la Pologne autrefois. La plupart des Russes
ne considèrent pas l’Ukraine comme un pays indépendant. L’Ukraine
a été décrit par l’un des conseillers d’Eltsine comme une « entité
provisoire ». Cela exprime assez adéquatement la véritable attitude
de Moscou à l’égard de l’Ukraine.
Une union du « noyau dur » de l’URSS
— la Fédération Russe, l’Ukraine et la Biélorussie constituerait
un grand marché et agirait comme un puissant aimant sur les autres
républiques. Dans l’hypothèse d’un effondrement mondial
de l’économie, le processus de reconstitution de quelque chose
de semblable à l’URSS recevrait une puissante impulsion. Les
républiques d’Asie centrale se joindraient presque certainement
de leur plein gré à ce mouvement. Leur appartenance à l’Union
Soviétique leur était plus favorable que leur isolement actuel, en
dépit du fait qu’elles y subissaient une terrible oppression.
Dans cette hypothèse, le destin des États des Balkans dépendrait exclusivement
de la volonté de Moscou. Ils pourraient être occupés en quelques jours.
Le traitement qu’y reçoivent les minorités russes fournirait
l’excuse d’une intervention. Qui pourrait l’empêcher ?
L’OTAN et l’UE grogneraient, mais n’oseraient pas lever
le petit doigt. Dans ces conditions, il n’est pas du tout sûr
que l’armée russe s’arrêterait de l’autre côté de la
frontière polonaise. Dans tous les cas, dans l’hypothèse d’une
profonde crise de l’économie mondiale, les troubles se répandraient
dans toute l’Europe de l’Est et les Balkans. Des pays comme
la Roumanie, la Bulgarie et la Serbie, où le mouvement vers le capitalisme
a débouché sur un désastre, voteraient probablement pour un retour
au bercail. L’attitude des polonais, des hongrois et des tchèques
reste à voir. Mais partout, les partis pro-occidentaux, pro-capitalistes,
seraient confrontés à de graves problèmes.
Pour la majeure partie de la population, en Europe
de l’Est et en Russie, le mouvement vers le capitalisme a été
une catastrophe. The Economist — un partisan enthousiaste
de l’économie de marché — admet que « la liste des perdants
est longue. Partout la même plainte résonne : » les gens qui
nous gouvernaient, la « nomenklatura » communiste, sont toujours
au pouvoir. Ce sont les apparatchiks les plus rusés et les directeurs
d’usine les plus endurcis qui ont le plus profité du passage
au capitalisme, en tirant avantage des opérations de privatisation.
La corruption sévit dans tout le monde ex-communiste. Le crime organisé
envahit la région, ne rencontrant qu’une faible opposition de
la part des politiciens, des juges et de la police.
La condition des professionnels qualifiés, de même
que celle des gens sans instruction qui travaillaient dans des villes
en situation de faillite industrielle, est déplorable. Partout, les
plus de 60 ans sont misérables ; leur épargne et leur pension de retraite
sont pathétiques. Pour les intellectuels ratés qui servaient l’ordre
ancien, la vie est dure : avant, les poètes et les peintres (!) touchaient
un traitement mensuel et bénéficiaient d’un logement quasiment
gratuit. Le chômage est passé d’un niveau presque nul à plus
de 10%. C’est une ironie de l’ère post-communiste que les
mêmes travailleurs — par exemple, les mineurs et ceux de la construction
navale — qui ont tellement contribué au renversement du communisme,
ont souvent été aussi les premiers à perdre leur emploi dans le nouvel
ordre social (sic !).
Bien que la plupart des pays de l’ancien Pacte
de Varsovie se développent de nouveau, l’écart entre les pays
riches et les pays pauvres s’élargit. D’autres fossés se
creusent, entre les métropoles et les petites villes, puis entre les
petites villes et la campagne. Plus on va vers l’est et plus
l’agriculture se détériore. En Pologne, le cinquième de la population
travaille dans l’agriculture ; l’entrée du pays dans l’UE
fera tomber leur nombre à 5%.
Dans presque tous les pays ex-communistes, le niveau
de santé de la population est en baisse. Dans certains, l’espérance
de vie a brusquement diminué. En Russie, un homme vit en moyenne 58
ans, c’est-à-dire autant que dans bien des endroits de l’Afrique.
La population totale (aujourd’hui environ 147 millions) a diminué
par tranches de 1 million d’individus par an. » (The Economist
; 6/11/99)
Nous assistons aux débuts d’une réaction générale
contre l’économie de marché, à travers toute l’Europe de
l’Est. L’argument selon lequel l’économie de marché
résoudrait tous les problèmes de la Russie et de l’Europe de
l’Est s’est révélé être faux. Même en Allemagne de l’Est
il existe une réaction grandissante contre l’économie de marché,
comme l’indique l’augmentation des votes pour le SPD. La
masse des gens ne veut vivre ni sous un régime totalitaire et bureaucratique
de type stalinien, ni sous la dictature des grosses banques et des
multinationales capitalistes. L’avènement d’une profonde
crise économique, à l’échelle mondiale, plongera toutes les économies
de l’Europe de l’Est dans une crise. Un peu tardivement,
l’Occident prend conscience de la situation réelle de pays comme
la Pologne, où la classe ouvrière a une grande tradition révolutionnaire.
Strobe Talbolt, le conseiller stratégique actuel de Clinton pour l’Europe
de l’Est et la Russie, observait d’un air morne que les
Polonais ont été « trop secoués et pas assez soignés ». Nous
allons assister à des développements révolutionnaires, en particulier
en Pologne, où la classe ouvrière a vu les fruits de tous ses efforts
réduits à néant par les parvenus capitalistes qui détiennent le pouvoir.
Dans le contexte d’une nouvelle crise économique mondiale, l’idée
qu’il est nécessaire de se baser sur une économie nationalisée
et planifiée, mais sous le contrôle des travailleurs eux-mêmes, gagnera
rapidement du terrain en Pologne.
Un nouvel isolationnisme ?
Les États-Unis sont un colosse enfourchant
le monde. Ils dominent les affaires, le commerce et les communications.
Son économie est la plus florissante du monde, et sa puissance militaire
est sans égale. Et pourtant, malgré tout cela, le colosse est incertain.
Il a tant de pouvoir mais ne sait pas comment se comporter » (The
Economist, 23/10/99).
Leur rôle de gendarme du monde va coûter cher aux
États-Unis. Toutes les contradictions sont en train de mûrir, à l’échelle
mondiale. En tant que nation dirigeante du capitalisme, ce sont les
États-Unis qui auront à payer l’addition, en fin de compte. L’oppression
sans relâche des pays ex-coloniaux pendant des décennies, y compris
ceux de l’Amérique Latine, provoquent des explosions sociales
dans un pays après l’autre. Cela doit affecter directement les
États-Unis eux-mêmes. Les États-Unis ont essayé de bâtir un bloc économique
qui aille du Pôle Nord au canal de Panama et au-delà. L’ALENA inclut
dores et déjà le Canada et le Mexique, et l’intention première
était d’étendre sa sphère d’influence à tout l’hémisphère
Ouest. Cela offrirait aux États-Unis un marché énorme qui pourrait,
dans l’éventualité d’une crise économique mondiale, lui
servir de fief pour écouler les produits de son industrie et de son
agriculture. Mais ce rêve d’empire est déjà en train de tourner
au cauchemar. L’Amérique Latine est engagée dans une profonde
récession. L’un après l’autre, tous les pays font face à
des crises sociales et politiques. Dans deux pays au moins — le Venezuela
et la Colombie — la survie future du capitalisme est très incertaine.
Telle est la situation avant même que soit survenue la crise économique
mondiale.
En votant contre l’accord interdisant les essais
nucléaires, et ce alors que Clinton essayait de persuader l’Inde
et le Pakistan de le ratifier, la droite républicaine, majoritaire
au Congrès, se comporte de la même façon grossièrement isolationniste
qu’elle le fit en 1919, lorsqu’elle humiliait le président
Wilson en votant contre le traité de Versailles, et en rejetant la
candidature des États-Unis à la Société des Nations. Aujourd’hui,
certes, non seulement les États-Unis sont membres des Nations Unies,
mais ils en tirent toutes les ficelles. Mais chaque fois qu’ils
sentent que le Conseil de Sécurité pourrait leur faire obstacle, ils
traitent les Nations Unies avec mépris. L’Amérique, gémit The
Economist, « une fois les brutalise, une autre fois les ignore,
une autre fois encore oublie de leur payer ses cotisations… »
Naturellement. Pourquoi les États-Unis devraient-ils payer des cotisations
à un club dont le service ne les satisfait pas pleinement ? La philosophie
du Congrès ressemble à celle qu’on peut attendre de l’homme d’affaire
américain moyen : un mélange d’égoïsme à courte vue et de provincialisme.
Mais le champ de vision de l’occupant actuel de la maison blanche
n’est guerre meilleur. Il n’y a là rien qui rappelle les
capacités d’anticipation et les perspectives à long terme qui ont
caractérisé l’approche des classes dirigeantes anglaise et française
en matière de politique internationale. Les politiciens américains
ne sont capables que des calculs les plus crus, fondés sur l’intérêt
particulier immédiat et l’opportunisme. Telles sont les qualités
des dirigeants du pays le plus puissant du monde à l’aube du
nouveau millénaire. On peut mesurer le niveau du déclin du monde qu’ils
représentent au niveau du déclin de leurs propres qualités mentales.
La tendance croissante du Congrès à l’isolationnisme
n’est pas un accident. Même le plus borné de ces rustres commence
à comprendre que le rôle de gendarme du monde n’est pas seulement
une source de profits potentiels, mais qu’il représente aussi
un risque sérieux. Heureusement pour les États-Unis, la guerre au
Kosovo s’est achevée sans que ne coule de sang américain. Mais
celui qui a des yeux pour voir peut constater que le monde devient
toujours plus dangereux et instable. Ce n’est pas du tout à cela
que le monde était supposé ressembler après la chute du mur de Berlin.
Mais en dépit de la tentative que fait le Sénat de ramener l’Amérique
dans sa coquille, l’idée isolationniste n’a guerre d’avenir.
Pas plus que la Russie, la Chine et le Japon, les États-Unis ne peuvent
s’extraire du marché mondial. En dépit des doutes et protestations
du Congrès, les États-Unis seront forcés d’intervenir dans un
conflit après l’autre, et d’en assumer les risques.
Le comportement de l’impérialisme américain
à l’égard de l’hémisphère occidental s’est déjà révélé
lors des invasions de Panama, de la Grenade et de Haïti. Washington
a ainsi signifié son droit d’intervenir militairement où elle
veut dans « son » hémisphère. Mais il s’agissait là de petits
pays, militairement insignifiants. Et même, dans le cas de Haïti,
les États-Unis ont hésité, de peur de perdre des soldats. Mais le
cas de la Colombie est complètement différent. La situation en Colombie
inquiète profondément Washington, surtout dans la mesure où les États-Unis
se préparent à rendre le canal de Panama. La guérilla contrôle aujourd’hui
probablement la majeure partie des campagnes. Les négociations prolongées
n’ont mené nulle part. Les guérilleros ont simplement utilisé
les négociations pour renforcer leurs positions – un fait qui
n’a échappé ni à l’armée colombienne ni à Washington. Bien
que les Américains ne veuillent pas intervenir sur le terrain, ils
ont subrepticement fourni à l’armée colombienne des « conseillers »,
sous le prétexte de lutter contre le trafic de drogue. Ils ont également
équipé et entraîné un certain nombre d’unités spéciales qui sont
clairement sous leur contrôle.
La situation qui se développe au Venezuela suscite
elle aussi la profonde inquiétude de Washington. Le nouvellement élu
président Hugo Chavez vient de commissionner un projet constitutionnel
qui, entre autres choses, interdit la privatisation de la compagnie
de pétrole appartenant à l’État, et cherche à mettre en place
des mesures de restriction de l’investissement étranger dans
l’industrie pétrolière. Ce genre de politique heurte de front
les projets américains de privatisation et de rachat à très bas prix
des industries et des services des pays du Tiers Monde. Chavez bénéficie
d’un soutien de masse pour sa « révolution pacifique ».
Sa coalition, le Pôle Patriotique, domine l’Assemblée nationale,
avec 121 sièges sur 131. En s’appuyant sur le salariat et les
pauvres des villes et des campagnes, il pourrait aisément mettre fin
au capitalisme au Venezuela. Un tel développement, très probable dans
l’hypothèse d’une grande récession, est ce qui terrifie
Washington, qui fait pression sur Chavez afin de s’assurer que
cette « révolution » ne sortira pas du cadre du capitalisme.
Le point de vue de républicains comme G.W. Bush est
d’une simplicité enfantine. Les États-Unis sont la plus grande
puissance militaire du monde. Personne de psychologiquement équilibré
n’oserait s’y opposer. Par conséquent, les Américains ne
devraient pas s’embourber dans des opérations étrangères de « maintien
de la paix », mais devraient se contenter d’agiter, là où
c’est nécessaire, quelques pistolets à six-coups, comme dans
un bon vieux film de John Wayne. Il y a certes un élément de bon sens
dans cette approche. En dernier lieu, toute diplomatie s’appuie sur
une menace coercitive. Mais se dispenser de toute diplomatie n’est
en rien quelque chose de simple dans la mesure où le but de la diplomatie
consiste à parvenir à ses fins sans devoir recourir aux armes. Comme
quelqu’un l’a souligné lors de la crise du Kosovo, ces gens
ont oublié que s’il n’est pas cher de parler, la guerre
est une chose très coûteuse.
Les États-Unis ne peuvent s’isoler du reste
du monde, de ses crises et de ses conflits, pas plus qu’ils ne
peuvent renoncer à la diplomatie, aux alliances, ou encore leur implication
en territoire étranger. Tout au contraire. Leur engagement international
aura tendance à augmenter et même à devenir plus agressif. Bien entendu,
ils essayeront, dans la mesure du possible, d’éviter les affrontements
directs. Par exemple, si la situation en Colombie, comme il est très
probable, échappe à tout contrôle, ils inciteront probablement les
pays voisins à intervenir pour « y mettre de l’ordre ».
Cependant, dans la mesure où la crise économique et sociale s’étendrait
à toute l’Amérique Latine, cela ne saurait mener qu’à l’extension
de la lutte aux pays voisins. C’est suivant le même processus
que l’engagement de l’impérialisme américain au Vietnam
était l’une des causes principales de l’extension de la guerre
à Laos, au Cambodge et à toute l’Asie du Sud-Est. Tôt ou tard,
les États-Unis seront entraînés dans le conflit colombien, et devront
en subir les énormes conséquences.
Il y a une autre explication des tendances isolationnistes
du Congrès. Le déficit commercial des États-Unis atteint des niveaux
records, en dépit d’une légère amélioration. Aujourd’hui, la
vente des produits de toute l’économie mondiale dépend du marché
américain. Les importations des États-Unis sont de 30% supérieures
à ses exportations. En conséquence, et surtout depuis la crise en
Asie, le marché américain a été envahi par des marchandises étrangères
à bas prix. Les seuls huit premiers mois de l’année 1999, le
taux d’importation était de 10% supérieur à celui de la même
période de l’année 1998. La rectification de cette situation,
à court ou à moyen terme, paraît absolument exclue.
Déjà, en 1997, le Congrès a repoussé la demande de
Clinton, qui réclamait l’autorité nécessaire pour négocier le plus
rapidement possible des accords commerciaux. Depuis lors, les hommes
politiques américains se sont montrés toujours plus réticents à approuver
de nouvelles avancées du libre marché. La droite républicaine, au
Congrès, a fait tout ce qu’elle pouvait pour empêcher l’entrée
de la Chine dans l’Organisation Mondiale du Commerce. Les raisons
en sont évidentes. La Chine a un excédent commercial important avec
les États-Unis et le Congrès est dominé par des protectionnistes déclarés
ou déguisés. En réalité, ils sont finalement revenus sur leur position.
Mais si le vote avait été différent, cela aurait provoqué un désaccord
désastreux entre la Chine et les États-Unis, ébranlant au passage
l’aile pro-capitaliste du régime de Beijing. Ceci dit, les conflits
entre la Chine et les États-Unis n’ont pas été résolus.
Il y a une tension croissante non seulement entre
les États-Unis et la Chine, mais aussi entre les États-Unis et l’Europe,
qui s’affrontent au sujet des organismes génétiquement modifiés,
des hormones dans la viande, et des bananes. C’est un avant-goût
de la tournure que prendront les événements à l’avenir. Dans un récent
sondage d’opinion, pas moins de 46% des Américains approuvait
l’idée que « les Etats-Unis devraient ralentir la tendance
à la mondialisation, dans la mesure où cela nuit aux travailleurs
américains. » Cela explique pourquoi Clinton a été obligé de faire
des discours conciliateurs pendant les manifestations anti-OMC de
Seattle. Il faut noter que cette atmosphère existe en dépit du fait
que le taux de chômage américain est à un niveau exceptionnellement
bas. Qu’arrivera-t-il lorsque l’économie commencera à régresser ?
Tant que dure la croissance, le protectionnisme peut prendre des formes
largement déguisées, par le biais de sanctions « anti-dumping »
et d’autres mesures du même ordre. Début 1999, le Congrès a voté l’instauration
de quotas sur l’importation de l’acier à une proportion de deux contre
un. Dans l’éventualité d’une dépression de l’économie,
ce protectionnisme prendra des formes plus ouvertes et plus agressives.
Cela menacera l’existence même de la délicate structure du marché
mondial, qui s’est laborieusement constitué, ces 50 dernières années.
Souvenons-nous que c’est précisément le protectionnisme qui a
transformé le crash de 1929 en une dépression mondiale. Dans
un tel contexte, les contradictions sous-jacentes qui sont manifestes
dès à présent sur la scène politique mondiale s’intensifieront
considérablement.
L’Europe et les Etats-Unis
« La guerre de l’OTAN au Kosovo pourrait
bien se révéler être la secousse nécessaire pour produire un changement.
Le spectacle du déchaînement de la puissance américaine dans un coin
de leur carte, a effrayé les gouvernements européens et les a fait
réfléchir. Ils ont trouvé la plupart de leur arsenal militaire propre
ridiculement obsolète, comparé aux bombardiers furtifs et aux missiles
guidés de précision américains. Une fois commencée, c’est devenu
une guerre américaine dirigée par la Maison Blanche et le Pentagone,
et dans laquelle les Européens n’avaient qu’une faible influence
politique. » (The Economist)
La guerre au Kosovo fut aussi un tournant pour l’Europe.
Le fait qu’il se soit agit d’une guerre américaine, au cours
de laquelle l’OTAN était utilisée comme une couverture,
a donné une puissante impulsion à l’idée d’une force militaire
européenne, de façon à ne pas dépendre du bon vouloir des Etats-Unis.
La création du Marché Commun européen était une tentative, de la part
des États européens, de constituer un bloc économique capable de résister
aux pressions des géants de l’économie mondiale, le Japon et
les Etats-Unis. Les lilliputiens États de l’Europe de l’Ouest
étaient auparavant écrasés entre le puissant impérialisme américain
et la puissante Russie stalinienne. Aujourd’hui la menace de l’Est
a reculé. Mais ils sont toujours obligés de s’unir pour faire
face à la compétitivité des Etats-Unis et du Japon, lesquels organisent
leurs propres blocs économiques en Amérique Latine et en Asie.
Zbigniev Brzeznsky, ancien conseiller à la sécurité
nationale des Etats-Unis sous Jimmy Carter, décrit l’Europe comme
étant « principalement un protectorat américain, avec ses États
alliés, qui rappellent les anciens vassaux et tributaires. » Il
considère en outre cette situation nuisible pour les deux blocs. Effectivement,
toute l’Europe se trouve confinée dans un rôle de « suiveur »
de l’impérialisme américain. Cette réalité ne peut être occultée
par le fait qu’il s’agit, nominalement, d’une « alliance ».
La guerre au Kosovo a exposé aux yeux de tous l’humiliante dépendance
de l’Europe à l’égard des Etats-Unis. Mais cela pourrait
bien changer, dans la période à venir. Maintenant que l’URSS
n’existe plus, les États européens — à l’exception de la Grande-Bretagne
qui se plait à cacher sa faiblesse chronique derrière la fiction d’une
« relation privilégiée » avec l’impérialisme américain
— ne sont plus autant disposés à se plier aux volontés de Washington.
La cause sous-jacente des antagonismes grandissants
entre l’Europe et les Etats-Unis est la contradiction de leurs
intérêts économiques. Sous l’apparat de relations amicales, les
profondes contradictions entre l’Europe et les Etats-Unis se
sont manifestées lors des négociations de l’OMC, à Seattle. Le
problème immédiat était l’agriculture. Les Etats-Unis considèrent
à juste titre la Politique Agricole Commune européenne comme protectionniste.
L’Europe défend ses agriculteurs en se protégeant des produits
de l’agriculture américaine, sous divers prétextes, comme ceux
de l’utilisation d’hormones et des organismes génétiquement
modifiés. Cet émouvant souci de la santé des consommateurs serait
plus éloquent s’il n’était pas clairement établi que les
agriculteurs européens ont eux aussi été impliqués dans toutes sortes
de pratiques douteuses, comme la mixtion de nourritures animales avec
des carcasses et des excréments. D’un côté de l’Atlantique
comme de l’autre, ce qui compte, c’est le profit. Les arguments
de la santé des consommateurs et du bien-être des animaux jouent approximativement
le même rôle dans les guerres commerciales que les arguments de l’humanitaire
et de l’ « autodétermination » au Kosovo.
Les Etats-Unis accusent l’Union Européenne de
subventionner largement ses agriculteurs — ce qui est parfaitement
vrai — mais oublie au passage de mentionner les subventions que Washington
paye à ses propres agriculteurs. Huit milliards et sept cents millions
de dollars ont été débloqués, la seule année 1999, à titre d’
« aide d’urgence ». Comme dans les années 1920, la crise
économique est précédée par une crise de l’agriculture, minée
par la baisse des prix, la surproduction et la compétition internationale.
L’Europe et les Etats-Unis veulent exporter leur chômage tout
en protégeant jalousement leurs intérêts. Le conflit d’intérêt
est particulièrement aigu entre la France et les Etats-Unis, et pas
seulement sur le plan de l’agriculture. Les deux pays se sont
affrontés à plusieurs reprises dans le Tiers-monde, où la France n’est
toujours pas réconciliée avec la perte de son influence. La violente
guerre commerciale pour le marché des bananes en est le reflet. Les
Américains prétendent, non moins raison, que les bananes d’Amérique
du Sud et d’Amérique Centrale sont meilleures et moins chères
que celles produites dans les Caraïbes et qu’importe l’Union
Européenne. Seulement, l’ouverture du marché européen aux produits
des plantations d’Amérique Centrale (qui appartiennent à des
sociétés américaines) ferait la ruine de celles des Caraïbes (appartenant
à des sociétés européennes). Et ainsi de suite.
Les négociations de Seattle ont échoué à cause des
désaccords entre l’Europe et les Etats-Unis. L’avenir de
l’OMC même en est remis en cause. C’est une question très
sérieuse. Dans peu de temps, la quasi-totalité des exportations agricoles
américaines contiendra des organismes génétiquement modifiés. Que
se passera-t-il alors ? Ils s’arrangeront pour bricoler une forme
de compromis qui permette d’éviter une catastrophe pour le commerce
mondial, le principal moteur de croissance économique depuis 1945.
Ceci-dit, la crise au sujet de l’agriculture révèle la réelle
fragilité de tout l’édifice du commerce mondial. On n’a
pas toujours remarqué que c’est aussi le problème de l’agriculture
qui avait failli mener à l’échec des négociations précédentes,
en Uruguay. A Seattle, elles ont échoué. The Economist songeait
ainsi avec inquiétude aux conséquences possibles d’un échec des
négociations de Seattle : « Si cela se produisait, cela encouragerait
les groupes anti-OMC à intensifier leur offensive. Les Etats-Unis,
l’Europe et le Japon seraient tentés par des arrangements commerciaux.
Les Etats-Unis et l’Europe redoubleraient d’efforts pour
se départager les marchés à travers des accords régionaux préférentiels,
ce qui ne peut que saper les bases de l’approche multilatérale
à l’égard du commerce mondial. Le Congrès doit réviser, en mars, l’adhésion
des Etats-Unis à l’OMC. Certains feront probablement pression
pour en sortir ». (The Economist, 27/11/99)
Dans l’éventualité d’une crise économique,
les fissures qui existent aujourd’hui entre les Etats-Unis et
l’Europe s’élargiront jusqu’à devenir un abîme. Dans
le passé, cela aurait mené à une guerre. Dans les conditions actuelles,
une guerre est exclue. Cependant, il pourrait y avoir une violente
guerre commerciale, qui prendrait la forme de conflits menés par des
armées intermédiaires, pour des marchés et des matières premières,
en Afrique et en Asie. Etant donnée l’ampleur des antagonismes
entre les États européens, le projet d’une force armée commune
ne se concrétisera probablement pas. Car la question se poserait immédiatement
: qui commande ? Voila pourquoi tous les discours au sujet d’un
Super-Etat européen sur des bases capitalistes sont dénués de sens.
En l’absence d’une armée commune unifiée, d’une force
de police unique et d’un État central, il est impossible d’unifier
l’Europe, même sur la base d’un fédéralisme « souple ».
Aux Etats-Unis, par exemple, les différents Etats ont un degré considérable
d’autonomie, mais il n’y a qu’une armée, une seule
force de police fédérale, et un État central. Il est clair qu’une
Europe unifiée de cette manière ne saurait prendre corps que sous
la domination de l’Allemagne, ce qui ne pourrait pas se réaliser
de manière pacifique, mais seulement avec les méthodes de Hitler qui,
après tout, était parvenu à unifier l’Europe — sous le talon
de sa botte.
Washington observe l’évolution de l’UE avec
une certaine anxiété. D’un côté la montée de sentiments isolationnistes
les incline à rechigner à s’engager de l’autre côté de l’Atlantique
dans de coûteuses guerres. D’un autre côté, ils redoutent la
perspective d’une Europe échappant à leur contrôle. George Robertson,
l’ancien Ministre de la Défense de Tony Blair, aujourd’hui
récompensé par la fonction suprême au sein de l’OTAN, commentait
avec une inhabituelle ironie l’attitude schizophrénique des américains
à l’égard de l’Europe, « qui d’un côté, disent
: « Vous, les Européens, devez porter votre part du fardeau ».
Et quand les Européens répondent : « D’accord, on va porter
notre part du fardeau », les Américains disent alors : »
Attendez une minute, est-ce que vous nous demandez de rentrer chez
nous ? » »
Actuellement, l’Europe dépense dans l’armement
seulement 60% de ce que dépense les Etats-Unis. Mais cela pourrait
changer. Un processus général de réarmement est inévitable, dans la
période à venir. Et en fait, il a déjà commencé. François Heisbourg,
un expert français de la défense, soutenait l’idée qu’il
fallait que chaque gouvernement européen dépense 40 % de son budget
militaire global dans la recherche et le développement, réduise le
nombre de ces troupes à un maximum de 0,3% de la population, et en
aucun cas ne réduise les dépenses militaires. Un tel programme ne
reflète guère de confiance en un monde pacifique ! Mais pourquoi insister
sur la nécessité de dépenser plus dans la recherche et le développement ?
Est-ce que des armes plus sophistiquées sont nécessaires pour mener
de nouvelles guerres en Yougoslavie ou au Moyen Orient ?
La méfiance de l’Allemagne envers les Etats-Unis
s’est avivée à la suite de la guerre au Kosovo. « La politique
de l’Allemagne va probablement changer après le Kosovo »,
écrit Stratfor. « Il est fondamentalement dans l’intérêt
de l’Allemagne de maintenir de bonnes relations avec les Russes.
D’un point de vue géopolitique et financier, l’hostilité
de la Russie est la dernière chose dont l’Allemagne a besoin.
La confrontation qui a failli avoir lieu entre la Russie et l’OTAN,
pendant la guerre au Kosovo, a donné de quoi réfléchir aux Allemands.
Ils se sont trouvés momentanément face à l’abîme. Les membres
de la coalition Vert-Rouge, à Bonn, sont naturellement méfiants envers
les Etats-Unis et ses aventures militaires. Ils ont essayé de prouver
qu’ils pouvaient être de bons citoyens de l’OTAN, en étouffant
en eux leur viscérale sensibilité « années soixante ». Ils
en sont sortis avec la certitude qu’ils avaient eu raison de
se méfier des dirigeants américains et des aventures militaires. L’une
des conséquences du Kosovo, c’est que les Européens en général,
et les Allemands et les Italiens en particulier, vont devenir extrêmement
prudents avant d’accepter de suivre l’OTAN dans toutes ses
futures opérations » (Stratfor’s Global Intelligence Update
: Le Monde après le Kosovo ;3/05/99.
La France et la Grande-Bretagne, tous deux gênés
par la domination de l’Allemagne, sont en train de se rapprocher
en vue d’une alliance. Paris est en train de chercher à libérer
Londres de son lien avec Washington. Depuis la deuxième guerre mondiale,
la Grande-Bretagne a quasiment été réduite au rôle d’Etat client des
Etats-Unis. Cependant, le Kosovo a marqué un tournant dans les relations
entre ces différents pouvoirs. Le spectacle de la puissance militaire
accablante des Etats-Unis a poussé les Etats européens à chercher
à constituer une Force de Défense Européenne. Mais les Anglais et
les Français ne veulent pas que l’Allemagne domine cette force.
C’est ce que reflètent les discussions qui ont eu lieu entre
Blair et Chirac à Londres au sujet de la future coopération franco-britannique.
Ces discussions marquent le début d’un processus qui ne peut
mener qu’à la formation d’une nouvelle entente entre
Paris et Londres, dirigée contre l’Allemagne. Les tensions au
sein de l’UE s’aggraveront. Sous certaines circonstances,
elles pourraient même mener à la désintégration de l’UE elle-même.
Mais ce n’est pas l’issue la plus probable. Les capitalistes
européens savent qu’ils ne doivent pas laisser leurs conflits
internes mettre à mal leur union, qui les protège des Etats-Unis et
du Japon.
Une lutte internationale
Il y a dix ans, les chantres du capitalisme parlaient
d’un ordre de paix, de prospérité et de stabilité. A la place
de quoi nous sommes entrés dans la période la plus instable de toute
l’histoire de l’humanité. Cette période ressemble d’avantage
à la situation du début du 20ème qu’à l’exceptionnelle
période de paix à partir de 1945. L’ouvrage de Lénine, L’impérialisme,
stade suprême du capitalisme, a aujourd’hui une résonance étonnamment
moderne. Que disait Lénine au sujet de l’impérialisme ? D’une
part, il s’agit d’un capitalisme monopoliste, caractérisé
par la domination du monde par d’énormes multinationales. Le
processus de monopolisation a été poussé à un degré sans précédent.
Désormais, l’ensemble du commerce mondial est dominé par 200
multinationales tout au plus. Ce qui, en retour, détermine la politique
des gouvernements.
La nouvelle course aux armements depuis l’effondrement
de l’Union Soviétique n’est pas un hasard. Ils ne dépensent
pas tout cet argent pour le simple plaisir. Les pouvoirs impérialistes
font de sérieuses préparations pour la période qui s’ouvre en
ce moment. Comment expliquer de si colossales dépenses militaires ?
A l’époque de la guerre froide, on pouvait répondre à la question
: « Pourquoi avez-vous besoin de toutes ces armes ? » Mais
que faudrait-il répondre aujourd’hui ? On ne peut évoquer, comme
argument, la menace de la Russie ou de la Chine. Non, la réponse à
cette question réside ailleurs. L’exploitation des peuples coloniaux
et le pillage du Tiers Monde provoquera inévitablement un puissant
mouvement de masse — une nouvelle édition de la révolution coloniale.
C’est à cela qu’ils se préparent. C’est la seule explication
de la guerre contre l’Irak et de la monstrueuse brutalité de
l’impérialisme américain. Sous un mince vernis de « civilisation
chrétienne », les charmants et démocratiques hommes et femmes
de la classe dirigeante américaine ne s’arrêteront devant rien
pour défendre leurs intérêts envers et contre le reste du monde. Quand
il s’agit d’affliger les peuples coloniaux, aucune atrocité
n’est trop affreuse, aucun tourment trop sévère. Ils ne l’ont
pas publié dans la presse, mais le bombardement de l’Irak continuait
pendant la guerre au Kosovo. Chaque jour, ils ont continué à bombarder
l’Iraq, tuant des gens innocents, en dépit du fait que l’Iraq
est à genoux, d’un point de vue militaire, depuis bien longtemps.
Quelle en est la raison ? L’Iraq est battue. L’Iraq n’est
pas une menace militaire. Leur intentionestd’avertir les peuples
du Moyen Orient, dont ils savent que les régimes sont instables :
si vous nous défiez, voyez ce qui vous attend ! Nous pouvons, par
nos bombes, vous renvoyer à l’âge de pierre. Voila leur intention.
En juillet 1999, nous avons écrit : « En cherchant
à étendre à l’Est leur sphère d’influence, l’impérialisme
américain et l’OTAN ont accéléré la formation de nouveaux blocs
de pouvoir à travers le monde. La guerre au Kosovo a particulièrement
contribué à ce processus. En réponse à la menace de l’OTAN, la
Russie s’est bâtie une série de nouvelles alliances militaires
: avec la Chine, l’Ukraine, la Moldavie, et même la Yougoslavie.
La Russie forme aussi des alliances dans le Caucase, où elle est en
conflit avec l’OTAN. La position aggréssive et expansionniste
de la politique étrangère de l’OTAN et des Etats-Unis a eu des
effets sur la Russie en particulier, mais aussi sur d’autres
pays. Les frictions qui ont eu lieu lors du conflit au Kosovo entre
les forces de l’OTAN et la Russie sont en train de provoquer
un repositionnement significatif des forces et des relations entre
les puissances impérialistes. » (Les nouveaux rapports de force
après la guerre au Kosovo, Ted Grant et Fred Weston. 15/07/99).
Le thème dominant des relations internationales,
à l’aube du 21ème siècle, sera à nouveau la lutte
féroce entre la Russie et les Etats-Unis sur l’arène mondiale. Depuis
l’effondrement de l’Union Soviétique, une grande lutte de
pouvoir s’est engagée. Cela se manifeste au Caucase et en Asie
centrale où l’impérialisme américain et la Turquie, son allié,
affrontent la Russie et l’Iran, cependant que la Chine rôde en
arrière plan. Cela constitue le terrain d’une nouvelle guerre
froide, d’une nouvelle lutte pour l’hégémonie globale, et
d’une nouvelle division du monde en blocs. La Russie tendra inévitablement
à s’allier avec la Chine, dont la situation est elle aussi très
instable. La montée de l’hégémonisme américain est en train de
pousser la Chine et la Russie à s’allier. Et il est probable
que l’Inde sera entraînée dans ce bloc.
L’alliance de la Russie, de la Chine et de l’Inde
contre les Etats-Unis correspond à la logique de la lutte qui oppose,
dans le Pacifique, l’Amérique et la Chine. Non contents d’avoir
fait de l’Atlantique et de la Méditerranée des lacs américains,
Washington souhaite ajouter le Pacifique à la liste de ses courses.
Cela mènera inévitablement à une collision entre la Chine et les Etats-Unis.
Dores et déjà, la course aux armements s’accélère. Le Japon,
par exemple, vient d’acheter des missiles de défense aux Etats-Unis,
ce qui inquiète les Chinois, dans la mesure où cela porte atteinte
à leur propre dispositif de missiles. Il y a bien d’autres exemples
de la course aux armements qui a lieu dans le Pacifique. Telle est
la forme des événements à venir.
Les tensions s’aggravent en Asie, en particulier
entre les Etats-Unis et la Chine. Tout d’abord, il y a la question
de Taiwan qui, si elle n’était pas réglée, pourrait dans certaines
circonstances mener à une guerre. Les Chinois considèrent Taiwan comme
une partie inaliénable de la Chine, et le moindre mouvement de la
part de Taiwan, vers la déclaration de son indépendance unilatérale
serait interprété comme une intolérable provocation, eu égard aux
effets que cela aurait sur les autres minorités nationales, en Chine
(le Tibet, la Mongolie, le Sin-kiang). Les énormes et croissantes
tensions entre la Chine et les Etats-Unis ne dérivent pas toutes du
problème taiwanais, mais reflètent une collision plus fondamentale
entre leurs intérêts économiques et stratégiques. Il y a 10 ans, les
Américains considéraient la Chine comme un marché, et un marché seulement.
Nous remarquions alors que si les Occidentaux investissaient en Chine,
celle-ci construirait des usines, que ces usines produiraient des
marchandises, et que ces marchandises seraient exportées sur le marché
mondial, où elles concurrenceraient les marchandises américaines.
Et c’est précisément ce qui s’est produit. L’énorme
et grandissant déficit commercial entre ces deux pays (en défaveur
des Etats-Unis) provoque de fortes réactions hostiles aux Etats-Unis.
Cela mènera à de violents conflits, en dépit de l’admission de
la Chine à l’OMC.
Un grand point d’interrogation plane sur l’avenir
du capitalisme chinois. L’économie chinoise connaît de grandes
difficultés — sans pour autant, loin s’en faut, être aussi mal
en point que l’économie russe. La Bourse chinoise menace très
sérieusement de s’effondrer — ce qui ruinerait 40 millions de
personnes. L’adhésion de la Chine à l’OMC ne résoudra rien,
et pourrait même aggraver les choses. A la différence de la Russie,
la bureaucratie stalinienne en Chine a pu se maintenir assez fermement
au pouvoir. L’expérience de l’économie de marché (plus heureuse
qu’en Russie) a été maintenue dans certaines limites prédéterminées.
Elle est essentiellement confinée dans des régions côtières. Aujourd’hui
encore, seulement le tiers de la production relève du secteur privé.
Le secteur décisif est le secteur public, et dans l’hypothèse
d’une crise le secteur privé serait entièrement éliminé. Si la
classe ouvrière ne prend pas le pouvoir, la Chine pourrait bien revenir
à un régime de type stalinien (maoïste), se dirigeant en même temps
vers la formation d’un bloc avec la Russie. C’est précisément
la menace d’une telle évolution qui a persuadé le Congrès américain,
à contre-cœur et à la dernière minute, de lever son objection
à l’adhésion de la Chine à l’OMC. S’ils s’y étaient
opposés, l’humiliation de Beijing aurait porté un coup mortel
aux « réformateurs » pro-capitalistes. Clinton était forcé
de faire sérieusement pression sur le Congrès pour que celui-ci revienne
sur sa première position.
Toutefois, l’adhésion de la Chine à l’OMC
ne résoudra rien. Cela a donné un petit sursis aux réformateurs, dirigés
par le Premier ministre, mais leur victoire sera de courte durée.
Mais immédiatement après, la Chine annonçait des mesures restrictives
à l’encontre des compagnies étrangères, y compris France Télécom,
qui avait investi 1,4 milliards de dollars dans le but de mettre la
main sur le secteur des télécommunications, qui se développe rapidement.
« L’investissement, en Chine, a toujours été un champs de
mines » se lamente le Business Week « et son adhésion
à l’OMC n’y changera probablement rien — ni à court ni
à long terme. Le problème se pose assez simplement. L’entrée
massive de compagnies étrangères en Chine ruinerait le secteur public
du pays, ce qui causerait un chômage massif et des troubles sociaux.
Cette perspective alarme la bureaucratie, et la détermine à résister
à de nouvelles pénétrations des grandes multinationales. L’aile
« conservatrice », alliée à des gens comme le Président du
Congrès National, Li Peng, ont encore un grand nombre de moyens pour
saboter et retarder les accords avec des compagnies étrangères. L’entrée
de la Chine dans l’OMC donne à cette dernière le droit faire
des réclamations auprès de Genève, au lieu de s’adresser à Beijing.
Les Chinois se contenteront de hausser les épaules. « Et alors
? Laissez-les se plaindre autant qu’ils veulent. » Mais les
industries resteront sous notre contrôle. » (Business Week
du 29/11/99)
Pour les stratèges du capitalisme, les risques de
bouleversements, en Chine, sont évidents. Le Business Week
a commenté l’adhésion de la Chine à l’OMC dans un éditorial
qui a donné une voix à ces inquiétudes : « Aucune nation communiste
n’a réussi une conversion économique de l’envergure de celle
qu’essaye d’entreprendre la Chine sans que cela provoque
des bouleversements politiques massifs. Et jamais un marché libre
ne pourrait absorber un pays aussi immense sans y provoquer d’énormes
tensions ». Et il poursuit : « Avec 100 millions de travailleurs
émigrées errant dans ses villes, la Chine est en train de parier qu’elle
peut attirer assez d’investisseurs étrangers pour créer des emplois
pour son peuple. Mais elle doit trouver la force politique qui lui
permette de progresser dans ce sens. Les risques sont gros. Remettre
en cause les lois de l’OMC peut faire des dégâts dans le système
du commerce mondial, et miner les efforts que fait la Chine pour devenir
un pays moderne. » (Business Week , 29/11/99)
En Asie, la Corée est un autre foyer potentiel de
conflits. La Corée du Sud est aux prises avec des développements révolutionnaires,
cependant que la Corée du Nord est en train de s’effondrer. Le
Pentagone parle d’un danger de guerre, bien qu’il soit en
fait improbable que la Corée du Nord envahisse la Corée du Sud. Il
est vrai qu’il s’agit d’un régime totalitaire très
instable, et ce ne serait pas la première fois qu’un régime désespéré
s’engage dans cette sorte d’aventures. Bien que le Nord
soit dévasté, et connaisse des cas de véritable famine, l’armée
de Pyongyang — aussi incroyable que cela puisse sembler — est la
cinquième force militaire du monde. Cependant, dans la mesure où les
Etats-Unis seraient obligés d’intervenir, une telle aventure
serait vouée à l’échec. Il est plus probable que la Corée du
Nord est plutôt dans une situation similaire à celle de la Roumanie
des années 80. Le pays est dans une situation désespérée, le régime
est en train de s’effondrer. Pourtant, un régime totalitaire
peut maintenir son pouvoir à un point tel que personne d’extérieur
ne puisse savoir ce qui se passe. C’est comme le bouchon d’une
cocotte minute dont la soupape est défectueuse. Sous Ceausescu, il
semblait un instant que tout était sous contrôle. L’instant d’après,
tout explosait. La même chose peut se produire en Corée du Nord.
Perspectives révolutionnaires
Au début du 21ème siècle, le risque qu’une
guerre importante éclate entre les pays industrialisés a diminué.
Pour autant, le monde n’est pas devenu un endroit pacifique.
En ce moment, au moins 30 conflits armés y ont lieu. Ce sont de « petites
guerres » qui se déroulent pour la plupart d’entre elles
dans le Tiers Monde. Le fait que ce soient des guerres mineures, comparées
aux deux guerres mondiales qui ont façonné le 20ème siècle
ne les rend pas moins horribles pour les peuples qui y sont impliqués.
Il y a aujourd’hui plus de 50 millions de réfugiés dans le monde.
Ces guerres sont menées avec une extrême sauvagerie et au moyen d’armes
de destruction modernes comme les mines anti-personnel. La plupart
de ceux qui en sont victimes sont des femmes et des enfants. Souvent,
les enfants se battent dans ces guerres, munis d’armes mortelles,
mais légères, comme la Kalachnikov. En dépit de tous les discours
démagogiques sur la nécessité de nettoyer des champs de mines, des
millions de ces armes diaboliques sont stockées et trouvent facilement
leur chemin jusqu’en Angola, en Afghanistan ou jusqu’au Congo.
Dans la prochaine période, de telles guerres deviendront
toujours plus banales. Dans la plupart des cas il s’agira de guerres
par procuration avec, derrière elles, telle ou telle super-puissance
impérialiste. En Afrique, les impérialismes américain et français
sont engagés dans une lutte acharnée pour le contrôle des riches ressources
minérales. La Russie et les Etats-Unis s’affrontent dans le Caucase
et en Asie centrale. Cela mène à des guerres sanglantes et prolongées
au cours desquelles les puissances impérialistes rivales utilisent
à leurs fins propres les antagonismes nationaux, ethniques et tribaux.
En particulier, l’impérialisme américain, en dépit de tous ses
discours hypocrites sur l’humanitarisme et la démocratie, est
prêt à armer la pire espèce du rebut démoralisé et à le monter contre
les régimes qui le gênent. L’exemple le plus flagrant de ce genre
d’opérations fut l’Afghanistan, où les Etats-Unis ont soutenu
les soi-disant Moujahadin — en fait, des bandits et autres
coupeurs de gorges réactionnaires — pour renverser le régime pro-russe
de Kaboul. Aujourd’hui, après 20 ans de ces horribles pratiques
guerrières, le pays est réduit en une bouillie sanglante. Le monstrueux
régime taliban, qui veut ramener le pays au 7ème siècle,
a plongé l’Afghanistan dans l’abîme. L’Occident ne sourcille
pas. Ces guerres par procuration continuent d’avoir lieu. Les
Etats-Unis, la Russie, le Pakistan, l’Inde, l’Iran et l’Arabie
Saoudite, continuent à des degrés divers d’attiser pour leurs
propres fins la lutte entre des fractions rivales. Le seule chose
que Washington reproche au régime taliban, c’est qu’il n’est
pas sous son contrôle et qu’il donne un refuge à des gens comme
Ben Laden, un islamiste enragé et réactionnaire que la C.I.A soutenait,
au début, mais qui a développé depuis un certain goût pour les attentats
à la bombe contre les ambassades américaines.
Les pays capitalistes avancés s’arment jusqu’aux
dents. Dans un monde tourmenté par la pauvreté, la faim et l’analphabétisme,
dans lequel sept millions d’enfants meurent chaque année de maladies
comme la diarrhée, causées par le manque d’eau potable, des milliards
sont dépensés pour la production et le perfectionnement des moyens
de destruction. Ce n’est pas une coïncidence. Les impérialistes se
préparent pour les guerres du 21ème siècle – non pas
des guerres comme la première et la deuxième guerre mondiale, mais
des guerres destinées à écraser les petites nations retardées et à
assurer la domination de l’impérialisme. La France s’arme pour intervenir
dans ses sphères d’influence en Afrique et dans le Moyen-Orient. L’Allemagne
s’arme pour se préparer à des conflits en Europe de l’Est et les Balkans,
et pour une éventuelle confrontation avec la Russie. La Russie s’arme
pour défendre ses frontières et, si possible, reconquérir ses anciens
territoires et sphères d’influence à l’Est, au Sud et à l’Ouest. La
Chine s’arme pour empêcher la sécession de provinces rebelles, comme
c’est arrivé dans le passé, et à poursuivre en Asie une politique
agressive qui pourrait aisément mener à une guerre, dans le futur.
Selon toute vraisemblance, les Etats-Unis seraient entraînés dans
une telle guerre en Asie. Tout cela, bien sûr, est de très bonne augure
pour les grandes entreprises capitalistes qui fabriquent des armes
et qui font d’énormes profits.
Pour l’observateur superficiel, sans expérience du
marxisme et de la dialectique, la situation mondiale actuelle semble
présenter une image sans nuance de la réaction la plus noire. Le capitalisme
et impérialisme semblent être fermement en selle. Les démocraties
civilisées de l’Ouest, tout en prêchant le pacifisme au reste du monde,
sont toutes occupées à tester de sympathiques accessoires comme les
armes bactériologique et chimique, répandant de l’anthrax ou encore
la peste bubonique. Cette dernière maladie a décimé, au moyen âge,
un tiers de la population européenne. Cela pose une menace mortelle
à la survie même de l’humanité. De tous côtés sévissent des guerres,
des massacres ethniques et des répressions sanglantes. Et pourtant
ce sont seulement les manifestations de surface de l’agonie d’un système
qui a survécu à sa fonction et à sa nécessité historiques, et qui
est désormais si pourri qu’il n’est plus bon qu’à jeter. Les guerres
et convulsions qui tourmentent l’humanité infligent des souffrances
terribles, mais ne sont qu’un symptôme des contradictions insoutenables
du système capitaliste dans sa période de décadence sénile. Au fond,
elles sont la conséquence de la contradiction fondamentale entre le
colossal potentiel des forces productives et l’enveloppe étroite de
la propriété privée et de l’Etat-nation. L’avenir de toute l’humanité
dépend de la résolution de cette contradiction.
L’histoire montre qu’il y a une relation entre les
guerres et les révolutions. La révolution française s’est achevée
dans la guerre. C’est une guerre qui a déclenché la Commune de Paris
et une autre qui a déclenché la révolution russe. La guerre est l’expression
de tensions insoutenables entre des Etats nationaux, tout comme les
révolutions sont l’expression de tensions insoutenables entre les
classes sociales. Parfois, les guerres traduisent des contradictions
internes qui cherchent à se résoudre sur l’arène internationale. Mais,
en retour, les guerres exacerbent aussi les tensions internes et les
portent au plus haut degré. Les effets de la guerre du Vietnam sur
les Etats-Unis, et des guerres en Angola et au Mozambique sur le Portugal
en sont les deux exemples les plus évidents. L’époque dans laquelle
nous sommes entrés verra beaucoup d’autres cas similaires.
« Toute action a une réaction égale et opposée ».
Ce qui est vrai en mécaniqueest aussi vrai en politique. La période
de semi-réaction associée avec les doctrines de Reagan et de Thatcher
et avec la domination sans contrainte du marché (le « monétarisme
« ) arrive à son terme. Partout nous voyons les premières amorces
d’un rejet du capitalisme, de sa voracité, et des inégalités et des
injustices cruelles qu’il engendre. Les manifestations qui ont eu
lieu à Seattle lors de la conférence de l’OMC en sont l’expression
la plus probante. Cela montre qu’une nouvelle vague révolutionnaire
dans les pays ex-coloniaux aura aussitôt aux Etats-Unis et dans les
autres pays capitalistes développés des répercussions qui éclipseront
les manifestations massives qui avaient lieu pendant la guerre au
Vietnam.
La réaction contre le capitalisme et « l’économie
de marché » prend diverses formes, mais le fait est que des millions
de gens, à travers le monde, commencent à se questionner sur la possibilité
de remettre en cause les fondements de l’ordre actuel. Les promesses
faites il y a dix ans se révèlent n’être qu’une imposture hypocrite.
L’Asie s’est effondrée. L’Amérique latine sombre dans une grave récession
et la Russie est dans un profond marasme. L’idée que le capitalisme
(« l’économie de marché ») est la seule forme possible d’organisation
sociale, et que les hommes et les femmes sont condamnés de vivre à
jamais sous le joug du Capital, est une idée fausse.
>Nous devons nous préparer à des changements soudains
de la situation dans tous les pays, au Mexique, en Bolivie, en Grèce,
en France et même en Grande-Bretagne et en Allemagne. De grands mouvements
se préparent, et la question ici n’est pas : « Alors, dans combien
de temps cela arrivera-t-il ? Dans longtemps ? » Cela n’est pas
la question. Nous ne pouvons pas répondre à cette question, parce
que ce n’est pas une question à laquelle on puisse répondre scientifiquement.
Nous pouvons seulement dire que nous devons tirer parti de la présente
accalmie. Nous vivons une sorte de pause entre deux combats, et une
armée sérieuse, pendant de telles pauses, ne gaspille pas son temps.
Elle nettoie ses armes, elle creuse des tranchées, elle forme de nouvelles
recrues, elle analyse la guerre et se prépare à la nouvelle et inévitable
offensive.
>Pendant la première guerre mondiale Lénine était
complètement isolé. Il était en exil, sans ressources, et n’était
en contact qu’avec une petite poignée de personnes. C’était un contexte
de réaction noire, de triomphe du militarisme et de la sauvagerie.
La civilisation s’effondrait. Pourtant, Lénine pouvait discerner les
éléments d’une révolution mûrissant lentement. Avec quel enthousiasme
n’a-t-il salué l’ « insurrection de Pâques » en Irlande, en
1916, la décrivant comme le début d’une période de soulèvement national
et révolutionnaire. L’insurrection de Pâques a été réprimée dans le
sang par l’impérialisme britannique. Cependant l’analyse de Lénine
s’est avérée correcte un an plus tard. A l’aube du nouveau millénaire,
les marxistes authentiques sont les seuls, sur cette planète, à être
optimistes. Le capitalisme n’offre en effet que de sombres perspectives.
En vérité, les stratèges sérieux du capitalisme envisagent l’avenir
avec effroi. La période à venir sera riche en opportunités révolutionnaires.
Ceci a été brillamment démontré par la révolution en Indonésie, qui
n’est pas finie, ou encore en Iran, où la révolution ne fait que commencer.
L’histoire nous enseigne que les révolutions ne respectent
jamais les frontières. Les révolutions de 1848 balayaient l’Europe
d’un bout à l’autre. La révolution russe de 1917 — les « dix
jours qui ébranlèrent le monde » — non seulement avait un impact
colossal sur l’Europe, mais a eu de fortes répercussions en Asie et
au Moyen-Orient. Aujourd’hui, les prémisses de la révolution mondiale
ont atteint un niveau de développement sans précédent. Des événements
dans une partie du monde ont un effet immédiat sur toutes les autres
parties. Avec la globalisation, les conflits se propageront rapidement
d’un continent à l’autre. A notre époque, une fois que la révolution
éclatera dans un pays important, elle se répandra encore plus rapidement
que dans le passé. Il suffirait d’une seule victoire comme celle d’octobre
1917, surtout dans un pays industrialisé, et le mouvement fera tâche
d’huile, passant d’un pays à l’autre. Nous sommes entrés dans l’époque
de la révolution mondiale. Le 21ème siècle connaîtra une
recrudescence de la lutte des classes qui doit tôt ou tard mener à
une victoire des travailleurs et à l’instauration d’un nouvel ordre
mondial à la place de l’actuel chaos sanglant. Ce nouvel ordre mondial
porte un nom : le socialisme international.
Alan Woods
Ted Grant