Par rapport au reste du monde, la France, quatrième puissance économique, figure parmi les pays les plus privilégiés. Et pourtant, la situation de la vaste majorité de ses habitants ne cesse de se dégrader. En matière de conditions de travail, de logement, de santé publique, de qualité de l’enseignement, et même en ce qui concerne la “grande pauvreté”, la société régresse.
Nous avons maintenant plus de 5,5 millions de personnes qui vivent dans la pauvreté. Chez les salariés, tous secteurs confondus, le nombre de temps-partiel “imposés” monte en flèche. Le nombre de smicards (+50% en 5 ans) et d’intérimaires (615 000 en novembre 1999) aussi.
Nous pourrions parler des conditions dans les écoles et dans les hôpitaux, de la dégradation du milieu urbain, de l’accroissement des maladies liées aux conditions de travail, et remplir plusieurs pages de statistiques pour étayer notre propos. Le fait est que la société est refoulée en arrière, et ceci depuis de nombreuses années et indépendamment des fluctuations dans le cycle économique. Actuellement, la production en France augmente à un taux relativement soutenu, mais cette augmentation s’accomplit au détriment des salariés des secteurs concernés, comme dans l’automobile, par exemple. Le capitalisme est devenu incapable d’augmenter le niveau de vie de la masse de la population et ne peut désormais exister qu’au détriment de celle-ci.
Cette circonstance matérielle pèse infiniment plus lourd sur la balance de l’histoire que toutes les affirmations des “spécialistes” médiatiques, des professeurs universitaires ou encore des dirigeants politiques, pour qui la viabilité du capitalisme est devenue une idée fixe.
La force motrice de l’histoire sociale est le développement de la technique. A un certain stade de leur développement, les forces de production entrent en conflit avec l’ordre social existant. Tout au long de l’histoire, on observe que lorsqu’une forme sociale donnée (esclavagiste, féodale, capitaliste, ou encore de type “stalinien”) n’arrive plus à développer les moyens de production, ou tout au moins lorsqu’elle ne le peut qu’au détriment de la majorité de la population, alors commence une période de révolution. L’ordre capitaliste lui-même est né de l’incapacité de l’Ancien Régime à s’accommoder des techniques qui annonçaient l’ère industrielle.
Aujourd’hui, le capitalisme se trouve dans une impasse tout à fait analogue. Plus l’humanité travaille, plus les inventions et innovations techniques s’installent, et donc plus augmente la quantité de richesses extraites de chaque heure de travail, et plus la société dans son ensemble s’appauvrit !
Comme à l’époque de la Grande Révolution de 1789-94, c’est la forme de propriété existante qui étouffe le développement de la production et qui empêche la majorité de la société de jouir des richesses qu’elle crée. Ce constat peut sembler un peu “théorique” ou abstrait à certains de nos lecteurs. Mais il suffit de se poser n’importe quelle question d’actualité pour se rendre compte des ramifications pratiques de ce propos. Pourquoi n’y a-t-il pas assez de logements, au point que 2,2 millions de personnes en France sont mal-logées ou pas logées du tout ? Pourquoi le naufrage de l’Erika et le secret qui l’entoure ? Pourquoi veut-on démanteler les services publics ? Pourquoi l’Europe peut-elle se vanter d’une population “superflue” de 35 millions de personnes ? Les réponses à ces questions nous ramènent inéluctablement au simple fait que la production et l’activité économique en général sous le capitalisme doivent répondre au critère du profit privé, de la rentabilité du capital.
Le socialisme est l’expression des intérêts du salariat et, de manière générale, de tous ceux qui souffrent de l’exploitation capitaliste. Tout en luttant pour chaque avancée immédiate, aussi minime soit-elle, le socialisme explique la nécessité de mettre fin à la propriété privée des grands moyens de production, c’est-à-dire des “multinationales”, et de soumettre celles-ci à la gestion démocratique de la collectivité pour le bien commun. Mais comment, dans la pratique, le socialisme pourrait-il se réaliser ?
Karl Marx soutenait que le socialisme doit nécessairement être “l’œuvre des travailleurs eux-mêmes”. C’est pour cette raison que si, comme nous avons voulu le démontrer, les prémisses objectives d’une transformation socialiste de la société existent dores et déjà, cela ne suffit manifestement pas.
Le problème du socialisme à notre époque se réduit à la nécessité de surmonter l’écart entre la maturité des conditions objectives d’une transition au socialisme et le niveau de conscience politique des forces sociales qui doivent accomplir cette transition. La conscience politique d’une masse aussi large (les salariés constituent une majorité écrasante (86%) de la population active) ne saurait évoluer de façon uniforme et régulière. Alors que seulement une couche relativement mince de travailleurs parviennent aux conclusions socialistes par la discussion et la lecture, l’immense majorité n’y parviendra que par une expérience durement acquise à travers des luttes, avec ce que cela comporte de victoires et de défaites. C’est un processus d’autant plus pénible que les directions nationales des partis de gauche et des formations syndicales ont eux-mêmes rompus avec les idées du socialisme.
Où en sommes-nous ? L’examen des étapes marquantes de l’histoire récente de la France permet de discerner très nettement un mouvement général vers une confrontation majeure entre les classes sociales similaire à celle qui s’est produite en 1968.
En 1993, les partis de droite ont obtenu une forte majorité à l’Assemblée nationale. La réaction semblait triompher sur toute la ligne. Mais une élection n’est jamais qu’une photographie de l’humeur de la population à un moment donné de l’histoire. A la fin de 1995, la France a été ébranlée de fond en comble par une énorme mobilisation sociale et le plus grand mouvement de grève depuis 1968 ! Cette grève marque un tournant majeur dans l’histoire sociale et politique récente de la France. Faute de dirigeants syndicaux dignes, elle ne s’est pas étendue au secteur privé et n’a pas obtenu des résultats à la hauteur de ses possibilités. N’empêche que cette grève a eu un impact très important, voir déterminant, sur le cours ultérieur des événements.
La grève a porté un coup terrible à la cohésion morale et politique des partis de droite, un coup dont ils ne se sont toujours pas remis jusqu’à ce jour. Les conflits latents entre les partis et entre les diverses fractions de droite ont éclaté au grand jour, créant une situation de guerre ouverte, de crises et de scissions en série, dans le RPR, dans l’UDF et dans le Front National. La cause fondamentale de la pagaille à droite réside dans l’échec du gouvernement Juppé devant la puissance du mouvement social. Toutes les composantes de la droite sont hantées par le fait que la dernière tentative d’imposer leur programme a mené quasi immédiatement à une grève générale de plusieurs millions de salariés ! Il y a là, en effet, de quoi les démoraliser durablement !
Les dirigeants du PS et du PCF n’avaient joué aucun rôle dans les événements de 1995. Et pourtant, la gauche a gagné les législatives de 1997. Cette victoire était le prolongement sur le plan politique des mouvements sociaux de 1995. Dans des circonstances normales, les capitalistes préfèreraient voir leurs représentants directs au pouvoir, mais après les sueurs froides de 1995, une partie de la classe dirigeante accueillit la victoire de la gauche avec un certain soulagement, pensant que la gauche pouvait freiner les mouvements sociaux et faire passer des contre-réformes plus facilement que la droite.
Dès son premier jour au pouvoir, le gouvernement de Lionel Jospin a été soumis à des pressions contradictoires et, en dernière analyse, inconciliables. De par leurs instincts et convictions, leur niveau de vie, leurs attaches avec le monde des affaires, et toute leur persona politique, les membres du gouvernement ne se distinguent nullement des Blair et des Schröder de ce monde. Cependant, puisque Jospin était porté au pouvoir sur les épaules d’une immense vague de contestation sociale, il pouvait difficilement afficher sa démarche pro-capitaliste aussi hardiment que ses homologues britanniques ou allemands. D’où l’idée que Jospin représente “l’aile gauche” de l’Internationale Socialiste. (De toute façon, être “à gauche” par rapport à Tony Blair n’est pas vraiment un exploit !).
La loi sur les 35 heures traduit bien le dilemme d’un gouvernement pris entre le marteau et l’enclume. Cette loi était une tentative de combiner des éléments de réforme (la diminution du temps de travail) à des éléments de contre-réforme (le versement de plus de cent milliards de francs au patronat et la suppression de nombreuses sauvegardes contre la précarité). De la même façon, la loi sur la couverture médicale universelle (CMU) ouvre la porte aux assurances privées. Malgré un certain nombre de réformes positives, l’orientation générale du gouvernement Jospin a été de poursuivre le programme de privatisations et de contre-réformes qui avait mené Juppé à l’échec.
Les travailleurs sont naturellement très loyaux envers les organisations traditionnelles que sont le PS et le PCF, ce qui les amène parfois à accepter des dirigeants de ces organisations ce qu’ils n’accepteraient jamais de la droite. La démarche de Jospin consiste précisément à exploiter cette loyauté pour privatiser et “déréglémenter” dans l’intérêt des capitalistes. Mais la crise gouvernementale du mois de mars prouve que cette loyauté a aussi ses limites. Dans un contexte de généralisation des conflits sociaux, les grèves des enseignants et du Trésor Public ont infligé une défaite cinglante au gouvernement, obligeant Jospin à faire marche arrière.
Après ces déboires, il est possible, surtout avec les élections législatives et présidentielles à l’horizon, que Jospin, jeté sur la défensive par l’ampleur de la contestation, tentera désormais de calmer le jeu. Sa façon extrêmement prudente de présenter la réforme des retraites n’avait rien d’accidentelle, et les mauvais résultats des élections partielles auront sans doute retenu toute son attention. Mais d’un autre côté, le gouvernement sera soumis à de fortes pressions de la part des industriels et des banquiers, pour qu’il adopte une politique encore plus conforme à leurs intérêts. A force de vouloir concilier l’inconciliable, le gouvernement finira par se discréditer des deux côtés, ouvrant de nouvelles possibilités électorales à la droite.
Quoiqu’il en soit, les départs d’Allègre et de Sautter seront à juste titre interprétés comme une victoire de l’action syndicale, ce qui contribuera à renforcer encore plus le moral et la combativité des salariés en général, qui font face à une dégradation sensible de leurs conditions de travail et de rémunération. La croissance économique, la hausse des recettes fiscales, des profits et des cours boursiers, rendent encore plus insupportables les pressions subies par les salariés.
Il est impossible, naturellement, de dire ce que sera le cours exact des événements dans les mois et les années à venir. On peut seulement identifier les tendances principales. Les conditions de vie et de travail de la vaste majorité de la population deviendront de plus en plus précaires. Si ceci a été le cas même dans un contexte de reprise économique, alors que se passera-t-il lorsque la croissance s’essoufflera ? La reprise pourrait même connaître une interruption brutale en cas de “krach” boursier aux États-Unis, ce qui est loin d’être exclu. De ce point de vue, la grève de 1995, malgré toute sa grandeur, n’a rien résolu. Les problèmes de société persistent et s’aggravent. La conséquence la plus importante de la grève était le renforcement de la confiance et de la combativité des travailleurs et des jeunes, un élément qui s’est fait sentir au cours de ces dernières années. En dehors des secteurs traditionnellement habitués aux grèves, de nombreuses catégories de salariés autrefois inertes se sont mises en mouvement.
Ces différents éléments indiquent clairement que la grève générale 1995 ne peut être considérée que comme le prélude à une nouvelle et plus grande mobilisation sociale à venir. Schématiquement, on peut dire que la grève de 1995 est à ce futur mouvement ce que la grande grève de 1963 était à celle de 1968, à cette différence près que le contexte social et économique actuel est beaucoup plus grave que celui de 1968, lequel se situait au milieu de la longue période de plein emploi et de croissance économique qui s’est étendue de 1945 à 1974.
Contrairement à ce que les médias prétendent, les travailleurs ne se laissent pas aller à la grève facilement. Ils ne le font que lorsqu’ils jugent que la situation est devenue absolument intolérable. Les nombreux mouvements sociaux de ces derniers mois témoignent justement d’une exaspération très largement ressentie par les travailleurs du public et du privé. L’expérience particulièrement riche de ces dernières années constitue une grande école politique collective.
Dans les conditions actuelles, après plus de trente ans de développement économique qui ont renforcé encore plus le poids social du salariat, une nouvelle grève générale comme celle de 1968 serait d’une puissance absolument colossale qui mettrait le socialisme immédiatement à l’ordre du jour. Quelles que soient les revendications du mouvement dans ses phases initiales, il créerait au cours de son développement une situation où les capitalistes, les institutions financières, le gouvernement et tous les agencements de la société “officielle” seraient, pour ainsi dire, suspendus en plein air.
De par sa nature même, une grève générale illimitée implique que ceux qui y participent s’attribuent par degrés les fonctions et les responsabilités exercées jusqu’alors par l’État. Comme en 1968, une situation de “double pouvoir” se développera. Deux “États” existeront côte à côte, l’un composé des vestiges de l’ancien appareil gouvernemental, paralysé par la grève et largement dépourvu de moyens d’action, et l’autre sous la forme de l’État “embryonnaire” du salariat. Le succès du mouvement dépendra de la capacité du second à s’imposer face au premier. Telle est la perspective qui se dessine pour la France dans la période à venir.
L’avènement d’une grève générale posera de façon concrète et immédiate la question du pouvoir économique et politique. En 1968, la direction du Parti Communiste a trahi le mouvement en acceptant de démanteler la grève en échange d’un certain nombre de réformes. Sans nier l’importance de ces concessions, elles n’étaient rien à côté de l’opportunité historique présentée par la grève d’en finir avec le capitalisme une bonne fois pour toutes. Les travailleurs de France détenaient le pouvoir entre leur mains pendant toute la durée de la grève, et c’est ce pouvoir, faute d’avoir été consolidé et officialisé par les dirigeants du mouvement ouvrier, qui a été rendu aux capitalistes. Rien d’étonnant à ce que le déclin du PCF, de loin le plus grand parti de gauche au moment des faits, remonte justement à 1968.
Si l’ampleur et l’élan d’une prochaine grève générale pourrait bien dépasser celle de 1968, le problème de la direction du mouvement demeure toujours d’actualité, à cette différence près qu’il est encore plus grave aujourd’hui que dans le passé. Autrefois, on pouvait reprocher aux dirigeants sociaux-démocrates et communistes de ne parler du socialisme que les jours de fête. Aujourd’hui, ils n’en parlent plus du tout. Le socialisme a été jeté aux orties par les dirigeants des deux partis. Robert Hue insiste lourdement sur son attachement à “l’économie de marché”, cet euphémisme pour “capitalisme”, et Messieurs les ministres communistes assument avec fierté les privatisations et autres contre-réformes. Quant aux dirigeants socialistes, le soutien au capitalisme et la recherche de la rentabilité sont devenus l’alpha et l’oméga de leur credo politique. Dans ces conditions, comme l’a déjà montré l’expérience de 1995, tout mouvement social significatif se heurtera inévitablement au conservatisme des appareils syndicaux et politiques, qui chercheront par tous les moyens à limiter l’ampleur du mouvement.
Mais là encore, la maturité grandissante du mouvement social s’exprime dans le fait que les directions syndicales n’arrivent plus à freiner les mobilisations avec la même aisance qu’autrefois. En dernière analyse, cependant, la question du programme et de la direction du mouvement s’avèrera être d’une importance décisive.
Alors que faire ? Pour La Riposte, il est urgent de regrouper le plus grand nombre possible de syndicalistes, de socialistes, de communistes, de jeunes militants dans les écoles et les universités, sur la base d’un programme socialiste authentique, afin de développer une alternative politique aux adeptes de “l’économie de marché” qui se trouvent actuellement à la direction de nos organisations. Cette démarche n’a strictement rien à voir avec les gambades des différentes organisations de “l’extrême gauche”, qui se limitent à donner des leçons de l’extérieur en attendant la prochaine opportunité d’organiser une scission “révolutionnaire”.
A l’opposé de ces démarches désastreuses, La Riposte travaille dans le sens d’un renforcement des organisations syndicales et des partis de gauche, prône la plus grande union dans l’action entre ces organisations, et cherche à clarifier les questions de programme et de stratégie qui se posent, par le biais d’une discussion constructive et fraternelle. De cette façon il sera possible de jeter les bases d’un programme qui pourra un jour mettre fin à un système qui a largement fait son temps. Une France Socialiste ne resterait pas isolée. Elle s’attirerait la sympathie et le soutien actif des travailleurs de l’Europe et du monde entier, ouvrant la voie à une fédération socialiste internationale. Voilà la seule réponse réelle à l’horreur du capitalisme.
Greg Oxley